mercredi 19 juin 2019

L'objection du miroir

A lire lentement, avec attention. Merci.

Quand je regarde vers ce qui regarde, quand je retourne mon attention vers la source du regard, je ne vois, au lieu d'une tête avec deux yeux remplis de conscience, qu'une vaste ouverture transparente, ou plutôt une absence de tête qui est remplie par la présence du monde.




A première vue, je suis le seul à être ainsi. Tous les autres ont une tête. Mais ils me disent que, quand ils retournent leur attention de 180°, ils voient cette même absence-pour-le-monde. Cela semble extraordinaire, remarquable : comment expliquer qu'une chose disparaisse et, de chose vue, devienne non-chose voyante de toutes les choses ? C'est remarquable. Là où il y a quelque chose de petit, limité dans le temps et l'espace, complexe, opaque, matériel, doué de forme, je ne vois ni espace, ni changement, rien qu'une absence simple, transparente et sans forme.
Qu'est-ce qui peut expliquer pareille exception ? Cela a tout l'air d'un miracle. N'est-ce pas cela, le miracle de la conscience ?


Cependant, si je poursuis ma réflexion, je me rappelle qu'il y a d'autres objets en dehors des personnes douées de conscience, qui partagent cette propriété remarquable de disparaître en faveur de l'autre, d'être non-chose pour d'autres choses. 
Ces objets, ce sont les miroirs, ainsi que leur semblables artificiels (les plaques sensibles dans les mobiles, etc.) et naturels (la surface de la rétine, la surface d'un cristal, la surface d'un lac, etc.). Ces objets, en effet, disparaissent en faveur d'autres objets. Ils ne disparaissent pas entièrement, dans le cas des cristaux ou des vitres, qui ne reflètent qu'en partie, qui n'accueillent donc que partiellement les autres objets. Mais ils possèdent plus ou moins les même pouvoirs que moi en mon absence de tête du point de vue de la première personne.

Et pourtant, il est clair que ces objets ne sont pas doués de conscience, car ils n'en manifestent pas les pouvoirs, le principal étant la parole, prise en son sens large, c'est-à-dire non pas seulement seulement verbal.

Le pouvoir ou la propriété de s'absenter en faveur de la présence des autres ne semble donc pas être une propriété propre à la conscience. C'est un phénomène optique. Seulement, quand je retourne mon attention de 180°, je ne vois pas de surface transparence, ni de défauts. Mais peut-être cela est-il du à la perfection de ce "miroir" qu'est la rétine, dont la perception est elle-même retravaillée par le cerveau, par exemple pour faire disparaître ses points aveugles (ces zones de la rétine où les cellules sont absentes, pour laisser passer les nerfs optiques) ou encore les zones de la rétine qui sont arrachées, avant qu'elles ne se reconstituent ? Toutefois, si je fais attention, je peux voir la rétine, apprendre à la distinguer du contenu du champs visuel. Par exemple, je peux m'exercer à remarquer les débris qui flottent dans l’œil.
Donc, quand je dis que je vois l'absence de chose, "ici", absence qui accueille les choses, "là-bas", je veux dire en fait que je vois mon champs visuel, c'est-à-dire ma rétine "retravaillée" par l'activité du cortex visuel. Exactement comme un miroir a le pouvoir de disparaître en faveur des apparences qu'il accueille. Il perd sa forme propre pour gagner les formes qui se reflètent en lui. Mais il n'y gagne aucune conscience. S'il gagne quelque chose, il ne le sait pas.

Les formes disparaissent quand on les approches de lui, les reflets ne sont pas séparés de lui, mais bien "en" lui, il n'y a donc aucune distance entre les reflets et le miroir, le miroir n'a ni forme, ni couleur propre, mais il accueille les formes et les couleurs : le miroir semble posséder toutes les caractéristiques de mon absence de tête ici, au-dessus des épaules. Pourtant, il n'est pas conscient de tout cela, il ne ressent rien, ne réagit pas, ne choisit pas, ne désire pas, ne se souvient pas, n'imagine pas.

