dimanche 30 mai 2021

Les deux instants 05 - Le Cercle du Tantra



Selon le Tantra, tout dérive des deux premiers instants, Shiva et Shakti. 

Mais tout ceci est expérience :

Dans une approche, Dieu est « a ». Bouche bée, silence, son qui n’en est pas encore un, inarticulé, jailli du tréfonds de la gorge, indifférencié, simple. Dites « a » : unité, ouverture ressentie comme ouverture de la bouche qui se prolonge en ouverture du cou, de la poitrine, jusque dans les jambes et dans le sol. 

C'est le Bindu ".", Lumière totale. Silence simple.

Dans cette transparence émerveillée, l’étonnement devient soupir : la Déesse. Je laisse le « a » devenir « hhh… », sourd et subtil. Un souffle muet, gros de tous les mots, de tous les cris. Mais comme ce Souffle de Vie n’est pas séparé du mystère de Dieu, il redevient vibration, « a ». Un « aha », long comme la caresse d’un archet sur le corps du violoncelle, lourd, « gras », comme dit un tantra. 

C'est le Visarga ":", extase à la racine de tout. Vibration du coeur.

Et voici que cette étreinte du sonore et du sourd, de l’espace et du vent, engendre. Il engendre dans la félicité, car c’est dans l’extase que l’on crée, nous enseigne Diotime, car « être » est plaisir, nous dit encore la Triade. La bouche se referme doucement. A-ha-m : "Je suis".

Mais la « contraction » de l’individu est une ouverture, une promesse d’éveil : après « aha » vient la résonance « mmm… » qui se fait de plus en plus subtile (anu, « individu », veut aussi dire « subtil »), jusqu’au silence conscient, retour au « a » originel. Ma-ha-a : grand, vaste, infini.

C'est Nara, l'Individu, issu de l'union du Père et de la Mère, enfant androgyne. 

Ainsi la boucle, « terrible et mystérieuse » selon l’expression de Maître Eckhart parlant de la Trinité chrétienne, se retrouve dans une reconnaissance pleine de gratitude, se referme, mais sans jamais s’arrêter. Ce mouvement circulaire, d’ici à ici, de l’infini à l’infini, immobile, est l’individu, mystère de la personne. L’espace se fait point pour que le point s’étale ensuite, se dilate, ce que l’on ressent dans l’amenuisement du « mm… ». 

Et voici que la boucle est bouclée, « sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence, nulle part », selon la belle énigme du Livre des Vingt-quatre philosophes

Elle révèle alors son secret, son « grand non-secret » dit Abhinava : Dieu (« a », l’Indifférencié) étreint la Déesse (« ha », le Souffle sacré), qui enfantent ainsi l’Individu (« m », le point), qui s’en retournent à l’Indifférencié. Or, « aham » signifie, en sanskrit, « je ». Cette atemporelle valse à trois temps est réalisation de soi, déploiement, comme un éventail de possibles, comme le sondage de l’abyme de soi, affranchi de toute définition d’un « soi ». Tout ceci, ces milles expériences de vie, sont une seule mélodie, le chant de l’étonnement d’être. 

Union, séparation, contraction, éclosion… Ainsi, aham, à l’envers, devient mahâ, l’immensité, la totalité et l’acte de grandir à l’infini, d’englober toujours davantage les contraires. Le jeu de la Triade est ainsi une expansion sans fin.

Mais l’essentiel est que ce mouvement d’éclosion passe nécessairement par l’individu. Pourquoi ? Je ne sais pas. Gratuitement, parce que l’amour est gratuit, sans doute. Pourquoi l’Un et l’Autre enfantent-ils ? Par amour. Cela devrait suffire. Je suis, vous êtes, nous sommes cet enfant de l’amour. Abhinava est très clair à ce sujet : « La conscience divine est une mer [une mère ?], or il n’y a pas de mer sans vagues ». Chaque individu est une vague unique, fille et fils de la palpitation océane.

Ce jeu d’amour, disais-je, la tradition du Cachemire le désigne comme « triangle du cœur ». 

A l’origine, l’Un. Mais l’Un solitaire n’est pas même encore « un » tant qu'il ne sait pas sa solitude. Il prend conscience : « je suis ». Et voici le Deux. Et emporté par son élan, il se dit « je suis cela ». Voici les trois pôles de l’extase créatrice.  Ils forment le Triangle du Cœur, âme et substance de toute chose, vraie vie à laquelle nous aspirons tous. Dans la voie spirituelle nous retrouverons donc, à chaque moment, les deux instants symbolisés par le Dieu et la Déesse, notre âme s’en trouvant à chaque fois régénérée à un degré supérieur, comme en un mouvement spiralé et sans fin.

vendredi 28 mai 2021

Les deux instants 04

par Ekabhûmi


Tout naît du couple de l'Être et de la Conscience, la Père de l'abyme inconnaissable et la Mère de la présence vivante.

 Ainsi, tout nait d’une relation.

Les couples le savent : il est difficile d’être à deux ! Seul, je n’existe pas encore. Mais avec l’autre, je n’existe plus, car bien souvent le face à face tourne souvent en confrontation. Un contre Un… 

Pour que la relation soit féconde, il faut un troisième terme, une reliaison qui unifie. L’Un seul est mort, stérile ; le Deux - seul lui aussi ! - est conflit, impasse. Pour que le Deux devienne couple, pour que la relation devienne communion féconde, il faut un être plus vaste. Telle est la règle de la vie : le remède vient toujours d’en haut, d’une transcendance, d’un « plus que moi et plus que nous » qui nous relie en nous reliant à lui. N’est-ce pas le sens originel de toute religion ?

Sans Conscience, l'Être ne pourrait être. Sans la Mère, le Père serait stérile.

Dans la tradition du Cachemire, il y a deux manières d’envisager ce « plus grand que nous » : comme Source universelle, ou comme Individu. 

Comme Source, ce troisième terme est l’amour, qui coule à travers nous mais qui, ne venant pas de nous, est capable de faire de nos différences une puissance. L’amour est unité-dans-la-dualité, union dans la séparation, sans conflit ni confusion. 

L’amour n’est pas un troisième être, une substance en plus du Dieu et de la Déesse, car alors il faudrait un quatrième pour relier les trois, et ainsi de suite, à l’infini… En écrivant ceci, je réalise que l’amour est insaisissable. C’est lui qui nous saisit. Libre de soi, il peut nous libérer de nous.

L’autre manière d’envisager l’Autre dans un « plus vaste que moi », c’est l’enfantement. Pour un couple, pour un groupe, ce sera un projet, une aventure, un avenir… Pour la tradition du Cachemire, c’est l’Individu (nara, « homme », « personne »), ou l'Enfant. L’un des noms de cette tradition est « triade » (trika). Tout est triple, car tout est « en relation », il n’y a de vie que dans le va-et-vient entre des pôles : Dieu, Déesse, Individu. Ces trois forment, par leurs échanges, le Triangle du Cœur ;

Dieu est ce qui est. La Déesse est l’être de Dieu, la Conscience de l'Être, car aucun être n’est nécessaire : il est toujours offert. Dieu se fait être, se désir, se ressent, s’éprouve : voilà tout son être ! Et ainsi, il se donne à soi comme individu (anu). Un presque rien, certes, mais engendré dans l’infini, rien de moins. L’Individu est le lieu de la synthèse du divin et de la divine. Nous sommes les enfants du couple divin.

Les deux instants 03

Joe Good

On pourrait dire :

Il y a l'abyme, le Père. Présence à peine plus épaisse que le néant, conscience de soi réduite à la simplicité d'avant le langage. Mais incomplet, silence en manque de mouvement, plus vide que plein, inconnu à soi, invisible, intangible, espace insaisissable. Première rencontre, à peine.

Il y a conscience, la Mère. Elle est la seconde rencontre, conscience de soi en expansion, "je suis", acte d'être, émerveillement, désir de soi gros du désir de tout. 

Ces deux rencontres ne sont pas de belles idées. Ce sont des expériences.

Les savourer, c'est être" un yogi", une yoginî, adepte de l'union, amoureux du silence et de la vibration du silence, adorateur du Père et de la Mère.

Pas de posture donc, mais une plongée.

Point de maîtrise, mais un saut et un amour, l'expérience de participer à la vie divine, au mariage entre le Dieu et la Déesse, inspir et expir, va-et-vient du souffle qui engendre tout, depuis les univers jusqu'aux larmes des enfants.

