mercredi 5 décembre 2018

Yoga pour les bébés



Je retrouve un article que j'avais écrit sur le yoga et les bébés :

C'est officiel : le nombre de naissances est en augmentation. Les cours de yogas pour futures mamans aussi. Les maîtres des yogas modernes ont écrit sur le sujet à partir de leur expérience.

Mais que disent les traditions du yoga sur les bébés ?

Les textes les mieux connus, comme la Lampe du Yoga du Soleil et de la Lune (Haṭhayogapradīpikā) sont muets sur la question. Il est vrai que le but de l'adepte de ces traditions tantriques n'est pas de procréer, mais de devenir immortel. Pour y parvenir, il ne faut pas avoir d'enfant. Car avoir un enfant suppose de perdre sa précieuse semence. Or le sperme est, aux yeux de ces alchimistes du corps l'essence même de la vitalité. Leur but est de remplacer leur sang (féminin, dévorant et solaire) par du sperme (masculin, nourricier et lunaire). Certaines histoires de yogīs racontent comment, blessés par une épée, une sorte de yaourt s’écoule de leur blessure… Il existe même des exercices en cas de perte accidentelle de semence ! Comme les Shadoks, l’adepte doit s’entraîner à pomper le liquide « perdu » dans le vagin de sa partenaire. Ce genre de pratique est toujours vivante en Inde (au Bengale) comme dans certains courants du bouddhisme tibétain (par exemple dans le cycle de Réchungpa, un disciple du célèbre Milarépa).

Mais revenons en arrière. A l’époque des Védas, textes sacrés les plus anciens de l’Inde. La conception du bébé y fait l’objet de nombreuses spéculations. Pour avoir un fils (car élever une fille « c’est arroser le jardin de son voisin », donc peine perdue), il faut faire des rituels. Respecter le moment, le lieu et la configuration astrale. Aujourd’hui encore, on trouve sur n’importe quel quai de gare des petits manuels remplis de conseils sur les recettes pour avoir un fils et éviter les filles en recourant à des trucs justifiés par l’astrologie. Ce genre de préoccupation concerne aussi les adeptes de la connaissance du Soi dans les textes dédiés à cette recherche, les Upaniṣads. A la fin de la plus ancienne, on trouve des conseils très concrets à cet effet. L’époux doit convoquer sa femme dans sa chambre. Puis réciter des versets pour signifier qu’il est le prêtre, son sperme est la substance sacrificielle et la femme est comme le feu où l’on verse l’oblation. Cela ressemble au tantrisme, mais la femme reste un objet. En effet, si sa compagne se refuse, l’homme peut employer un bâton pour lui faire changer d’avis. De plus, pour avoir un fils excellent il faut au préalable manger du riz avec du bœuf, comme quoi les prêtres hindous (brahmanes) ne furent pas toujours végétariens et la vache, pour être sacrée… n’en fût pas moins mangée !

Dans ces conditions, l’on se demande ce que l’Inde pourrait avoir à offrir aux couples d’aujourd’hui. Pour trouver des choses plus positives sur la procréation et la gestation, il faut se tourner vers des traditions plus récentes, à savoir la médecine traditionnelle (āyurveda) et le tantrisme.
A suivre…


La médecine indienne ou « science de la longue vie » (āyurveda) est aujourd’hui presque aussi populaire que le yoga. Dans l’Inde ancienne, de même que la grammaire sanskrite et la logique sont censés purifier la parole et l’esprit, la médecine purifie le corps. Le principe de cette science est que la santé est « l’état naturel » (svastha) ou « normal » du corps et de l’esprit. Ainsi, un bébé « normal » naît avec un esprit limpide et un corps vigoureux. S’il y a un problème, il faut en chercher les raisons chez le père ou la mère. Leur nutrition et leurs états mentaux sont en effet déterminants. Ainsi le sexe de l’enfant est décidé par la prédominance de la semence du père ou de la mère.

