Le désir ne trouve son apaisement qu'en Dieu (Shiva, le Bon), c'est vrai. Mais ce chemin de vie, de mort et de renaissance est un tango à deux, une valse pour à trois, qui présuppose le couple et l'enveloppe dans un flux, un courant d'amour. Ecoutez ce qu'il dit :
"On célèbre ainsi deux moments de l'absorption en Dieu (Shiva) :
le premier moment est
une plénitude absolument transparente.
Le second est l'essence
de la Puissance,
qui est toute-science et toute-puissance.
Le yogi qui y plonge son attention,
que ne connait-il pas ?
que ne fait-il pas ?"
Abhinavagupta, La Lumière des tantras, X, 206-207
"Deux moments" : deux instants, deux facettes. Elles ne sont pas séparées, c'est vrai aussi. Mais elles sont distinguées, et cela il faut l'entendre. Or, je crois que nous le pressentons, mais sans l’admettre. Nous aspirons à l’Un comme à un remède antagoniste de nos dualités, comme à une paix pour nos guerres.
Ces deux moments coexistent pourtant à chaque instant, mais nous ne vivons souvent qu'un seul d'entre eux, à l'exclusion de l'autre. L’unité au prix de la dualité ; ou la dualité dans l’oubli de l’unité. Soit je vis comme prisonnier dans la surface, balloté dans le torrent du quotidien ; soit, je m’abstrais en surplomb, telle une « belle âme » riche et libre, inconditionnée… à condition de rien faire, de ne rien donner ! D'ordinaire, nous ne vivons que la dualité, la multiplicité, l'agitation. Mais qui se croit "spirituel" ne vit souvent que l'unité qui exclut la vie, qualifiée un peu vite d'"agitation". Or, que nous enseigne ici le Fils de la Yogini ?
Qu'il y a "deux instants". Comprenons : deux occasions, deux rendez-vous. Il ne faudrait pas manquer le second pour le premier, car nous resterions sur notre faim, nous resterions, au fond, dans la frustration, dans ces faux dilemmes qui déchirent nos existences. Pourquoi choisir ? La vie se danse à deux.
Le premier instant est "une plénitude absolument transparente". Dieu est silence. Où, disons qu'il nous embrasse dans le silence intérieur, quand nos raisons rendent raison, quand le bavardage cesse. Ouverts, nous pouvons recevoir le don. Le don qui nous est donné, à chaque instant, à chaque instant qui est le premier, c'est-à-dire avant les "quand ?", les "où ?", les "pourquoi ?" et les "comment ?". Se faire limpide ; ou plutôt, se découvrir transparent, incolore, nu, mis à nu, dénudé, dénué, dépouillé en ce premier instant comme au premier jour.
"Transparence" est silence simple, béant, vacant, vivant. Car ce vide n'est pas mort. Il est ressenti comme un « coup » de rien, un ébranlement de vacance au plus profond de nos entrailles, stupéfaites, frappées comme on dit « je suis frappé ». La stupéfaction vient de ce que ce vide est plein. Il n'y a rien... et ce rien est tout. Sans manque. Comme une chute : dans le vide, à un moment, je ressens que je ne tombe plus car, dans le rien, vers quoi tomberais-je ? Le vertige devient prodige, la peur se renverse en stupeur béate, bouche grande ouverte, à l'image d'une fleur qui irait en une éclosion perpétuelle, ses pétales n'en finissant pas de s'épanouir.
Simple.
Mais l'infini ne s'arrête pas là, ni ailleurs. Au bout de l'infini, un cœur bat, qui appelle à une autre rencontre, avec la Puissance (Shakti), avec la Déesse. Le « second instant » d’Abhinava.
Elle est pouvoir, potentiel, possibilité, richesse, fécondité, débordement, élan, générosité, création, elle est une vague dans la transparence, un frémissement dans la chair de l'illimité. Elle est le Mystère qui se sent, se désire, se pressent, se cherche et se perd. Elle est liberté d'agir, et non pas seulement liberté en retrait, qui se tiendrait comme à l'écart. Elle est sacrifice, présent de soi qui se fait présent de toute chose et fait du moindre brin d'herbe un évènement sacré. Elle sent tout ce qui est, elle crée tout ce qui est - même ce qui pousse dans le ciel. Autant la transparence est simple, avant toute parole, autant ce "deuxième instant" est riche de possibles, en ébullition, un cri qui "hurle" les mondes innombrables.
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