samedi 16 février 2019

Une distraction peut-elle approfondir ma méditation ?



D'ordinaire, la distraction est présentée comme un obstacle à la méditation. Quand on médite, on cherche un lieu sans distraction (bruits, mouvements, lumières...)., on reste immobile, le regard fixe ou les yeux fermés.

Il est vrai que la distraction est, avec la torpeur, le principal obstacle à une méditation continue.

Pourtant, dans plusieurs traditions non-duelles, la distraction est présentée comme une manière d'approfondir l'état de méditation.

Comment cela est-il possible ?

Il y a plusieurs manières d'envisager la méditation.
D'ordinaire, la méditation est un état ou l'attention est concentrée sur un objet. C'est la définition classique du samâdhi. Dans ce cas, la distraction est le fait pour l'attention de quitter son objet, par exemple la sensation du souffle dans les narines. La méditation est alors interrompue par la distraction et elle reprend quand l'attention revient sur l'objet.

Mais il existe une autre définition de la méditation. Dans les approches non-duelles tantriques (shivaïsme du Cachemire, Mahâmudrâ, dzogchen), la méditation ou le samâdhi est l'état ou la conscience est éveillée à elle-même, au-delà du mental et de tout objet. Dans ce cas, ce qui se passe au niveau des objets (c'est-à-dire à peu près tout) n'aide ni ne gène la méditation. La conscience transcende tout. Un des signes que l'on est dans cet état est que cette Présence continue même s'il y a du bruit ou de l'agitation, que ce soit au dehors ou au dedans.

Adeu Rinpotché définissait ainsi cet état : 

"La conscience éveillée (rigpa en tibétain) peut être décrite comme une inébranlable conscience de soi. Avoir conscience de notre essence vide, éveillée et consciente d'elle-même : la conscience éveillée se reconnaît ainsi. Ne pas quitter cet état pourrait être appelé 'le samâdhi de la conscience éveillée'. C'est très différent du sens usuel des mots samâdhi ou shamatha. Dans son acception ordinaire, samâdhi désigne la concentration... La conscience éveillée est bien différente d'un état de concentration calme..."

(Freedom in Bondage, p. 39)

La méditation consiste, pour la conscience (maîtresse de l'attention), à ne pas être distraite d'elle-même. Ca n'est pas un état de concentration, de focalisation de l'attention sur un objet, car, comme je l'ai expliqué à maintes reprises, la conscience n'est pas un objet : elle est la "lumière" qui éclaire les objets. Quand on parle de "présence" ou de "conscience" éveillée, on ne parle donc pas de concentration, mais d'un retournement de l'attention, d'une reconnaissance de la conscience par elle-même. 

Concrètement, cela correspond aussi à un élargissement du champ de l'attention. Car la conscience éveillée, c'est simplement une attention totalement ouverte, défocalisée, sans saisie aucune, sans concentration sur un objet quelconque. La conscience éveillée (ou Présence) est l'attention détendue, panoramique. La concentration ou attention focalisée, une une conscience contractée. Dans tous les cas, il s'agit de différents états d'une même lumière.

Mais alors, en quoi une distraction pourrait-elle approfondir un tel état de conscience éveillée, c'est-à-dire délivrée de toute saisie ?

Eh bien, dans l'expérience concrète de la méditation non-duelle, cet état commence souvent en pointant l'espace entre deux pensées. Ou en retournant l'attention vers sa source.

Mais cet état, cette expérience, est rapidement recouverte d'objets subtils. Par exemple, si l'on décrit l'état de conscience éveillée comme un parfait silence intérieur, alors on dira qu'une sorte de "bruit blanc" vient peu à peu s'insinuer dans ce silence. Sans parler même d'une pensée bien formulée, il y a comme des murmures qui se font entendre. Mais comme c'est très graduel, on n'en prend pas conscience. L'état de conscience éveillée redevient mental et on ne progresse pas. Ou alors, on (=la conscience) s'attache à quelque chose, elle se rendort, elle n'est plus "éveillée".