Aujourd’hui encore, les Indiens conçoivent les rapports de couple comme une sorte de lutte pour la domination. A la fin d’un mariage, parmi les « jeux » proposés au jeunes mariés, il y a celui qui consiste à attraper avec la bouche une pièce d’argent dans un plat remplis d’eau : le vainqueur sera dominant dans le couple. Plus tard, avoir un fils indique la virilité de l’homme. Mais s’il n’a que des filles, c’est qu’il est en quelque sorte impuissant. Ce « symptôme » fait alors parie de ce que l’on nomme les « maladies cachées » (car inavouables) traitées par toutes sortes de médecins, allopathiques ou âyurvédiques.  L’āyurveda a certes une approche plus objective et plus positive du rôle de la femme, ainsi que du statut de l’enfant. Cependant, les préjugés ont la vie dure. Ainsi les états de l’Inde les plus riches sont aussi ceux où l’on élimine le plus de fœtus de filles. Des villages entiers sont privés de femmes.

Mais qu’est-ce que la femme en Inde ? Il est impossible de comprendre ce qu’est un bébé en Inde si l’on ne sait pas ce que représente une femme.  En bref, la femme est puissance (śakti). Or, la puissance est ambivalente : tout le monde la désire sous une forme ou une autre, mais malheur à qui ne sait s’en servir correctement ! De plus, la puissance s’oppose à la pureté. Elle représente donc une menace pour la réputation sociale. L’idéal est d’afficher la pureté en public, tout en cultivant la puissance en privé, puissance qui entretient alors le feu domestique et qui permet d’engendrer une descendance masculine. Sans fils, il est difficile d’aller au paradis. Les traités hindous de morale (dharma) sont unanimes pour dire qu’une femme ne doit jamais être indépendante. Son espace est l’espace domestique. Elle est indispensable, mais sa puissance doit être contenue dans un enclot.

Le nec plus ultra est de dompter la femme intérieure, celle qui ne risque pas de s’échapper à l’extérieur ! Mais là encore, cela ne va pas sans risque, car cette épouse intérieure n’est autre que la puissance du désir sexuel qui gît tel un second soleil dans le bas ventre (kuṇḍaliṇī). Gare à ceux qui ne savent pas la contrôler ! Car ce feu fait alors fondre la « lune » de leur cerveau, substance précieuse qui finit par s’échapper sous forme de sperme. Voilà pourquoi les Indiens admirent tant les célibataires : à leurs yeux, c’est un signe de force et un gage de longue vie.

La femme est donc à la fois indispensable et dangereuse. L’auteur de l’un des plus anciens traités d’āyurveda, la Carakasaṃhitā (c. 200 ap. J.-C.), souligne également le lien étroit entre l’âme de la mère et celui de l’enfant. C’est la « théorie des deux cœurs », reliés par le cordon ombilical. On peut deviner les désirs du fœtus en observant ceux de la mère. Messagère du bébé, la mère doit donc être bien traité, de même que, plus tard, la partenaire féminine des rites tantriques sera considérée comme une messagère potentielle des yoginīs, sorte de fées capables de faire don de pouvoirs surnaturels et de l’immortalité.

La médecine âyurvedique décrit en détail les conditions d’une bonne procréation, examine plusieurs théories rivales, expose le développement de l’embryon et les risques que tout ceci comporte jusqu’à la naissance.

Mais l’intérêt de l’āyurveda pour une femme d’aujourd’hui ne réside pas là. Le plus intéressant, à mon sens, sont les nombreuses techniques de massage, souvent avec de l’huile, pour le bébé et la mère, avant et après l’accouchement.

Malgré l’image ambiguë de la femme, le bébé est bien considéré en Inde. Il incarne souvent l’innocence et la force vitale à son comble. De même le statut de mère est généralement valorisé.

La première religion à vraiment donner de l’importance à la maternité est le bouddhisme. A l’origine, le Bouddha est assez misogyne : il prédit que la création d’un ordre de nonnes bouddhistes va accélérer le déclin du bouddhisme !
Mais au début de notre ère (à l’époque de la rédaction des grands traités de médecine âyurvédique), apparaît une nouvelle forme de bouddhisme, dite « universelle » (mahāyana). Elle valorise les activités des laïques engagés dans le monde au nom d’un idéal de compassion sans limites. 

