Le non-dualisme du Vedânta, dont le plus célèbre représentant est Shankara, est le plus représenté aujourd'hui encore quand on parle des philosophies de l'Inde.
Il y en a pourtant d'autres. Outre le shivaïsme du Cachemire avec la philosophie de la Reconnaissance (pratyabhijnâ), il y a le non-dualisme de la parole (shabda-advaita) de Bhartrihari (Ve siècle ?), lui aussi lié au Cachemire semble-t-il.
A son sujet, le professeur François Chenet écrivait :
"Bhartrihari développa une métaphysique non-dualiste du Bramna-Parole principielle conçu comme le Principe ultime qui vient à se transformer (shabda-parinâma) et à se différencier. Or, c'est une telle unité sous-jacente qui rend compte de la possibilité de la différenciation et de la division. Comme "toute différence présuppose l'unité", les divisions et différenciations présupposent l'unité à titre de principe explicatif. Les divisions et différenciations ne prennent sens qu'eu égard au monde empirique et phénoménal ; mais pour ceux qui ont accédé à la connaissance de l'essence du langage, les divisions phénoménales des concepts et des formes ne revêtent plus aucune signification réelle. C'est pourquoi, selon Bhartrihari, l'étude de la Grammaire (vyâkarana) est la porte qui achemine à la délivrance. En vérité, cette percée à travers le voile du langage pour se hausser au-delà de l'opposition même de l'être et du non-être, qu'à en vie Nietzsche, c'est aux grandes philosophies à visée sotériologiques indiennes seules [...] qu'il revenait de l'opérer moyennant un saut opérant un changement radical de plan." (Catégories de langue et catégories de pensée en Inde et en Occident, p. 61)
Le shivaïsme du Cachemire, c'est-à-dire le tantrisme qui est, avec le védisme, une voie de la Parole (vâc), a développé les pistes offertes par Bhartrihari.
Or, j'observe que le védisme est, avec le tantrisme, la tradition la plus positive. Indo-européenne d'origine, apparentée aux grandes traditions grecques et européennes, elle célèbre la vie en tous ces aspects. Elle est un témoignage unique d'une spiritualité pré-abrahamique conservé presque intacte.
Comme le védisme et le tantrisme ont en commun de célébrer la vie et la parole, on peut se demander s'il n'y a pas plus qu'une corrélation. L'importance donnée à la parole semble bien liée à une vision plus positive de la vie. Par quel truchement ? Par la poésie. La parole, c'est la poésie, la création par la parole. Or, la création incite à célébrer ce que l'on crée. La vie. En fait, la parole est l'essence de la vie humaine, voire de la vie même. Cela m'apparaît de plus en plus clairement. Bien sûr, la parole ne suffit pas, et même une certaine poésie peut être mise au service des pulsions de mort, comme on le voit dans certaines traditions. Il y a des poèmes qui appellent au meurtre, à la mort, à la haine de tous les autres, il y a des poèmes qui célèbrent une caricature de l'unité, à l'image de l'Œil de Sauron, "l'Unique", imitation pervertie de l'unicité du tout et des parties. Ne confondons pas monothéisme et monolâtrie.
Le shivaïsme du Cachemire, la Voie du Mantra, explique clairement cette ambivalence de la Parole. Mais avec un peu de connaissance, elle redevient source de liberté et de délectation. La Parole est la porte vers la liberté (moksha) et vers la jouissance (bhoga). Les traditions qui dénigrent la parole, qui valorisent l'inculture et la paresse mentale, confondue avec une transcendance, sont des poisons. Il n'y a pas de spiritualité de la vie sans valorisation de la Parole. Cela ne suffit peut-être pas, mais c'est nécessaire.
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