Que se passe-t-il alors ? La conscience n'est plus consciente d'elle-même, ouverte et libre. Elle se focalise à nouveau sur un objet, fut-il subtil. Car l'état mental, inconscient, où la conscience saisit sans cesse des objets (comme un singe qui saute de branche en branche), est une succession d'états de concentration. "Saisie" et "concentration" sont synonymes. A chaque fois, il s'agit du même acte d'attention qui s'empare d'un objet. Seul l'objet et la durée de la concentration varient. Comme dit le Commentaire des Yoga-sûtras (un passage sur lequel j'avais déjà écrit) "tous les états mentaux sont des états de concentration" (sârva-bhaumah samâdhih, de mémoire). 

Donc en clair, quand vous pratiquez la méditation de concentration classique (y-compris la Pleine Conscience), vous êtes dans le même état mental quand dans la vie quotidienne. La seule différence est que les moments de concentration sont probablement plus long durant la pratique de cette méditation de concentration.

Or,j cette habitude de concentrer (=de saisir) l'attention, la conscience, est si profondément ancrée, qu'elle reprend le dessus, même dans la méditation non-duelle. D'une conscience éveillée, c'est-à-dire d'une attention retournée, ouverte, on passe subrepticement à une concentration sur un objet, fut-il subtil.

C'est là qu'intervient la distraction. Si je suis dans cet état de concentration subtile, en prenant ou non cet état pour un état de conscience éveillée, alors si, à cet instant, une porte claque, le flot de cette concentration est interrompu. Et la conscience nue est... mise à nue. Une conscience sans objet, délivrée de l'objet, dé-saisie de l'objet, déprise de l'objet. Cette distraction est donc salutaire. En détruisant la concentration, elle offre à la conscience l'occasion de se réveillée, de revenir à l'état de conscience éveillée.

C'est pourquoi la tradition dzogchen conseille de "casser" encore et encore la méditation, afin de dépouiller la conscience de tous ses oripeaux, fut-ce ceux de la concentration. Evidemment, il est bon de se concentrer, c'est-à-dire de passer d'une conscience qui saute de branches en branches à une conscience qui s'accroche à une seule branche. Mais ensuite, il faut lâcher la branche. D'où les claques et les coups de bâton du zen, les cris explosifs et ainsi de suite. 

Quand on est dans un état de concentration stable et que l'on a déjà reconnu la conscience, notre "vrai visage" au-delà du mental, alors une porte qui claque est une bénédiction. Ou n'importe quelle autre interruption. Mais plus c'est net et fort, plus la conscience sera mise à nu, comme un ciel après l'orage. 

Dans le shivaïsme du Cachemire, de même, on conseille de méditer cet instant ou la conscience concentrée (=contractée) est soudain distraite, arrachée à son objet. Là aussi, j'ai déjà traduit et expliqué le passage concerné dans le Poème sur la vibration.

Voici un verset de cette tradition qui invite à méditer l'état de surprise :

Plonge dans la surprise,
cette surprise dont
les êtres vivants font l'expérience.
Médite-là sans interruption,
et gagne la plénitude.

Tantra de la félicité suprême, XXIV, 119

Pratiquer dans cette approche, c'est se familiariser avec l'attitude de Bhaïrava, yeux et bouches grands ouverts, comme dans une expression béate de surprise. On trouve les mêmes conseils dans le dzogchen. Et alors, pourquoi que 1) on soit capable de se concentrer avec une relative stabilité et que 2) on ait déjà reconnu l'espace de pure conscience, la distraction devient un puissant auxiliaire de la vie intérieure dans sa dimension contemplative.

Voilà, en bref, comment la distraction peut permettre d'approfondir l'état de méditation.

J'animerai un weekend de méditation et d'éveil à Marseille, les 23 et 24 mars prochains.

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