Je vous propose de les partager. Comment ? Je ne sais pas… Dans ces instant avant tout ce dont on peut parler, tout se rejoint. Il existe pourtant des poèmes, des indications, des symboles unificateurs : telle est la puissance de la tradition.

Se laisser aller dans un dégagement total, une présence nue, vierge de toute pensée. Sentir la soleil de l'étonnement d'être pulser, aussi vaste que cet espace. Comme le ciel et le vent. Comme la mer et les vagues. Comme tout. Telle est le sens,, la valeur absolue, au-delà de tout ce qui se peut dire. Qui demande autre chose, n'a pas vu.

Deux instants qui n'en font qu'un. Deux points, un horizon, triangle fécond, mesure universelle. Il n'est pas nécessaire d'attendre, d'ajourner, de remettre. Pourquoi ? La vie d'extase est possible dès maintenant. Renverser l'illusion, remettre les choses dans l'ordre. D'abord, le mystère et la douce joie, braise de présence, feu d'amour que rien ne peut éteindre. Ensuite, le reste. Telle est la décision : faire, ou se laisser faire ? Porter le fardeau, ou le déposer sur les courants célestes ?

jeudi 27 mai 2021

Les deux moments 02


 Le désir ne trouve son apaisement qu'en Dieu (Shiva, le Bon), c'est vrai. Mais ce chemin de vie, de mort et de renaissance est un tango à deux, une valse pour à trois, qui présuppose le couple et l'enveloppe dans un flux, un courant d'amour. Ecoutez ce qu'il dit :


"On célèbre ainsi deux moments de l'absorption en Dieu (Shiva) :

le premier moment est

une plénitude absolument transparente.

Le second est l'essence

de la Puissance,

qui est toute-science et toute-puissance. 

Le yogi qui y plonge son attention,

que ne connait-il pas ?

que ne fait-il pas ?"

Abhinavagupta, La Lumière des tantras, X, 206-207

"Deux moments" : deux instants, deux facettes. Elles ne sont pas séparées, c'est vrai aussi. Mais elles sont distinguées, et cela il faut l'entendre. Or, je crois que nous le pressentons, mais sans l’admettre. Nous aspirons à l’Un comme à un remède antagoniste de nos dualités, comme à une paix pour nos guerres. 

Ces deux moments coexistent pourtant à chaque instant, mais nous ne vivons souvent qu'un seul d'entre eux, à l'exclusion de l'autre. L’unité au prix de la dualité ; ou la dualité dans l’oubli de l’unité. Soit je vis comme prisonnier dans la surface, balloté dans le torrent du quotidien ; soit, je m’abstrais en surplomb, telle une « belle âme » riche et libre, inconditionnée… à condition de rien faire, de ne rien donner ! D'ordinaire, nous ne vivons que la dualité, la multiplicité, l'agitation. Mais qui se croit "spirituel" ne vit souvent que l'unité qui exclut la vie, qualifiée un peu vite d'"agitation". Or, que nous enseigne ici le Fils de la Yogini ?

Qu'il y a "deux instants". Comprenons : deux occasions, deux rendez-vous. Il ne faudrait pas manquer le second pour le premier, car nous resterions sur notre faim, nous resterions, au fond, dans la frustration, dans ces faux dilemmes qui déchirent nos existences. Pourquoi choisir ? La vie se danse à deux.

Le premier instant est "une plénitude absolument transparente". Dieu est silence. Où, disons qu'il nous embrasse dans le silence intérieur, quand nos raisons rendent raison, quand le bavardage cesse. Ouverts, nous pouvons recevoir le don. Le don qui nous est donné, à chaque instant, à chaque instant qui est le premier, c'est-à-dire avant les "quand ?", les "où ?", les "pourquoi ?" et les "comment ?". Se faire limpide ; ou plutôt, se découvrir transparent, incolore, nu, mis à nu, dénudé, dénué, dépouillé en ce premier instant comme au premier jour. 

"Transparence" est silence simple, béant, vacant, vivant. Car ce vide n'est pas mort. Il est ressenti comme un « coup » de rien, un ébranlement de vacance au plus profond de nos entrailles, stupéfaites, frappées comme on dit « je suis frappé ». La stupéfaction vient de ce que ce vide est plein. Il n'y a rien... et ce rien est tout. Sans manque. Comme une chute : dans le vide, à un moment, je ressens que je ne tombe plus car, dans le rien, vers quoi tomberais-je ? Le vertige devient prodige, la peur se renverse en stupeur béate, bouche grande ouverte, à l'image d'une fleur qui irait en une éclosion perpétuelle, ses pétales n'en finissant pas de s'épanouir.

Simple.

Mais l'infini ne s'arrête pas là, ni ailleurs. Au bout de l'infini, un cœur bat, qui appelle à une autre rencontre, avec la Puissance (Shakti), avec la Déesse. Le « second instant » d’Abhinava. 

Elle est pouvoir, potentiel, possibilité, richesse, fécondité, débordement, élan, générosité, création, elle est une vague dans la transparence, un frémissement dans la chair de l'illimité. Elle est le Mystère qui se sent, se désire, se pressent, se cherche et se perd. Elle est liberté d'agir, et non pas seulement liberté en retrait, qui se tiendrait comme à l'écart. Elle est sacrifice, présent de soi qui se fait présent de toute chose et fait du moindre brin d'herbe un évènement sacré. Elle sent tout ce qui est, elle crée tout ce qui est - même ce qui pousse dans le ciel. Autant la transparence est simple, avant toute parole, autant ce "deuxième instant" est riche de possibles, en ébullition, un cri qui "hurle" les mondes innombrables.

mercredi 26 mai 2021

Les deux moments 01


 Au commencement, avant les choses, avant l’être, il n’y avait que l’Un.    

Par la suite, rien n’a pu exister sans lui. Rien n'est sans l'Un, sans unité, sans cohérence. « Être, c’est être un ».

Sans doute. Mais l'unité, seule, est stérile. N'être qu'un, c'est être isolé, abstrait, et donc infécond. C'est presque ne pas être... Me revient le récit étrange de l'Oupanishad, "A l’origine, l'Un était seul, et il désira un Autre..." Oui, l'Un, le Seul, l'Isolé, l’Absolu, Tout seul : à quoi bon ? Pour qui ? Quand je dis cela, résonnent dans mon cœur d'autres paroles, celles d'un sage du Cachemire, Abhinava Goupta. Lui nous enseigne le Deux, la célébration dans la relation, car je ne suis pas sans l'autre, "Je suis" n'est pas sans le visage d’autrui, privé du miroir de ses yeux. Car alors, « je » n'existe pas sans élan, sans ouverture, sans offrande. N’est-il pas vrai que "tout ce qui n'est pas donné est perdu" ?

Au fond, pourquoi faudrait-il choisir entre le Soi et l'Autre, entre l'Immuable et la Danse de vie ?

Je choisi, avec Abhinava, le Nouveau (abhi-nava en sanskrit), l'Un et l'Autre, peut-être parce que je pressens la force féconde de cette abyme, que certains appelleront "dualité", mais qui n'est sans doute qu'un autre nom de l'amour. Qui sait ?

mardi 25 mai 2021

Le mystère de la chambre nuptiale



"Les parfaits, c'est par un baiser qu'ils conçoivent et engendrent. C'est pourquoi nous aussi nous [nous] embrassons mutuellement, et c'est pas la grâce qui est en nous mutuellement que nous recevons la conception. (31)

Il y avait trois femmes qui étaient proches du Seigneur : sa mère Marie et <sa> sœur et Marie Madeleine, qu'on appelait sa compagne. En effet sa sœur était une Marie, sa mère et sa compagne aussi. (32)

...

[Quant à Ma]rie Madeleine, le S[auveur l'aimait] plus que [tous] les disci[ples, et il] l'embrassait sur la [bouche sou]vent. (35)

 "Je suis venu  pour rendre [les choses d'en] bas semblables aux choses [d'en haut et celles de l'ex]térieur comme celles de [l'intérieur et pour les réunir] dans ce lieu".