Ainsi, l’être qui aspire à mener tous les êtres vers l’Eveil doit également désirer les aider de toutes les façons. Il doit donc désirer. Le désir redevient une voie vers l’Eveil. Un Bouddha peut se manifester comme femme. Il peut même oublier sa chasteté pour calmer ses tourments... Mais surtout, l’amour maternel devient le modèle à suivre pour développer une compassion illimitée. Une nouvelle série de texte apparaît, centré sur la « Sagesse transcendante », conçue comme mère de tous les Bouddhas. Des Bouddhas féminins deviennent populaires, comme Târâ, la Salvatrice. Ensuite apparaissent les textes sur la « nature de Bouddha ». Nous sommes tous des bébés-bouddhas, des éveillés en gestation. Cette image va refaçonner  en profondeur la vision indienne du bébé, tant mâle que femelle.
Mais ces tendances ne vont réellement s’épanouir qu’à partir du VIIème siècle, avec le tantrisme…

Le tantrisme, c'est le mouvement religieux qui a donné naissance au paysage religieux de l'Inde classique, à partir du IVème siècle. S'affirmant dans toutes les grandes religions alors présentes (shivaïsme et bouddhisme principalement), il repose sur plusieurs idées nouvelles : on peut parvenir à la délivrance du cycle des renaissances par un rituel d'initiation. On peut à la fois jouir des plaisirs de ce monde et être délivré de toute renaissance future. Après la mort, on renaît alors dans un monde divin qui, contrairement à ce qui se passe chez les humains ou même dans les paradis ordinaires des dieux, ne débouche pas sur une nouvelle transmigration, mais sur un bonheur éternel et inimaginable.

Un courant en particulier va développer ces idées : le kaula. Selon cette tradition shivaïte (révélée par Shiva donc), le corps est l'univers en modèle réduit, de même que l'univers est le grand corps du Shiva. Toute l'attention se focalise donc sur le corps, qui apparaît comme le sanctuaire sacré par excellence. D'où l'abandon des rituels, des pèlerinages extérieurs, de l'ascèse (privations pour acquérir un pouvoir surnaturel), de l'opposition entre pur et impur (dans le brahmanisme, est considéré comme impur tout ce qui vient du corps). Autrement dit, la sexualité, et donc la reproduction, deviennent des manifestations d'une activité divine. Celui qui ignore cela vit dans les dilemmes, perclus de doutes et de remords, alors que le kaula enseigne à reconnaître dans le corps une manifestation du divin, suggèrant par là une manière possible de le célébrer.

C'est donc tout naturellement que le kaula considère la conception d'un enfant comme un acte sacré. Si les parents sont des adeptes du kaula, identifiés à Shiva et à la déesse, leur enfant aura toutes les chances d'être exceptionnel par son intelligence et son amour des choses divines. Abhinavagupta, le grand maître du shivaïsme du Cachemire (c. 1000) était considéré comme un "fils de la yoginî", car sa mère était une grande adepte du yoga kaula. Ses dévots expliquaient de cette manière son intelligence extraordinaire et sa dévotion naturelle envers les enseignements kaula qui privilégient le corps, au-delà de tout puritanisme.

Selon le kaula, l'union sexuelle est le rituel primordial à la base de tous les autres. Ceci veut simplement dire que tout est engendré à chaque instant par l'union de Shiva et de la déesse. Le couple qui s'unit ne fait que refléter cette union de la conscience et des choses. De plus, la conscience, toujours divine, est félicité et bien-être. Tout ce qui procure du plaisir est donc une voie potentielle vers la reconnaissance du divin.
En vérité, cette union du dieu et de la déesse se produit à chaque instant, à l'occasion de chaque nouvelle expérience. Quand je vois un arbre, par exemple, l'arbre est Shiva, et la perception qui le fait vivre est la déesse. Ainsi, chacun de nous est l'être divin, infini, qui choisi librement de s'incarner dans un corps pour s'explorer les innombrables aspects de son corps infini.

Avoir un bébé est donc une autre manière de vivre cette gestation de l'univers infini en soi. Et la tradition kaula affirme que c'est le privilège de la femme. L'homme est certes doué de conscience. A ce titre, il possède le pouvoir créateur de Shiva. Mais seule la femme peut créer un autre être humain. L'homme, en revanche, peut se consoler par l'art ou la philosophie. Un traité tardif du shivaïsme du Cachemire est tout entier consacré à ces questions. Cette Enquête sur la naissance et la mort (Janmamaranavicâra) est une compilation de citations de tantras qui confirme la vision sacrée de la gestation. Chaque étape est une étape de l'œuvre divine, cosmique. L'alchimie du couple éternel se poursuit durant toute la vie et s'achève avec la mort, retour de l'individu en sa source intemporelle, avant de nouvelles vagues d'individualités. Cette perspective grandiose nous réconcilie avec la mort en reconnaissant le sacré dans la vie, et ceci dès la conception de l'enfant.

