mercredi 31 janvier 2024

Se moquer de Descartes ?

 J'entends et je lis souvent des moqueries au sujet de cette phrase, que l'on attribue à Descartes : cogito ergo sum "je pense donc je suis". Selon certain, cette proposition voudrait dire que j'existe parce que j'ai des pensées. Ce qui impliquerait que je n'existerais pas si je n'avais pas de pensées. Ainsi, Descartes serait un imbécile. On se croit sage de le moquer. Il est vrai qu'aujourd'hui nous sommes tellement plus "inclusifs"... Descartes : un blanc, un Français, un mâle, un intello, un philosophe, un scientifique... Il est bien dans l'air du temps de se défouler sur lui.

Pourtant, qu'a-t-il dit vraiment ?

Si l'on cite le latin, on devrait citer ses Méditations métaphysiques. Que dit exactement Descartes ? Il cherche une certitude absolue, contre les sceptiques, pour fonder la connaissance. Pour cela, il doute de tout.

Finalement, il réalise que, s'il doute de tout, c'est qu'il existe. Mais qu'est-il ? Une conscience. Un pouvoir de réfléchir. Car en français, "penser" ne signifie pas "avoir des pensées discursives", avec des mots qui vous traversent la tête ; mais bien plutôt, "penser" vient de "peser", évaluer, estimer, apprécier, juger, et donc, réfléchir, méditer, cogiter, "prendre conscience de".

Regardons ce passage, dans la Méditation seconde :

"Nutriri uel incedere ? (...) Sentire ? (...) Cogitare ? Hic inuenio : cogitato est ; aec sola a me diuelli nequit. Ego sum, ego existo ; certum est."

D'abord, ce que je suis, "est-ce se nourrir, marche ?" Non.

Est-ce "sentir ?" Non

"Est-ce penser ? J'ai trouvé : c'est la pensée ! Elle seule ne peut être séparée de moi. Je suis, j'existe, c'est certain !"

Premièrement, il ne dit pas "cogito ergo sum" "je pense donc j'existe", mais "ego sum, ego existo" "je suis, j'existe". Il n'y a pas de "ergo" "donc". Ainsi, cela n'est pas un raisonnement : c'est une évidence. C'est l'individu qui se réalise comme conscience, plus immédiate que la chose la plus immédiate. En outre, "cogitato" c'est la "pensée", c'est-à-dire la faculté de "peser", de réfléchir : c'est la conscience.

Descartes n'est pas un imbécile. Fénelon, intellectuel rigoureux, mais aussi mystique accompli, l'avait bien vu.

Enfin, notons que ce mot de "cogitare" "penser" correspond au sanskrit "vimarsha" avec une remarquable exactitude. "Vimarsha" désigne en effet l'acte de penser, de juger, d'évaluer, d'apprécier, etc.

Or, c'est ce mot qui a été choisi par Utpaladeva, le grand philosophe du Tantra, pour décrire Shakti, inspiré en cela par l'emploi de ce terme dans les enseignements de la tradition de Kâlî. 

Les traducteurs du Tantra ont toujours affirmé que ce mot était intraduisible. Ils l'ont donc rendu par des paraphrases : "prise de conscience", "ressaisissement infini", "réalisation de soi". 

Mais cet embarras affiché n'est-il pas du au rejet de l'intellect et de la pensée qui caractérise les mentalités contemporaines ? 

Car enfin, "vimarsha" signifie simplement "pensée". C'est ce que les dictionnaires nous apprennent. Et ce que font le Tantra et Utpaladeva er Abhinavagupta, c'est seulement d'approfondir ce que signifie "penser". Shiva est "Apparaître", Shakti est "Pensée". Tout est Apparaître et Pensée, tout est engendré par cette relation.

Donc, je propose que l'on cesse de se moquer de Descartes - ce qui ne fait que nous ridiculiser - et que l'on commence à traduire "vimarsha" par "pensée", ce qui est la juste traduction. 

Ainsi commencerons-nous à mieux penser le Tantra. Ce qui ne serait peut-être pas de trop, à une époque où, pour la première fois dans l'Histoire de l'humanité, l'intelligence semble régresser.

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