"Va dans ta chambre et ferme la porte derrière toi, et prie ton Père qui est dans le secret", c'est-à-dire, qui est à l'intérieur de chacun. Et ce qui est à l'intérieur de chacun, c'est le Plérôme. Au-delà de lui, il n'y a rien de plus intérieur. (69)

Quand Eve était [en] A[d]am, la mort n'existait pas. Quand elle fut séparée de lui, la mort survint. A nouveau, du moment qu'il est entré et qu'il l'a reçu en elle, la mort doit cesser. (71)

Le [baptê]me comprend la résurrecti[on et la] rédemption, alors que la rédemption est dans la chambre nuptiale... [Notre] chambre nuptiale n'est autre que l'image [de la chambre nuptiale d']en haut. (76)

Ceux qui ont revêtu la lumière parfaite, les puissances [maléfiques] ne les voient  pas, ni ne les saisissent. On se revêtira de la lumière dans le mystère de l'union. (77)

Si la femme ne s'était pas séparée de l'homme, elle ne serait pas morte, non plus que l'homme. C'est la séparation de celui-ci qui fut le commencement de la mort. C'est pourquoi le Christ est venu pour réparer cette séparation survenue aux origines, réunir les deux, donner la vie à ceux qui étaient morts à la suite de la séparation, et les unir. (78)

Et la femme s'unit à son mari dans la chambre nuptiale. Et ceux qui s'unissent dans la chambre nuptiale ne se sépareront plus. (79)

Il faut dire un mystère ! Le Père du tout s'unit à la vierge qui descendit, et un feu l'illumina ce jour-là, et révéla la grande chambre nuptiale. (82)

Le saint homme est totalement saint, jusque dans son corps. S'il prend le pain, il le sanctifie. La coupe ou tout le reste qu'il prend, s'il les sanctifie, comment donc ne sanctifierait-il pas son corps ? (108)

Qui détient la connaissance de la vérité est libre (110)

Evangile selon Philippe, trad. Painchaud

lundi 24 mai 2021

Poussières


 

Oublié du monde,

dans l'oubli du monde,

le monde renaît.


Se tourner vers la Lumière,

incliner à la source,

s'écouler dans la clarté obscure.


Tout être est désir de l'infini.

Toute chose, même.


S'abreuver à la source

sans se laisser distraire

par les reflets.


Quand l'intérieur se fait muet,

d'autres voyages commencent.


La moelle de la vie

vit dans le moelleux.


Sentir comme des lèvres

sur le cœur, 

baiser du papillon

sur la fleur de l'âme.


Lire entre les mots

délie le cœur

et relie à la source

des mots et du cœur.


Je peux bien recevoir

toutes les grâces du monde :

sans mon consentement,

ce sera comme rien.


Laisser ce qui est plus haut que moi

me défaire et me refaire à sa guise.


Marcher à l'aveugle,

guidé par la lumière invisible

qui rend visible


Je ne peux presque rien.

Mais il y a une force

qui peut presque tout.


Plonger en soi,

sans demander le pourquoi du comment,

c'est voyager dans des mondes

innombrables.


La Vie se cache 

dans les détails

au grand jour 

d'un cœur muet


Avancer sur le chemin obscur

sans savoir

sans avoir


Ecouter cet être qui,

en nous, 

écoute déjà


Lire le livre de l'âme

baigné dans la lumière

du silence


Par vent doux

toutes voiles gonflées

jusqu'au grand large


Une parole vivante,

source de mondes.

Chaque monde est peuplé

de paroles vivantes,

sources d'autres mondes.

Et ainsi, sans fin ni terme...


Laisser la lumière

se rassembler

en nous.


Il est des tempêtes qui déplument les plus forts. Mais cela réveille la chair, et ce qui vit en elle.


Le corps détendu,

le cœur veille

sans soucis.

A chaque expir,

laisser la sensation s'étendre,

comme un regard lancé.


dimanche 23 mai 2021

L'éveil de la conscience 02 : Reconnaître la conscience


citiḥ svatantrā viśvasya hetur ity abhidhīyate /

svātantrya-rūpā jñātā ca siddhīr vā saṃprayacchate // 2 //

Bodhavilâsa

"La conscience, dynamique, est libre.

Elle est la cause de toute chose.

Quand elle est reconnue comme liberté,

elle devient source de perfection."

L'Eveil de la conscience

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Dans ce premier verset, qui correspond au premier sûtra des Shakti-sûtras ou Pratyabhijnâ-hridaya, l'ensemble de la vision du Tantra est résumée. C'est véritablement un sûtra au sens du Tantra, c'est-à-dire une déclaration décisive, qui commande le reste du discours, comme un carrefour. Si vous la comprenez, vous pouvez comprendre le reste. Si vous la comprenez mal, ou partiellement, vous vous perdrez. Mais tout cela est à peine esquissé (sûtrayati iti sûtram). 

Pourquoi l'enseignement du Tantra commence-t-il en esquissant, en ébauchant de manière subtile ? Parce que la Conscience, quand elle se manifeste, commence par se manifester de manière subtile. De manière subtile, c'est-à-dire qu'elle prend d'abord conscience de tout ce qui est à venir, mais sans les détails. Abhinava donne un exemple : c'est comme voir une ville depuis le sommet d'une colline ; c'est comme regarder un tableau sans considérer les détails ; c'est comme avoir une idée, mais sans connaître encore les détails de cette idée. 

Autrement, la forme de l'enseignement imite la forme de la manifestation de la Conscience. L'éveil de la conscience individuelle reflète le jeu de la Conscience universelle. Tout se correspond. La vie spirituelle correspond à la vie universelle. la vie individuelle correspond à la vie cosmique.

Il est donc crucial de faire très attention à ce qui est dit ici.

La Conscience est citi, plutôt que cit. Ce "i" en plus, en sanskrit, signifie que la Conscience n'est pas un "témoin" statique au-delà de tout, mais qu'elle est l'Acte créateur à la source de tout, à chaque instant. Ici et maintenant, la Conscience est  cette extase subtile mais évidente, qui devient, instant après instant, toute expérience, plaisir, douleur ou confusion. La conscience est certes au-delà du temps et, donc, du changement. mais elle n'est pas inerte. Elle est dynamique, en mouvement. Elle est un mouvement subtil, kimcicchalanam, "une sorte de mouvement", un mouvement indéfinissable, mais que chacun peut et doit reconnaître en soi. C'est la pure effervescence entre deux pensées. Ainsi, il n'y a pas rupture entre la Conscience et toutes choses. Les contenus de l'expérience, par exemple ces mots, ces pensées, ces émotions, sont le prolongement de la Conscience, comme les vagues sont le prolongement du Mouvement total de l'océan. 

Tout est mouvement, tout est vibration, tout est balancement, tout est respiration. 

Le silence entre deux pensées est vibration subtile. Mais c'et aussi du mouvement, toujours dynamique.

Et voilà pourquoi la conscience est "libre" (svatantrâ) : elle ne dépend de rien d'autre. Elle est à elle-même sa propre lumière. Tout a besoin d 'elle pour exister, elle n'a besoin de rien. Elle brille d'elle-même, comme une lampe qui éclaire autour d'elle, mais qui n'a pas besoin d'une autre lampe pour être éclairée. Réfléchissez à cette analogie. C'est une clé. Observez : pour savoir s'il fera beau demain, vous avez besoin de faire plusieurs choses : regarder, vous souvenir, comparer, etc. Pour vous rappeler de votre nom, vous avez besoin de vous souvenir. Pour savoir les choses, il faut percevoir ou réfléchir, ou faire. Mais pour savoir si vous êtes ? Sentez, goûtez comme c'est différent. La Conscience se connaît elle-même par elle-même. C'est cela, le début de l'éveil (bodha).

Mais cela ne suffit pas. Il faut encore que la Conscience s'apprécie. Sans cela, on enchaîne sur un "oui, bon, et alors ?" et il ne se passe rien. Ou plutôt, on passe à côté de soi, la conscience passe à côté d'elle-même. Pour que l'éveil soit initiation, début d'une autre façon de vivre, il faut qu'il y ait pleine appréciation qui débouche sur une certitude inébranlable. Sans cette certitude, "l'éveil" ne sera qu'une expérience de plus, au mieux un vague souvenir, et notre vie ne prendra pas une nouvelle direction. 

C'est pourquoi l'initiation, le commencement, est si important. Il doit être un commencement par un retour à l'origine, accompagné d'une pleine reconnaissance de la valeur de ce qui est expérimenté. Sans cela, la Conscience ne se reconnaît pas, elle "ne se prend pas à cœur" comme dit Abhinava, et alors c'est comme les paysages que l'on regarde passer. Cela passe, sans guère marquer, donc cela reste stérile.

D'où l'importance de la Reconnaissance. Re-connaître le divin dans la conscience ici présente, ici et maintenant, prendre pleinement conscience de la valeur de l'instant présent, de la présence, de cette évidence en laquelle tout vit et meurt. Prenons le temps pour cela. 