Le tantrisme bouddhique, inspiré par le tantrisme de Shiva, reprend toutes ces intuitions. Ainsi le tantra le plus tardif, celui de la Roue du temps (Kâlacakra), compare les étapes de la gestation de l'embryon aux différentes incarnations du dieu Vishnou et aux différentes phases des cycles cosmiques. Grâce au yoga, il devient possible de reconnaître peu à peu la nature divine de la "roue du temps", temps de la gestation, de la naissance et de la mort. Le samsâra lui-même devient nirvâna. Chaque respiration est un enfantement et une mort, un cycle complet.

Dans la tradition la plus achevée du bouddhisme, la Grande complétude (dzogchen), il n'est même plus besoin de pratiquer un yoga complexe pour cultiver cette intuition : les différents aspects de la vie sont depuis toujours les manifestations parfaites de notre vraie nature, comme en témoigne les deux extraits suivants.

Le Tantra Qui Réduit les Discours en Poussière ("Drathelgyour") dit :

"De plus, si l'on considère la condition, (humaine, l'on s'apercevra) qu'il n'y a pas un seul être ordinaire qui ne soit déjà un Bouddha.
Parce que leur nature est celle de la connaissance originelle qui surgit spontanément, le samsâra n'a jamais été une entité avérée.
Par conséquent, chaque (être ordinaire) est naturellement un Bouddha.

Quand on prend conscience de ce que signifie réellement "naître" (d'une femme, on réalise que) demeurer dans le ventre (de la femme), c'est la Sphère de la Réalité.
La conjonction d'un corps et d'un esprit, c'est la conjonction entre la Sphère (de la Réalité) et la (pure) conscience. Etre dans un corps, c'est être les Trois Corps (d'un Bouddha).
Le vieillissement, c'est l'effondrement des phénomènes (illusoires suscités par les actes passés) et la fin des apparences nées de l'égarement.
La maladie, c'est l'expérience directe de la vraie nature des phénomènes.
Et la mort, c'est la vacuité indéfinissable.

Par conséquent, les êtres ordinaires sont des Bouddhas."
 

De même, on lit dans le Tantra de la Guirlande de Perles :

"Il n'y a pas libération grâce aux efforts.
Bien plutôt, on est éternellement libéré.

Parce qu'ils sont l'union de la Sagesse et de la Méthode, les causes (de notre existence ordinaire) - notre mère et notre père - sont purs.
L'impulsion en forme de désir (qui débouche sur la naissance) est la connaissance d'un Bouddha, consciente d'elle-même est parfaitement bienheureuse.
L'ovule et le sperme, causés par les Cinq Eléments, sont le surgissement des apparences dans l'espace de la vacuité.
La bienheureuse union d'un couple est la Sagesse intellectuelle (prajnâ) qui nait de la Méthode.
L'entrée (de l'esprit transmigrant) dans l'embryon, c'est, depuis le Fond (commun à tous les phénomènes), la venue au plein jour de la conscience de soi.
Les sept premières semaines sont l'épanouissement de la Réalisation.
En dix mois, les (dix) Terres (qui mènent au plein Eveil) sont traversées.
La naissance est le Corps d'Emanation (tülkou).
La croissance corporelle est le Champs pur du Fond.
L'existence corporelle est le Fond.
La vieillesse est la disparition de l'égarement.
La maladie est la Réalisation en toute certitude.
La mort est la délivrance au sein de la vacuité des phénomènes.

De sorte que, sans efforts et éternellement, dans leur incarnation, les êtres ordinaires sont des Bouddhas."

Comme dit Abhinava Goupta, il suffit de reconnaître chaque instant comme la naissance de l'univers en nous. Mieux encore, chaque pensée, chaque émotion, chaque perception le jeu dans lequel l'absolu, quelque soit le nom qu'on lui donne, joue à s'engendrer lui-même. Comme un enfant contemple une fresque extraordinaire, apprenons à goûter chaque couleur, chaque son comme la gestation, la naissance et la mort des enfants du couple divin.

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