Ce qui semblerait indiquer que le retournement du regard, s'il consiste seulement à voir l'absence de tête ici, au-dessus des épaules, n'est que la vision d'un phénomène matériel et optique. Le raisonnement est le suivant : cette vision a les mêmes caractéristiques qu'un objet appelé "miroir", objet matériel privé de conscience ; cette vision est donc un phénomène matériel privé de conscience. De fait, si un appareil photo peut reproduire ma vision en première personne, alors que cet appareil est privé de conscience, n'est-ce pas que le phénomène est exactement le même, et qu'il ne touche pas la conscience ?

Pourtant, quand je retourne mon regard, mon attention donc, vers moi, j'ai le sentiment qu'il y a quelque chose de plus. Ce quelque chose de plus n'est, bien évidemment, pas une chose, mais une "non-chose" de plus. Ou de moins.
Je m'explique : quand je regarde vers moi, je ne regarde pas le champs visuel, cet ovale de lumières colorées. Mon regard, mon attention, ne s'arrête pas aux limites du champs visuel.

Pourquoi ? Parce que cette forme, cet ovale du champs visuel est encore un objet, situé là, devant, au-dedans d'un autre espace. Il est en moi, à une distance nulle d'un point de vue matériel, mais il reste un objet, en ce sens qu'il est délimité : il s'ouvre, mais il ne s'ouvre pas à 360°. Il a des limites. Vagues, sans doute, indéfinies, mais ce sont quand même des limites, c'est bien pourquoi je dois tourner la tête pour faire entrer tel ou tel objet dans mon champ de vision.

Alors que vois-je, quand je regarde vers moi ?
Difficile à dire. Je dirai que je vois la conscience, comme en un saisissement, comme en un réveil, comme en une surprise, comme en une bouffée d'air frais. Ça n'est pas quelque chose car il n'y a pas de limites. Mais ça n'est pas rien. C'est un saisissement, un ressenti, un retour, une réalisation - une conscience, en somme. Mais une conscience de conscience, non une conscience de ceci ou de cela. Une conscience de soi, mais non une conscience de soi en tant qu'objet, en tant qu'Untel doué de tels et tels traits. C'est un rien total, une absence présente, une vacuité alerte. Et au fond de ce regard, je dirai que je ne peux plus appeler cela un regard. C'est plutôt un pur ressenti, comme le trou d'un terrier de lapin, qui débouche à l'instant sur un pur ressenti total, une plénitude dont toutes choses semblent être comme des vagues : pas de séparation, les vagues sont bien l'océan, mais elles ne sont pas tout l'océan. Et là, il faut bien le dire : on ne peut rien dire. Ou on peut tout dire. Ce que je trouve enthousiasmant. Exaltant. Réjouissant et ravissant.

Cette objection du miroir me montre que ce que je veux voir est indicible. Je vois bien cette absence au-dessus des épaules. Mais il y a quelque chose de plus que dans le cas d'un miroir : un écho intérieur, une explosion sensible, un ressenti. Il y a, autour du champs visuel, une explosion tactile, une fraîche effervescence qui éclate et se propage en des rides d'étonnement. J'essaie là de décrire l'expérience. Ce ne sont pas de simples métaphores, quoi que toute expression soit partiellement métaphorique. C'est comme si j'ouvrais les yeux. Mais ces yeux sont des yeux de conscience, ils s'ouvrent au-delà des paupières. C'est comme un caillou jeté dans une eau calme : les cercles grandissent, encore et encore, emportant l'attention au-delà du regard, dans un espace qui enveloppe le champ visuel et tous ces mouvements, ces vagues, que l'on appelle des "sensations". L'attention s'ouvre à 180°. Et ce qui se passe alors est, à mon avis, facile à vivre, mais difficile à décrire. Je suis renvoyé vers mon centre, mon Moi vraiment moi, un peu comme dans les films de SF ou le héros est propulsé à travers un "trou de ver". Il y a à la fois mouvement, voyage et, en même temps, la sensation d'un simple retour instantané.

Et une sensation de paix après l'agitation, de silence après le bruit.
Je suis comme un miroir. Je ne suis pas un miroir.
Je suis conscience.

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