C'est ici que la philosophie joue un rôle, car ce qui nous empêche d'apprécier la Conscience, la présence nue à la source de tout, c'est justement que nous ne comprenons pas que cette présence est la source souveraine de tout. Ou alors, nous mésestimons la Conscience : "Oui, et alors ?" Ou bien, nous en avons une connaissance vague et confuse : "Mais la conscience, c'est quoi en fait ? Je comprends pas, c'est une énergie, une sensation ? Une sorte d'esprit transcendant ? Ou bien c'est un mystère insaisissable ?" Ou encore, on croit que la conscience est un effet du cerveau. Ou bien une propriété des neurones. Ou encore une illusion créée par le langage. Ou la mémoire, la personnalité, l'inconscient, etc. Toutes ces croyances, fausses ou partiellement vraies, doivent être examinée à la lumière de l'expérience et de la raison. Puis on les déconstruit, afin de parvenir à la pleine et entière reconnaisse du divin dans la conscience : "Cette Conscience, immédiate et évidente, est Dieu, omniprésent omniscient et omnipotent ; c'est elle, la clé, le remède, le salut, le secret". 

Tant que cette certitude n'émerge pas en une parfaite clarté, il ne sert à rien de raisonner, de faire des expériences ou de pratiquer. C'est comme avancer dans le noir. La raison, seule, est vaine. L'expérience, seule, est aveugle. Il faut les deux. Il faut toutes les sortes d'intelligence.

Le but de cette pratique de la philosophie du Tantra n'est pas de "tout dire". C'est impossible et inutile. Mais il s'agit du moins d'arriver à une certitude suffisante pour entrer durablement dans la vie intérieure. ce travail philosophique est indispensable. L'expérience pure, sans aucune certitude, est emportée par les doutes, les déceptions, les aléas... Le but de cette pratique est de produire assez de certitude pour une vie spirituelle durable.

A suivre... peut-être sous forme vidéo ?

vendredi 21 mai 2021

Avec qui étudier le Tantra ?

 Outre les stages que je propose, ainsi que les livres, vidéos et articles de ce blog, voici plusieurs personnes que je peux recommander pour s'initier au Tantra, avec en lien leur chaîne Youtube et un de leur livre.

Mark Dyczkowski :

https://www.youtube.com/user/sadashaya



Bettina Bäumer :

https://www.youtube.com/channel/UCljRqClLfROAgwASugyWmUg



Christopher Wallis :

https://www.youtube.com/channel/UCpESGVz_4KaI3duvhfedf7g

jeudi 20 mai 2021

L'éveil de la conscience - 01

Shiva Roi de la Danse, chef-d'œuvre du Tantra de Chidambaram


 Je reprends la traduction du Bodhavilâsa que j'avais faite en 2017.

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Le Bodha-vilâsa est un poème de quarante-deux versets attribués à Kshémarâja, cousin et disciple d'Abhinavagupta, le plus important maître du Tantra. Tous deux étaient poètes et épris d'esthétique. Nous aurons à revenir sur ce point, capital pour comprendre le Tantra. Par Tantra, j'entends l'ensemble du tantrisme et, même, de l'hindouisme, tel que compris et interprété par les maître de ce que l'on a appelé "le shivaïsme du Cachemire". Ce dernier n'est pas une tradition initiatique particulière, mais une tradition d'interprétation particulière, d'abord autour du Poème sur la Vibration (Spanda-kârikâ) de Vasugupta, puis sous l'inspiration du Poème pour reconnaître le Seigneur en soi (Îshvara-pratyabhijnâ) d'Utpaladeva.

Kshemarâja survient à la fin de cette série d'œuvres et de pensées nouvelles. Il est disciple d'Abhinavagupta, zénith de ce mouvement à la fois philosophique et mystique, fondé à la fois sur une tradition esthétique et sur des traditions initiatiques. 

Kshemarâja, vers l'An Mille (1050 ?), présente sa synthèse, après celle de son maître, dans le Cœur de la reconnaissance (Pratyabhijnâ-hridaya), œuvre qui sera aussi appelée Aphorismes de la Puissance (Shakti-sûtra), car il est formulé autour d'une vingtaine d'aphorismes, et qui connaîtra une immense diffusion, notamment dans le Sud de l'Inde.

Or, cette œuvre a été composée aussi sous la forme d'un poème, intitulé Bodha-vilâsa, Le Jeu de la conscience, ou le Jeu qui est la conscience, ce "jeu" étant l'expérience universelle. C'est dire que tout, absolument tout, est enveloppé dans la conscience : tout est conscience, tout est cette activité créatrice et absolument libre.

Ce poème ambitionne de transmettre le Tantra dans sa totalité. On y repère trois grandes parties : 

1 - La réalité, conscience souveraine. Quand elle est incomprise, ou comprise en partie seulement, son Jeu engendre le samsâra, avec sa pauvreté, son aliénation et ses souffrances. Quand elle est comprise, son Jeu engendre une expérience à la fois mystique et esthétique, ineffable et toute de liberté dans l'acte créateur.

2 - La voie vers la délivrance, la reconnaissance du divin dans l'expérience ordinaire. Cette partie expose aussi les moyens de cette voie.

3 - Le résultat de cette voie, l'expérience de la conscience complètement réveillée à ses pouvoirs. L'expérience spirituelle.

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Voici le premier verset :

oṃ namo netrāya //

"Om, hommage à l'Œil !"

L'Œil est Shiva, dont la principale manifestation humaine (mûrti) est celle de Shrîkantha, "A la gorge sublime", doté du Troisième Œil, symbole de la non-dualité. Comme dit Utpaladeva : 

"A l'exception de toi,

tout être dans l'univers

regarde à travers deux yeux.

Toi seul, Seigneur souverain,

tu vois à travers un œil unique." (Hymnes à Shiva, X, 9)

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namaḥ śivāya satataṃ pañcakṛtyavidhāyine /

cidānandaghanasvātmaparamārthāvabhāsine // 1 //

"Hommage continuel à Dieu,

artisan de la quintuple activité,

révélateur de l'ultime sens,

son Soi/notre Soi, masse de félicité et de conscience."

Il y aurait beaucoup à dire sur ce verset inaugural qui, en tant que tel, contient tout l'enseignement et l'expérience du Tantra. Mais comme la suite en est l'explication, j'en reste là.


mercredi 19 mai 2021

Dès cette vie même

The Soul's Prison, Evelyn de Morgan

L'éveil à la présence est d'abord intérieur, "entre deux pensées". Ensuite, cette même présence est perçue en présence des pensées, puis la présence même des pensées est cette présence, comme les vagues sont de l'océan. Les pensées sont peu à peu transformées au cours de ce chemin mystique, ce chemin muet. Ce qui sort de la bouche n'est plus obstacle, mais manifestation vraie de cette vérité qui est présence avant toute pensée :

"Dès cette vie même, lorsque l'âme est consommée dans l'unité et que cette unité ne peut plus être interrompue par les actions du dehors, il est donné à la bouche du corps une louange qui lui est propre, et il se fait un accord admirable de la parole muette de l'âme et de la parole sensible du corps, qui fait la consommation de la louange. L'âme et le corps rendent une louange conforme à ce qu'ils sont. 

La louange de la seule bouche n'est pas une louange, ainsi que Dieu le dit par son Prophète : 'Ce peuple m'honore des lèvres, mais son cœur est bien éloigné de moi'. 

La louange qui vient purement du fond, étant une louange muette, et d'autant plus muette qu'elle est plus consommée, n'est pas une louange entièrement parfaite, puisque l'homme étant composé d'âme et de corps, il faut que l'un et l'autre y concourent. 

La perfection de la louange est que le corps ait la sienne, qui soit de telle manière que, loin d'interrompre le silence profond et toujours éloquent du centre de l'âme, elle l'augmente plutôt ; et que le silence de l'âme n'empêche point la parole du corps, qui fait donner à son Dieu une louange conforme à ce qu'il est. En sorte que la consommation de la prière, et dans le temps et dans l'éternité, se fait par rapport à cette résurrection de la parole extérieure, unie à l'intérieur." 

Madame Guyon, Explication du Cantique des cantiques, dans Œuvres mystique, p. 343, édité par Dominique Tronc

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Il y aurait beaucoup à dire sur ce discours admirable. "Dès cette vie même" évoque la "liberté en cette vie même" (jîvanmukti) du shivaïsme du Cachemire. "Le silence toujours éloquent", expression qui revient sous la plume de la Dame Directrice, évoque le silence éloquent de Ramana Maharshi. 

