lundi 9 décembre 2019

Qu'est-ce que la matière ?

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L'expérience de la matière

Le cœur du cœur du Tantra est le cœur du cœur de tout, le Cœur de la Yoginî - car la structure du Texte correspond à la Texture du monde, comme l'objet répond au sujet et comme Shiva répond à Shakti.

Or, ce cœur sans lequel rien ne peut vivre ni exister, est le pouvoir de se ressaisir, de se ressentir, de se réfléchir, de revenir sur soi, bref la conscience.

Cette idée se retrouve dans la sagesse méditerranéenne, en particulier chez Plotin mais surtout chez Proklos, de la même lignée.

Dans son Enseignement de la science divine à la manière des géomètres (Στοιχείωσισ θεολογική), le Successeur explique, dans son théorème XV suivie de son explication, que tout ce qui est, est par un acte de conscience, un acte de retour sur soi qui est retour vers le Soi, vers le principe. C'est l'épistrophè, dont la forme mystique et décisive est la métanoïa, la conversion délibérée et soutenue de tout l'Être à son principe - c'est la vie intérieure, la philosophie au sens propre. 

Ainsi, quand l'Un se ressaisi et se désire, il devient l'Être, c'est-à-dire l'Intellect. Quand l'Intellect se connait, il devient l'Âme, c'est-à-dire la Vie. Quand l'Âme se ressaisit, elle devient la Nature. Quand la Nature se ressaisit, elle devient la matière. Et la matière ne peut plus se ressaisir. Elle est comme le résidu de cette cascade d'actes de conscience, qui sont autant d'imitation de moins en moins adéquates de soi. Evidemment, je simplifie la doctrine de Proklos qui est beaucoup plus complexe. 

Mais l'intéressant, ici, est que c'est par la conscience que l'Un se personnifie. Hypostasis, souvent traduit par "hypostase", désigne en réalité la "personne". C'est d'ailleurs à Proklos que le christianisme a volé la notion de personne, comme le concept de trinité, du reste, sans parler du plagiat que constitue l'oeuvre du pseudo-Denys. Quoi qu'il en soit, c'est donc par la conscience que l'Un (qui est la source de l'Être mais qui n'est pas l'Être) se personnifie et devient, donc, l'Être. Chaque être est par la conscience qu'il a de son principe. Ou alors, on pourrait dire que chaque être advient par la conscience qu'il prend de lui-même. 

Ainsi, chaque être se crée en tant que personne. Chaque être est doué du pouvoir de s'autoconstituer comme personne (authypostasis), de se créer, bien qu'il s'agisse plus d'une actualisation que d'une création à partir de rien. Il y a donc une liberté.

Et à chaque prise de conscience, une étape est franchie, mais il reste toujours un "résidu" qui, à son tour, prend conscience de soi, avec avec de moins en moins de liberté. Finalement, le processus de personnification s'arrête avec la matière, qui est donc "impersonnelle" (anhypostatos), dans la mesure où l'objet, le "cela" privé de conscience propre l'emporte alors sur le sujet, sur le pouvoir de l'acte de conscience. 

En un sens, comme le note Proklos, la matière échappe au discours - comme l'Un, mais pour des raisons opposées. L'Un est ineffable par excès de simplicité. La matière est indicible par défaut d'unité, en raison d'une fuite perpétuelle dans le Multiple, fuite incarnée par le désir consumériste et par le suicide du malheureux Hippase, qui se serait jeté dans la mer (image du Multiple pur) parce qu'il avait révélé l'existence du nombre irrationnel "racine de deux".

La matière est donc "ce qui reste au dehors", ce qui reste extérieur à l'acte de conscience, mais qui est alors condamné à rester indicible, en dehors du domaine de l'entendement, et même, hors d'accès aux sens. Car, comme l'a bien montré Berkeley, nul ne perçoit ni ne peut percevoir la matière, cette abstraction totale. Essayez-donc, conseille-t-il, de visualiser une cerise après en avoir abstrait toutes les qualités sensibles ! 

Par où l'on voit que la matière n'est qu'une construction mentale, une manière pour l'Un de se réaliser, et que la tradition grecque (donc le centre de gravité se situe, à n'en pas douter, autour de Platon) est idéaliste ("tout est conscience"). En un autre sens, la matière est le résultat ultime (ou premier, selon l'ordre considéré) du pouvoir d'oubli qui est l'apanage de l'Un, c'est-à-dire de la conscience, la seule et unique.

La matière serait donc une sorte d'ombre de la Lumière-conscience ou un résidu de son activité, l'effet de son jeu d'oubli.

A mon sens, la matière est aussi "ce qui résiste" à la volonté. La matière, j'en fait l'expérience concrète comme solidité, résistance, poids et contrainte. La matière est donc ce qui s'oppose à ma volonté. Mais, comme l'expérience prouve que tout est conscience, cette opposition est nécessairement une opposition de la conscience avec elle-même, comme un esprit qui se dissocie lors d'un rêve. Donc la matière est l'énergie (le mouvement infini) que je suis, mais que j'ai librement oublié et que je réalise comme s'opposant à moi. L'expérience de la matière comme contrainte ne prouve donc pas qu'il existe autre chose en dehors de la conscience. Elle est l'effet d'un jeu de division apparente, bien qu'évidemment cela échappe à la plupart des vivants la plupart du temps.

Pourtant, je peux faire l'expérience directe de cette vérité. Quand je pousse un mur, par exemple, je peux sentir que mon effort ne fait qu'un avec l'effort de résistance du mur. En effet, si je plonge mon attention dans la source de "mon" effort, sans plus prêter attention à mes sensations corporelles de surface (ce qui inclut les pensées), alors il n'y a plus qu'un seul mouvement, où l'effort de ce corps vivant ("mon corps") et l'effort de ce corps inerte ("ce mur") sont indiscernables. Et plus encore, ces efforts sont ressentis comme un seul effort, qui se confond avec l'acte de conscience, qui est l'absolu.

Dans tous les cas, que ce soit sous l'angle cognitif (la perception, l'inférence) ou sous l'angle conatif (la volonté), la matière est donc conscience.

Notez bien : j'ai employé plus haut le mot "Tantra", avec une majuscule. J'entends par là la connaissance complète que l'absolu a de soi. Aucun rapport avec le secteur du marché du développement personnel portant le même nom, ni avec les publicités qui lui sont faites, sous forme d'articles, de vidéos, etc.

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