mardi 22 décembre 2020

Yoga non violent

 


Nous connaissons aujourd'hui le "yoga violent", hatha-yoga. Sur le modèle donné par Patanjali, et sans doute inspiré par le bouddhisme, il propose une démarche appuyée sur huit "auxiliaires" (anga) qui permettent la suppression des émotions et l'anéantissement du Moi. L'effort discipliné est le fondement commun à toute cette démarche. L'effort (prayatna) est le moteur du progrès spirituel, lui-même étant nourri par le détachement (vairâgya) qui découle d'une vision lucide des défauts inévitables des objets que nous désirons.

Mais Abhinavagupta récuse cet édifice, tant la violence que l'effort et le détachement. A la suite d'une lignée informelle d'intellectuels lettrés du Cachemire, il propose une alternative qui s'appuie sur d'autres valeurs. Voici l'un des passages qui expriment cette vision alternative. Beaucoup moins connue que le yoga comme discipline et comme gymnastique de purification ou de thérapie, elle mériterait d'être méditée.

Le contexte de cet extrait est une réflexion d'Abhinavagupta sur la "méditation dans l'attitude de Shiva" (shiva-mudrâ) qui est la principale pratique contemplative dans le shivaïsme, en particulier dans le shivaïsme shâkta, "de la Shakti", lequel met l'accent sur le pouvoir divin reconnu dans la conscience et dans les facultés du corps.

D'abord, voici cet extrait en sanskrit translittéré :

sa yogī vismayāviṣṭo labhate svātmasaṃvidam
tattaddṛśyodayāpāyayoge 'py anapayatsthiti // 2.99 //

taḍāgavartinimnāmbu tannānyatra pravartate
prayatnenāpi tanmātrapūraṇāya yad akṣamam // 2.100 //

yadā tvantaḥdvāravāridhārasaṃpūritaṃ rasāt
bhaved bhaveyustatpūrṇāḥ pravāhāḥ sarvatomukhāḥ // 2.101 //

evaṃ svollāsarabhasāc caitanyaṃ pronmiṣatsvayaṃ
avibhāgena bhāvāṃśān svātmābhedena bhāsayan // 2.102 //

mīlanāviṣayībhāvaṃ śrayed yadi muhūrtakaṃ
māyāvigalanād bhūmir bhairavīyā virājate // 2.103 //


vaikalpiko 'hyavacchedaḥ paścād yāṃ darśayed bhidām
saiva māyā svatantrasya bhedadṛṣṭiprakāśinī // 2.104 //

unmeṣamātrarūḍhasya sā nirmūlā na saṃbhavet
itthaṃ kiṃ bahunoktena naye 'nuttarātmani // 2.105 //

vastuto 'sti na kasyāpi yogāṅgasyābhyupāyatā
svarūpaṃ hyasya nīrūpam avacchedavivarjanāt // 2.106 //

upāya 'pyanupāyo 'syāyāgavṛttinirodhataḥ
recanapūraṇair eṣā rahitā tanuvātanauḥ // 2.107 //

tārayaty evam ātmānaṃ bhedasāgaragocarāt
nimajjamānam apy etan mano vaiṣayike rase // 2.108 //

nāntarārdratvam abhyeti niśchidraṃ tumbakaṃ yathā
svaṃ panthānaṃ hayasyeva manaso ye nirundhate // 2.109 //

teṣāṃ tatkhaṇḍanayogād dhavaty unmārgakoṭibhiḥ
kiṃsvid etad iti prāyo duḥkhe 'py utkaṇṭhate manaḥ // 2.110 //

sukhād api virajyeta jñānād etad idaṃ [tv iti]
tathāhi gurur ādikṣad bahudhā svakaśāsane // 2.111 //

anādaraviraktyaiva galantīndriyavṛttayaḥ
yāvat tu viniyamyante tāvat tāvad vikurvate // 2.112 //