Surtout, elle affirme clairement que l'individu est âme et corps : la perfection doit donc participer des deux. Plus précisément, l'extérieur sans l'intérieur n'est qu'hypocrisie, pharisaïsme. Mais l'intérieur sans l'extérieur n'est pas non plus parfait, car cette exclusion implique que la parole, la pensée, soit encore vécue comme obstacle au silence. La perfection, l'expérience complète, est quand la parole extérieur (ou la pensée "intérieure") exprime autant qu'elle le peut le silence intérieur. Telle est la véritable non-dualité, qui n'est pas exclusion de la dualité (la pensée), mais transmutation de la dualité qui devient alors adéquate à son essence silencieuse. L'extérieur (la dualité) se fait alors "louange" de l'intérieur (l'unité). 

Madame Guyon parle d'une "résurrection de la parole extérieure", de la dualité, mais cette fois sur fond d'unité.

Mais certes, cela demande d'abord une "mort" complète de toute l'âme en sa source une. Puis l'âme craint d'interrompre ce silence ineffable en parlant. Il est vrai que la tendance à parler est infiniment plus forte chez la plupart des individus. La tendance à rester muet intérieurement est bien rare. 

Cependant, Guyon ajoute :

"Mais comme l'âme, qui est accoutumée au silence profond et ineffable, craint de l'interrompre, c'est ce qui fait qu'elle a quelque peine à reprendre cette parole extérieure. Et c'est ce qui oblige son Epoux, afin de lui faire perdre cette imperfection, de l'inviter à faire entendre sa voix." 

Outre la louange, une autre œuvre de cette parole extérieure qui célèbre le silence intérieur, est le partage avec les autres âmes :

"Il l'invite aussi à parler aux âmes des choses intérieures, et leur apprendre ce qu'elles doivent faire pour lui être agréables. C'est une des principales fonctions de l'épouse que d'instruire et d'enseigner l'intérieur aux amies de l'Epoux, qui n'ont pas autant d'accès auprès de lui.... Voilà donc ce que l'Epoux désire d'elle : qu'elle lui parle et de cœur et de bouche, et qu'elle parle aussi aux autres pour lui." id.

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Ne pas laisser l'intérieur tarir dans un extérieur excessif, bien sûr. Mais ne pas non plus garder la lumière sous le boisseau. Car tout, dans la vie intérieure, est communication, relation, échange, circulation et flux.

mardi 18 mai 2021

Le Jeu de la conscience - 01



Voici une traduction d'il y a quatre ans, avec son commentaire d'alors :

 La philosophie de la Reconnaissance (pratyabhijnâ en sanskrit)

n'est pas une philosophie parfaite.

Je n'en suis pas l'adepte inconditionnel,

dont la mission serait de la propager.

Mais je trouve, après un temps de réflexion,

qu'elle est digne de servir de matrice à ma réflexion,

et à celle de celles et ceux que cela intéresse.

Voilà pourquoi je partage ses textes depuis quelques années.


L'un des textes les plus puissants de la Reconnaissance

est Le Coeur de la Reconnaissance, dont j'ai publié une traduction

sous le titre Au Coeur des tantras.

C'est un ensemble de vingt aphorismes expliqués,

le tout composé par Kshémarâdja, le disciple

et cousin, semble-t-il, du philosophe le plus célèbre 

de la Reconnaissance, Abhinava Goupta.


Ce Cœur de la Reconnaissance, aussi connu sous le nom 

de Soûtras de la Shakti, transmet l'essentiel de cette philosophie tantrique

et non-dualiste, originale et profonde.

L'un de ses aspects les plus séduisant est sont incomplétude :

elle ne répond pas à toutes les questions que l'on pourrait

légitimement se poser,

et ainsi elle appelle de notre part une réflexion personnelle,

nouvelle, sur des questions qui n'ont pas pu être développés

par les Auteurs fondateurs, où qui n'avaient pas de sens pour eux,

ou qui n'existaient pas à leur époque.

En tous les cas, il est toujours passionnant, à mon sens,

de continuer une pensée.

C'est l'essence de la tradition, qui est toujours une transmission.

Autrement, tout cela ne serait qu’érudition

et pur travail de bénédictin.


Or, il existe 

un petit poème,

Le Jeu de la conscience,

qui a été publié notamment à partir de manuscrits

de la bibliothèque de Bénarès,

et qui est une version 

du texte de Kshémarâdja.

J'en avais publié une traduction sur mon site,

puis je l'avais retirée.

Voici un nouvel essai de traduction.

Chaque article comportera un verset,

avec un libre commentaire.


En toutes circonstances,

je salue Shiva,

lui qui déploie à chaque instant

les cinq actes (: création, maintient, résorption, voilement et dévoilement),

lui qui (fait tout cela) pour finalement

en révéler le sens ultime,

à savoir, notre propre Soi (qui est Shiva),

et qui est, de bout en bout,

plaisir, (c'est-à-dire) conscience. 1


Shiva est synonyme de "Dieu",

tout simplement.

Saluer Dieu, lui rendre hommage,

ça n'est pas seulement reconnaître l'Autre,

mais c'est le reconnaître en soi,

dans le Soi.

Et qu'est-ce que le Soi ?

Le Soi est la conscience.

Et qu'est-ce que la conscience ?

La conscience est "plaisir" (ânanda),

que l'on traduit parfois par "félicité",

terme un peu terne pour décrire 

ce qui expansion créatrice,

déploiement de soi, extase et qui,

finalement, est identique à la conscience.

La conscience est expansion,

l'expansion est plaisir.

Ces mots sont interchangeables.

La conscience est "être" ;

mais être, c'est un plaisir.

Même dans la douleur

gît un plaisir brut,

dont la douleur est le prolongement grossier.

Pourquoi grossier ?

Parce que d'habitude,

nous ne faisons pas attention

à ce plaisir subtil sous-jacent,

à cette vibration qui ne fait qu'une

avec notre être,

avec le fait d'être.

Ainsi, rendre hommage au divin créateur,

c'est reconnaître ce Fond présent en toute expérience,

ou plutôt en qui toute expérience

a son être et sa vie propre.

Comme des poissons dans l'eau,

nous ignorons ce qui nous est le plus proche.

Mais, dira-t-on, cette "vie" n'est pas que création

dans l'extase, loin de là !

N'est-elle pas aussi destruction,

mort et disparition de toutes choses 

dans le Ventre insatiable du temps ?

Mais alors, quoi bon tout cela ?

La Reconnaissance ne donne pas de réponse

détaillée, sous la forme d'une histoire.

Mais elle pointe vers la réponse 

qui est le cœur palpitant de nos vies

en quête de sens. 

Car ce sens de la vie,

nous ne pouvons le formuler.

En effet, cela reviendrait à justifier

l'existence du Mal,

la souffrance des enfants et toutes ces choses.

Justifier le Mal, n'est-ce pas

le pire des maux ?

La Reconnaissance se contente de pointer vers la réponse :

dévoilement.

Mais c'est une réponse vague,

un mystère, pas un point final.

C'est un sens ultime, à vivre,

juste pour nous donner la force de vivre,

nous reconnecter à la Source,

et trouver l'inspiration de trouver les réponses

à chaque situation, à chaque question précise.

Ainsi, nous connaissons la fin ultime de l'Histoire,

mais il ne nous est pas donné de trouver LA Réponse

absolue qui serait la solution à toutes

les questions que l'on peut se poser.

Mais en se connectant avec ce Sens absolu,

avec ce Sens ressenti par chaque corps

parce que ce Sens ne fait qu'un avec la Vie ressentie,

nous pouvons trouver les réponses à nos questions.

Ainsi, nous savons déjà tout,

en un sens. 

Nous sentons la Réponse à toutes les questions

quand nous sentons notre être,

le plus profond de nos entrailles.

En même temps,

nous devons toujours chercher

le sens de ce qui arrive ici et maintenant.

Ce paradoxe est très profond.

Je sens au fond de moi la Réponse,

comme une intuition,

obscure et lumineuse à la fois,

que je ne peux dire,

mais aussi que je ne peux m'empêcher

de vouloir dire.

Transcendant,

j'aspire à l'incarnation.

Universel,

je désire le singulier.

Transpersonnel,

je veux le personnel,

l'éternité dans un instant,

l'océan dans une goutte.

Je désire l'impossible.

Ce désir est l'absolu,

nommé "liberté" dans le prochain verset.

Ce que rien ne peut contenir



L'espace contient l'univers.

L'univers ne peut contenir l'espace.

Comme l'espace, la conscience est illimitée.

Ce dont on a conscience, comme l'univers, est limité.

