mercredi 5 décembre 2018

Le libre-esprit, ancêtre de la non-dualité en Occident ?


Le mystique flamand Ruysbroeck, au XIVe siècle, décrit dans ses œuvres les Frères et Sœurs du Libre-esprit. Il les condamne, mais en même temps il reprend leur enseignement radical de liberté intérieure. Il leur reproche de manquer de cœur (accusation invérifiable et habituelle de la part de l'Eglise) et de ne pas obéir à l'Eglise (un défaut, vraiment ?). On peut supposer qu'il fait cela pour échapper à l'accusation d'hérésie. Nombreux furent les adeptes du Libre-esprit noyés dans le Rhin. Les autres furent traqués dans toute l'Europe. On comprend qu'il fallait prendre des précautions. Ruysbroeck fait la même chose avec Maître Eckhart, ce Dominicain qui avait lui aussi repris le Libre-esprit, en s'inspirant de la grande mystique Hadewij d'Anvers. Ruysboeck le traite de suppôt de Satan pour se couvrir, puis il reprend ses idées ici et là.


En tous les cas, voici un passage qui décrit cet enseignement d'une actualité incroyable :

"Ils sont dégagés des images de toute chose, 
se trouvent dans la nu-nature, 
sans grâce ni vertu [=ils défient le pouvoir de l'Eglise officielle], 
recueillis au-delà de la raison, 
dans leur essence propre où ils éprouvent désœuvrement, repos et nudité dégagée des images...
Certains disent que leur âme a été créée de la substance de Dieu, 
et qu'après leur mort ils seront les mêmes qu'ils étaient auparavant [= du pur Eckhart]. 
Comme lorsque quelqu'un puise un seau d'eau à une source et reverse ensuite l'eau dans la source, 
l'eau est identique à ce qu'elle était auparavant...
Selon eux, celui qui pourrait traverser le ciel entier n'y trouverait aucune différence entre les anges, les âmes, les rangs, la gloire et la récompense de chacun. 
Car il leur semble qu'il n'y a là rien d'autre qu'une seule essence simple et bienheureuse, sans œuvres. 
Ils ajoutent qu'après la fin du monde, les méchants comme les bons, et Dieu lui-même, 
nous serons tous l'essence de Dieu, 
vide et sans œuvres, pour l'éternité [=Ruysbroeck, béatifié par l'Eglise admet tout cela plus loin !]."

(Les Douze béguines, pp. 65-66, trad. A. Louf)

Plus loin il donne la parole à un adepte :

"Lorsque je me tenais dans mon fond, 
dans mon essence éternelle, 
je n'avais pas de Dieu. 
Ce que j'étais, je le voulais,
et ce que je voulais, je l'étais.
Je suis sorti dans l'existence de par ma libre volonté.
Si je l'avais voulu, 
je n'aurais pas existé 
et je n'aurais pas été créature.
Car Dieu ne sait, ni ne veut, ni ne peut rien sans moi 
[=sans mon essence qui est l'essence de tout].
Car je me suis créé moi-même et toute chose avec Dieu.
A ma main sont suspendus le ciel, la terre et toutes les créatures.
Tout l'honneur rendu à Dieu,
m'est rendu à moi.
Car, dans mon essence,
je suis Dieu par nature.
Je n'espère pas en Dieu et je ne l'aime pas,
de même que je n'ai ni confiance ni foi en lui,
et que je ne puis ni le prier ni l'adorer.
Car je ne lui donne ni honneur ni position privilégiée.
Car il n'y a aucune distinction en Dieu : ni Père, ni Fils, ni Saint Esprit.
Il n'y a rien d'autre qu'un seul Dieu,
avec lequel je suis un,
le même un identique à ce qu'il est.
Avec lui j'ai créé toute chose,
et sans moi rein n'existe." 

(p.67)

Bien sûr, cela n'empêche pas les Frères et Sœurs du Libre-esprit d'adorer et d'aimer. Les poèmes de Hadewij ou encore le Grain de moutarde, ce chef-d'oeuvre du Libre-esprit, suffisent à prouver que la Trinité était intégrée, mais dépassée. Du reste, c'est aussi l'enseignement de Ruysbroeck et de Maître Eckhart. Au-dessus de l'un-dans-le-multiple, il y a l'un simple.
Un enseignement magnifique et parfaitement actuel.


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