"Ce yogî (plongé dans l'attitude de Shiva,
les yeux grands ouverts et la bouche bée),
est pénétré d'étonnement.
[En effet, cette expression ressemble à celle d'un visage étonné,
et en même temps cette attitude induit un état de présence 
qui ressemble à un état de surprise, vertige en un nu silence ; à noter aussi que cette attitude ressemble à celle d'un enfant face à une fresque, comme le note Utpaladeva].
Il atteint la conscience qui est son Moi (véritable).
Alors même qu'il est en contact avec
les perceptions qui apparaissent et disparaissent,
il est dans l'état qui ne disparaît pas.
Une piscine profonde ne perd pas son eau.
(Mais) nous ne pouvons la remplir
à raz-bord, quelque soient (nos) efforts.
En revanche, elle est remplie sans effort
par la pluie qui entre en elle par un canal.
(De même), que les phénomènes adviennent
pleins de cette (conscience),
flots qui arrivent de tous côtés.
[Ces "flots" sont les perceptions des cinq sens].
Ainsi la conscience s'éveille d'elle-même
en un surgissement sauvage,
faisant apparaître les facettes des choses,
(mais) indifférenciées et non séparées de soi.
Si elle se repose une demi-heure
sans fermer les yeux,
l'état divin (bhûmir bhairavîyâ=bhairava-mudrâ)
se met à resplendir,
car l'illusion magique de la séparation (mâyâ)
s'est effondré.
En effet, quand cette interruption des pensées
fait enfin voir cette destruction,
alors cette illusion magique,
qui appartient à (ce Moi ineffable) qui est souverainement libre,
et qui manifeste la vision de la séparation (entre les choses, etc.),
ne peut plus advenir,
car elle est déracinée
pour celui qui demeure dans cette simple expansion
(de la conscience dans le flot des cinq sens).
En vérité, aucun des "auxiliaires" (anga) du yoga n'est utile.
De fait, la forme [de notre Moi véritable] est d'être sans forme,
car il est libre de toute limite.
Sa "méthode" est l'absence de méthode,
car elle ne comporte ni pratique rituelle,
ni suppression des opérations (mentales et sensorielles).
C'est un navire qui va par douce brise,
sans inspir ni expir (forcés).
Ainsi se sauve-t-il
des eaux de la mer de la séparation,
alors même que ce mental
est immergé dans le nectar des objets des sens.
Il en va comme d'une calebasse sans fissures,
en laquelle l'humidité ne pénètre pas (?).
Ceux qui stoppent brutalement
le cours naturel du mental
- tout comme ceux qui contrarient 
la course naturelle d'un cheval -
ceux-là verront (leur mental comme leur cheval)
se mettre à courir par mille autres chemins
qu'ils ne veulent pas,
parce qu'ils cherchent à briser 
le (mouvement naturel du mental et du cheval).
[Cela rappelle l'image du chameau : plus vous le forcez à rester assis, plus il va s'agiter]
Et pourquoi donc ?
Sans doute le mental
aspire parfois à la douleur,
tandis qu'il peut se dégoûter
du plaisir et de la connaissance.
Car c'est là ce que le maître (Vîranâtha)
a enseigné maintes fois dans son traité.
Les mouvements des sens s'apaisent
seulement par un détachement nonchalant.
En revanche, ils se rebellent tant
que l'on cherche à les soumettre à une règle."

Abhinavagupta, Libre méditation sur le Tantra de la gloire de la Déesse-alphabet (Mâlinîvijayavârttika), II, 99-112

Ce passage, très clair malgré quelques expressions que je ne suis pas sûr de comprendre, affirme sans ambiguïté que l'on arrive à rien par la violence. Seule la douceur maîtrise. Il s'agit d'apprivoiser plus que de dompter. Séduire, plutôt que soumettre. 

Un extrait du Mahâyanaprakâsha anonyme suggère que la pratique des "trois brahmans" (viande, vin et sexe) a ainsi pour raison d'être de ne pas brusquer les inclinations naturelles, qui ne sont certes pas mauvaises en elles-mêmes, puisqu'elles proviennent toutes de l'unique source divine. 

Mais ici, Abhinavagupta propose la version raffinée de ce qui pourrait passer pour un grossier compromis : il conseille de laisser les cinq sens grands ouverts afin de guérir en douceur l'agitation mentale. L'image du cheval indomptable est très parlante. 

Ce détachement tout de velours, sans volonté de briser la nature, est très proche de la mahâmudrâ bouddhiste et de l'oraison de quiétude prônée par certains mystiques chrétiens. "Sans se bander l'esprit", il s'agit plutôt de se laisser aller, ouvert à l'Ouvert. 

Enfin, l'image du navire qui va par vent de brise évoque l'image offerte par Madame Guyon, de larguer les amarres et de se laisser emporter au grand large de l'Esprit, qui souffle où il veut.

Le traité du maître Vîranâtha est le Bouquet pour l'éveil spontané (Svabodhodayamanjarî), que j'ai traduit notamment dans


et 

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