Rien ne peut emprisonner l'espace.

De même, rien ne peut emprisonner cette conscience,

Car elle imprègne (tout ce qui pourrait l'emprisonner).


L'Éveil de la conscience (Jnânasambodha)


dimanche 16 mai 2021

Le secret de l'éveil





Qu'est-ce qui fait la différence entre l'état de silence intérieur où tout semble transparent, baigné de lumière, et l'état ordinaire, parasité de bruits, encombré de tensions vaines ?

L'attention. 

Le Tantra invite donc à un surcroît d'attention. Il s'agit de chercher (carcâ), d'examiner (vicâra), de regarder de plus près (anveshanâ), de se familiariser avec (parishîlana) notre essence, avec l'expérience, afin de reconnaître en elle le divin.

Cependant, ces termes pourraient suggérer une recherche exclusivement discursive. Il n'en est rien. Il s'agit d'une attention directe, muette pour le principal, qui plonge dans l'attention silencieuse, sans nécessairement chercher une réponse verbale.

Kshemarâja décrit ainsi cette quête spirituelle :

sadvimarśabalenaivaṃ nityaṃ yaḥ pariśīlate /
sa muktaḥ sarvabandhebhyo nityānandamayo bhavet // 21 //
"Qui se familiarise sans cesse (avec l'expérience)
par la force de la conscience véritable,
celui-là est délivré de tous les liens,
il en viendra à déborder d'une félicité perpétuelle."

cidvahnir grasate so 'yaṃ suprabuddho 'sty asau yadā /
tadāsau vimalo jñeyam cidvahniḥ sarvabhakṣakaḥ // 22 //
"Le feu de la conscience dévore (tout combustible) ;
quand il est bien éveillé,
que ce feu conscient immaculé,
dévore tout les objets."

etadbalena saṃyukto yogī nirvāṇalakṣaṇaḥ /
padaṃ prāpnoti vimalaṃ so 'cirān nātra saṃśayaḥ // 23 //
"Recueilli, le yogî
atteint le Nirvâna.
Il atteint sans délai l'état immaculé,
il n'y a aucun doute à ce sujet !"

cidvahnir balalābhe 'pi viśvam ābhāti cinmayam /
svānandāmṛtakallolam etad ucchalitaṃ bahiḥ // 24 //
"Même quand le feu de la conscience a (re)trouvé sa force,
il manifeste toutes choses comme pleines de conscience,
vague du nectar de félicité innée
qui déborde à l'extérieur (aussi)".

tad eva śyānatāṃ yātaṃ bhāvarūpair vibhāvyate /
svātmā maheśvaro devaḥ krīḍate parameśvaraḥ // 25 //
"Et c'est cela  qui se cristallise
et c'est cela que l'on considère comme étant l'essence des choses.
Notre Soi est le Maître des maîtres :
Dieu joue ainsi, souverain suprême."

(Le Jeu de la conscience, Bodhavilâsa, attribué à Kshemarâja)

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L'idée est que tout est conscience de soi. Il n'y a pas dualité du sujet et de l'objet. L'objet (=le monde) est le sujet se percevant soi-même. Mais dans le cas de l'expérience ordinaire,  cette expérience de soi est méconnue : elle est prise pour l'expérience d'une réalité étrangère. Je crois que cette table existe, indépendamment de la conscience que j'en ai. Cependant, même dans ce cas, le "feu de la conscience" continue de brûler, car sans cela il n'y aurait aucune expérience, même incomplète ou déformée. Le feu couve sous la cendre et continue, à un régime certes faible, à consumer son combustible, c'est-à-dire les choses, mais seulement partiellement. 

La conscience, en prenant conscience de ce qui se présente, devrait réaliser qu'elle est toujours tout, sans laisser aucune trace, comme un feu qui brûle parfaitement ou comme une digestion idéale. Mais dans l'état ordinaire, ce pouvoir est comme endormi. Il y a donc des restes, des reliquats, des déchets. La combustion est incomplète, la conscience est incomplète. Or, ces déchets sont les semences des objets à venir. Tant que tout n'a pas été digéré, immergé et consumé dans le feu de la conscience, cela réapparaît. Doutes, questionnements, hésitations, craintes, scrupules, tensions, tout cela réapparaît jusqu'à réintégration complète.

Cependant, l'univers ne disparaît pas pour autant. Seuls les dissonances cognitives, pourrait-on dire, disparaissent. Mais les choses elles-mêmes apparaissent, encore et encore. Seulement, elles sont désormais pensées et perçues comme étant conscience. Conscience, donc félicité. Ce ne sont plus des objets étrangers qui s'imposent, mais un "jeu" gratuit, sans poids, sans tensions. Une extase sans fin. Tout est manifesté à chaque instant, tout est repris à chaque instant, comme un feu qui consume tout. C'est un cycle :  l'eau de la conscience se fait glace, puis fond et retrouve son état liquide. Tout baigne dans le nectar de la félicité innée.

Tout le secret donc, repose dans ce surcroit de conscience. Plus précisément, dans cette augmentations de l'intensité, éveil au silence vibrant, d'abord entre deux pensées, puis lors des pensées elles-mêmes.

samedi 15 mai 2021

Deux genres de spiritualité


 Il y a deux structures pour les spiritualités :

1 - La structure binaire : samsâra/nirvâna, matière/esprit, dualité/non-dualité, etc. 

Ces philosophies s'inscrivent dans des logiques du "tout ou rien". D'où, d'un côté, une impression de simplicité et de clarté ; mais aussi, de l'autre, le sentiment d'une pensée simplificatrice qui passe à côté du réel. C'est la structure du bouddhisme ancien, du Sâmkhya, du Vedânta.

2 - La structure ternaire : une Source et deux chemins. 

Soit, par exemple, la Conscience universelle ; a) Quand elle se réalise, une manifestation harmonieuse s'ensuit, liberté en cette vie (jîvanmukti) ; b) Quand elle ne se réalise pas, une manifestation disharmonieuse s'ensuit, aliénation en cette vie (pashutva). C'est la structure du Tantra, du (néo)platonisme, de l'hermétisme, de la Gnose.


Ce sont là deux matrices, avec chacune sa sorte de dialectique (exclusive ou inclusive, respectivement) qui engage des possibilités propres sur les plans du spirituel, de l'éthique et du politique.

vendredi 14 mai 2021

De la lecture comme pratique spirituelle



 Comment accéder à la connaissance spirituelle ?

La plupart des gens répondront que la source de la connaissance spirituelle est en nous. Il faut plonger en soi. Mais ce que nous entendons pas là diffère : pour les uns, il s'agit de "voyager dans l'Astral", de se connecter à des entités omniscientes ou de se fier à son impression du moment. Pour d'autres, plus rares, cela signifie se reconnaître comme présence impersonnelle, ou entrer en relation avec l'essence intime qui est aussi l'essence universelle. 

Autrement dit, la majorité des gens se tourne vers des entités, principalement des humains, des gourous, des maîtres, des guides, comme source de la connaissance. Dont des livres, qui sont les paroles de telles entités.


Or, j'ai remarqué une chose : parmi ceux qui lisent des livres, il y a ceux qui lisent des livres "sur x", par exemple le Tantra ; et il y a ceux qui lisent des livres "de x", par exemple des textes de la tradition du Tantra. C'est la distinction entre littérature ou secondaire, "les livres sur la Gnose", et la littérature primaire, les textes gnostiques eux-mêmes. Ou les livres sur l'alchimie, et les textes alchimiques eux-mêmes. Ce sont là deux sortes de sources très différentes.

Mon expérience, de longue date, est que la littérature secondaire est un mauvais choix. En surface, elle semble certes plus facile d'accès, plus familière ; les sources primaires semblent plus exotiques, plus difficiles. Mais c'est négliger le fait que la littérature secondaire est... secondaire. Elle est une copie, au mieux relativement fidèle. Un dérivé, un reflet, une imitation. Un écho. Or, comme dans le jeu du "téléphone arabe", il suffit de quelques copies pour que l'original devienne méconnaissable. De plus, pourquoi passer par des intermédiaires ? "Mieux vaut s'adresser au bon Dieu qu'à ses saints". Remonter au plus près de la source.

La littérature secondaire est donc une perte de temps. Au pire, elle est source d'erreur. Et, parmi les sources secondaires, les moins mauvaises sont celles qui laissent le plus parler ceux dont elle parle. Voilà pourquoi je préfère les anthologies, au pire les résumés. Quant aux informations contextuelles, le format wikipédia est idéal. Rester concis, s'en tenir à l'essentiel. Les commentaires critiques doivent, dans la mesure du possible, être clairement placés à part.

Les livres que j'ai lu sur Platon étaient plein de préjugés, voire de mensonges. Même constat pour les ouvrages sur la Gnose, les "introduction", etc. Les livres sur le Tantra m'ont transmis des idées néfastes. Par exemple, le livre de Van Lysbeth a fait la propagande du cliché des "méchants aryens" contre les "gentils dravidiens", les vils pasteurs patriarcaux contre les doux agriculteurs matriarcaux. Cela m'a fait perdre du temps - le temps nécessaire pour réaliser par moi-même que cette affirmation était fausse. De même sur l'hindouisme, le bouddhisme, et ainsi de suite. Rien ne vaut l'accès aux sources primaires.

Et ce qui a été décisif, à chaque fois, c'est cet accès à la littérature primaire. Les sources, comme on dit à juste raison. Les textes, dans la langue originale ou, à défaut, dans une assez bonne traduction. Bien évidemment, je ne connais pas le tibétains, par exemple. Mais je connais le vocabulaire du dzogchen, les expressions principales. Je m'intéresse toujours à la langue. Remonter au plus près de la source. D'où l'apprentissage du sanskrit. On me demande régulièrement ce qui m'a poussé vers la pratique de cette langue si difficile. Eh bien, c'est le désir de me rapprocher des sources. Il en va comme dans le commerce : il est prudent de se passer d'intermédiaires, de traiter le plus directement possible avec le producteur. Voilà pourquoi je suis devenu sanskritiste. Et je ne l'ai jamais regretté depuis. 

Les textes. Aller aux textes. La tradition, c'est la transmission ; or la transmission, c'est la transmission à travers les textes. N'est-il pas frappant que toutes les traditions dignes de ce nom soient fondées sur des textes, des discours, des paroles, des soûtras, des aphorismes, des commentaires, des commentaires de commentaires ? Là aussi, nous retrouvons certes le phénomène d'imitation. Mais dans une forme vivante, dirai-je. 

Alors que, la spiritualité contemporaine se caractérise par l'imitation mensongère, par le plagiat. Regardez la plupart des vendeurs de méthode "quantique", "chamanique", "hydraulique" et pataphysique : ils plagient, et ils cachent soigneusement leurs sources véritables. Ainsi, le néo-yoga, le néo-tantra, le néo-advaita, le néo-vipassana, tendent à passer sous silence les sources indiennes, au motif que "c'est intellectuel". Ben voyons. Des plagieurs, des affabulateurs, des imposteurs, des imitateurs. Au mieux. Aujourd'hui, combien d'"éveillés" pompent les textes gnostiques, mais sans le dire ? Le "Secret" est une imitation d'œuvres des années 1920. Le New Age imite la New Thought, qui elle-même imite le transcendentalisme, qui lui-même imite le romantisme, qui lui-même... D'autre plagient le dzogchen. D'autres encore, pour mieux occulter leurs sources, prétendent enseigner le shivaïsme du Cachemire, mais n'ont dans la bouche qu'une énième copie de la rhétorique new age. Ou d'une psycho-thérapie des années 70. Sans oublier tous ces clones qui s'imitent les uns les autres, à l'infini. Un jeu de miroir qui évoque les rayons d'un supermarché. 

Alors quoi ? Les textes. Revenir aux textes. Revenir à la parole, au plus près de l'acte créateur. Pour apprendre et pour se nourrir. Au reste, toute lecture n'est pas condamnée à être seulement analytique. Il y a aussi la lecture divine : lire, méditer, prier et contempler. Comme, en Inde, il y a l'écoute, la méditation et la contemplation, shravana, manana et nididhyâsana. 

Autrement dire, l'étude des textes est une méthode, et non un simple gadget anecdotique. C'est la voie traditionnelle, la voie de la transmission, la voie de la réalisation. C'est une manière de vivre, une discipline, une école de chaque jour. 

Les gens parlent de "tradition orale", "d'au-delà des concepts", etc. Mais, le plus souvent, ce ne sont là que des justifications commodes pour rester les bras ballants, dans une attitude passive, consumériste à tous égards, tels des chamallows qui se laissent dissoudre par l'humidité ambiante. 

Certes, il fait aller au-delà des textes, par-delà la lettre. Mais pour cela, il faut d'abord passer par les textes. Et surtout, une lecture "divine" nous conduit d'elle-même à son propre au-delà. Telle est la beauté de la lecture. Lire et relire. Un travail d'artisan, et non d'employé. Une œuvre d'adulte qui se tient debout, et non d'adolescent mou du genou. Une quête en compagnie, non une soirée sextoy. 

Donc, aller aux textes plutôt qu'à des livres ou à des enseignements secondaires. Et, de là, à la Source ultime. Au plus près, au plus intime. Voilà pourquoi, dans mes billets de blogs, mes livres et mes vidéos, je m'efforce d'inclure des textes, au moins des extraits. C'est la méthode que j'ai adoptée. Après plus de trente années, elle m'a convaincu, elle a fait ses preuves, elle est fiable. 

La lecture des textes, des sources primaires, est une pratique spirituelle. 

Lire ainsi et se laisser relier. Lire comme on se laisse masser. Lire comme un chasseur. Lire en entier, en restant entier, tout entier. Lire attentif à l'onction, à l'esprit, au souffle. Lire en se posant. Lire comme une rencontre. En se reposant. Lire avec attention. Lire en intégrant l'articulation des mots avec le fond cordial vibrant. Enoncer les mots sur fond de silence vivant. Constater, encore et encore, leur harmonie. En éprouver une joie sans pareil. Découvrir, approfondir. Depuis longtemps, je lis les mêmes textes. Lire, oui, mais encore plus, relire. Encore, et encore, et encore. Lire comme on respire. Cultiver. Se cultiver. Laisser les mots, les phrases, les tournures, les discours, œuvrer en nous comme des graines dans une bonne terre. 

Vivre en accord avec ce que la lecture exige de discipline, de concentration, de mémoire, de souplesse, de précision, de force intellectuelle. 

Lire est une pratique, une expérience, lire, c'est faire, c'est déjà faire, c'est faire, peut-être, ce qui est toujours déjà en train de se faire en nous. Lire, c'est écouter. Lire, c'est se taire. Lire, c'est se laisser faire. Lire, c'est apprendre à laisser faire. Lire, c'est donner du temps, de l'espace, pour un autre en nous. Lire, c'est sortir du bavardage. Lire, c'est s'exposer à des objections, des ruptures, des surprises, des défis. Lire, c'est voyager. Lire, c'est s'élever sans bouger. Le monde est un livre : Shiva est le sens, Shakti est le texte. La Nature est un livre : la lecture d'un livre me prépare à cette autre lecture. Lire m'apprend à relier, me rend sensible à tous les signes, aux paroles sans mots, aux chants animaux, derrière les activités humaines. Lire apprend à parler à propos. Lire harmonise, rétablit, guérit, guide, vivifie, repose le corps. 

Lire est tout, est cheminer vers le Tout. 

jeudi 13 mai 2021

En quoi la non-dualité dans le Tantra est-elle différente des autres non-dualismes ?



 La non-dualité est assez populaire. Cependant, la plupart des gens croient que toutes les traditions ou les philosophies non-dualistes disent la même chose.

De fait, elles ont des points communs. Mais elles portent aussi des différences, voire des divergences, qu'il est temps de commencer à discerner. Le moment des découvertes est passé, et avec lui, le temps des approximations.

Par exemple : Quelle est la différence entre le non-dualisme du Tantra et celui du Vedânta ?

Allons à l'essentiel :

Pour le Tantra, la conscience EST activité (kriyâ).

Pour le Vedânta, la conscience est inactive (nishkriyâ).

En outre, il est vrai que ces deux philosophies emploient ces deux termes. Mais elles ne les mettent pas au même rang.

Le Tantra affirme parfois que la conscience est inactive. Mais c'est une métaphore provisoire, un moment vers la conclusion prouvée et réalisée : la conscience est activité.

Le Vedânta affirme parfois que la conscience est activité, c'est-à-dire qu'elle est toute-puissante (sarvakartâ). Mais c'est là une métaphore provisoire, un moment vers la conclusion prouvée et réalisée : la conscience est inactive.

Ainsi, si l'on écoutait ces deux enseignements sans prêter attention, on pourrait croire qu'ils disent la même chose, un peu différemment. Mais si on les écoute avec respect, et non pas dans un esprit désinvolte pour qui, la nuit, toutes les vaches sont noires, alors on ne peut qu'admettre qu'ils sont décidément, sciemment et délibérément différents. Voilà pourquoi ces traditions se sont critiquées mutuellement. Ces philosophes ne se sont pas regardés avec des yeux de poisson en débitant des mièvreries dans je ne sais quel prétendu paradis de la "conscientisation" béate.

Et je pourrais, ou devrais, préciser les autres non-dualismes. Chacun est comme une personne. Ces personnes ont en commun les traits de l'espèce humaine. Mais elles se distinguent par leur individualité. Ce qui n'empêche pas d'être poli, mais sans tomber dans cette obséquiosité si veule qui afflige les milieux spirituels mondialisés.

Quoi qu'il en soit, le point spécial du Tantra est de tenir que l'absolu est acte, et non pas un simple fond indifférent à ce qu'il fonde.

mercredi 12 mai 2021

Spiritualité et croyances



 La spiritualité va souvent avec des croyances, voire des superstitions. Pas seulement dans le New Age, mais aussi dans les traditions les plus authentiques. J'appelle cela l'occultisme, faute de mieux. Tout se passe comme si la poésie mystique, magie de l'intérieur, dégénérait en systèmes rigides et pointilleux, telle une lave se pétrifiant peu à peu. Et je constate avec un certain effroi que, plus ces traditions abordent les détails concrets, plus elles s'égarent. Leurs connaissances spirituelles sont remarquables. Pourtant, dans la physique, la biologie, dans l'histoire, l'éthique et la politique, on n'aperçoit plus ce même éclat. Plus les discours se veulent précis, plus ils montrent leur indigence. Le Tantra, le dzogchen, la mystique catholique, pour ne citer que des traditions qui me sont proches, n'échappent pas à cette curieuse dualité entre le spirituel et les croyances pataphysiques. Le platonisme bénéficie, quant à lui, de l'esprit scientifique des Anciens. Dans une certaine mesure.

Et donc, disais-je, tout se passe comme si la poésie mystique se solidifiait en sortes de systèmes occultes qui tombent dans le ridicule, à mesure qu'ils prétendent descendre aux détails. Il en va comme pour l'amour chrétien qui se pétrifie en institutions et en morale rigide.

Par exemple, le dzogchen est plein d'une sublime poésie et de beaux élans spéculatifs. Mais il prescrit aussi des "pratiques" occultes parfumées de paranoïa, et surtout des recettes assez pittoresques pour venir à bout des problèmes oculaires ou sexuels. Comme je disais, plus on va vers les détails concrets, plus on va vers le fumeux, voire le scabreux. Les limites apparaissent, alors que la méthode scientifique, au contraire, révèle une partie de sa puissance dans la précision qu'elle atteint dans les détails. Et cela vaut pour toutes les traditions.

Il est donc nécessaire de les approcher avec discernement. Autrement dit, ce qui est encore valable dans ces enseignements doit être distingué de ce qui est obsolète, inutile ou carrément dangereux. 

Mais comment des êtres omniscients ou en contact avec le divin peuvent-ils s'être trompé ou avoir ignoré à ce point ? 

- Eh bien, commençons par remarquer que tous les auteurs traditionnels ne sont pas censés être omniscients. En fait, cette idée que les "éveillés" sont infaillibles et savent tout sur tout est une croyance Jaïn et, spécialement, bouddhiste. Le Mahâyâna est la tradition qui a le plus insisté sur ce dogme d'une omniscience totale des Bouddhas. D'où des problèmes insolubles, des dissonances douloureuses et des conduites puériles. Mais ailleurs, dans l'hindouisme par exemple, les "éveillés" sont en contact avec le divin. Pour autant, ils ne sont pas nécessairement omniscients. Par exemple, selon le Tantra, l'union divine procure l'inspiration poétique, une intelligence singulière, une grande intuition et des facilités intellectuelles. Mais elle ne rend pas omniscient. 

Et Abhinavagupta, qui était pourtant lui-même vénéré comme un génie surnaturel, affirme explicitement que d'autres, après lui, pourront dire et diront mieux et plus vrai que lui. Il invite clairement au discernement. L'intuition spirituelle n'est pas incompatible avec l'usage de la raison. Et je crois que cette attitude est juste et cohérente, alors que la croyance en l'omniscience est source de dissonances cognitives majeures. 

Il est impossible de se sortir de ces problèmes sans intégrer l'idée d'évolution. Certes, il y a quelque chose qui n'évolue pas, il y a de l'éternel. Et c'est justement ce qui n'évolue pas qui constitue le moteur d'une évolution infinie. La simplicité radicale de l'Un est source d'une inépuisable richesse dans le Multiple et, donc, d'une évolution sans terme autre que l'horizon idéal d'une parfaite synthèse, d'une ultime réconciliation.

En outre, si l'absolu est libre, il est juste que cette liberté se retrouve, à des degrés divers, dans sa manifestation. Or, cette liberté se manifeste comme nouveauté. Donc, comme évolution qui ne se réduit pas à une répétition de cycles. Il y a des cycles, mais aussi une évolution et des évènements imprévisibles, le tout formant une spirale, plutôt qu'un mouvement circulaire et plat. Il n'y a pas de retour exact au passé, mais un perpétuel mélange d'Identique et de Différent, ce Différent étant le fait de la souveraine liberté de la Conscience universelle. 

Dès lors, les traditions, qui ne sont pas seulement des résultats immuables, mais aussi et surtout des flux de transmissions pris dans le mouvement de cette évolution universelle, sont appelées à changer. Et ce changement n'est pas nécessairement une décadence. Cela peut aussi être un progrès.

Mais, objectera-t-on, discerner et rejeter le superstitieux, n'est-ce pas tuer la magie ? n'est-ce pas oblitérer le sacré lui-même ? - Je ne le pense pas, du tout. Bien au contraire. Se livrer à ce nécessaire travail, au sens propre du terme, c'est réformer sans rationalisme, c'est revenir à la source, c'est comme élaguer un arbre ou alléger un jardin. Les bonnes choses en sortent ragaillardies et porteuses d'une sève renouvelée. Il n'y a rien à craindre de cette pratique, à condition qu'elle soit vécue de l'intérieure. S'il n'y a pas expérience mystique, s'il n'y a pas vie intérieure, alors bien sûr, tout cela est vain et sera voué à la catastrophe. 

Mais, pour revenir à la question de l'usage de la raison, je crois qu'il n'y a pas à la craindre, à vouloir la ligoter ou l'assigner à je ne sais quelle résidence surveillée. J'appartiens à une tradition "intégrale", c'est-à-dire à une transmission qui assume toutes les puissances et cultive un optimisme lucide quant à l'avenir. Je médite toujours cet exemple : Est-il besoin de croire que la Terre du Milieu existe objectivement pour en faire l'expérience ? Pensons-y. 

Comme Utpaladeva et la tradition du Tantra du Cachemire, je crois en la vie intérieure, en ses miracles qui dépassent l'entendement. Mais, comme Utpaladeva, je prône l'usage de la raison au plan ordinaire, "au plan de Mâyâ" (mâyâpade). Et donc, je m'applique à suivre ses lois et ses règles. Et donc, "une affirmation extraordinaire exige une preuve extraordinaire", et ainsi de suite. Cela n'est absolument pas incompatible avec la vie spirituelle, mystique, poétique, cela ne tue aucune magie, bien au contraire. 

De plus, cela protège des grandes folies du fanatisme, sans nous priver des divins délires et des inspirations inopinées. Je peux me laisser envahir par l'intuition, par les parfums d'outre-monde, par la magie des ressentis subtils, sans pour autant cesser d'exercer mon jugement sur ce qui se présente sur la scène occulto-pseudo-scientifique. J'admets que cela n'est pas tout à fait évident pour tous, car l'accès aux mondes invisibles semble souvent passer par un sacrifice de l'entendement, du bon sens. Mais c'est en réalité un faux dilemme. Je ne peux que vous inviter à y réfléchir. 

Finalement, je crois que tout est appelé à devenir cohérent, voire harmonieux. Être pleinement rationnel, et pleinement intuitif. Philosophique et poétique. Scientifique et mystique, sans sacrifier l'un à l'autre, mais en s'élevant par l'un et par l'autre, comme par deux ailes. Laisser tomber les superstitions, oui. Mais non pas renoncer à la magie, à la véritable magie, celle qui ne se laisse pas enfermer dans un système grossier, celle qui ne peut qu'être vécue et partagée, peut-être, dans la poésie.