Peu de maîtres de méditation ont le talent de transmettre par leurs expressions. Et je ne parle pas ici de charisme. Outre feu Nyoshul Khenpo, Tulku Urgyen et Dudjom Rinpoche, Khenpo Tsultrim Gyamtso est le plus remarquable en cet art :
Philosophie et mystique, voie de la connaissance et de l'amour. Philo-sophia, amour de la sagesse, désir de vérité, expérience et réflexion. Yoga ou union du cœur et de la tête. La philosophie comme yoga, la philosophie comme pratique, éclairée et nourrie par la tradition du Tantra et autres sources que nous ont léguées nos ancêtres. Formation tantra traditionnel.
samedi 28 février 2015
Dissolution de l'ego ou élargissement de l'ego ?
L'énergie danse dans l'espace
Rien n'est supprimé, tout est transmuté
Le tantra non-duel est la synthèse la plus juste et la plus complète que je connaisse.
Par synthèse, j'entends une philosophie qui accueille, sans les confondre, toutes les voies intérieures et leurs expériences. Par tantra non-duel, je désigne un ensemble de traditions ésotériques autour du Kula, la divine Famille de Shiva et Shakti, ainsi que les philosophies inspirées par ces traditions.
Cela recoupe en partie le "shivaïsme du Cachemire", mais en partie seulement, car le tantra non-duel est plus vaste, il a existé avant et après l'âge d'or du Cachemire, et ailleurs qu'au Cachemire, même si les plus importants maîtres du tantra non-duel (Abhinavagupta et Utpaladeva) on bien vécu au Cachemire.
Comme dit Michel Hulin, dans le tantra non-duel "une certaine intuition upanishadique de la positivité mystique (et non pas empirique !) de l'ego, demeurée inexploitée dans les darshanas classiques, réapparaît et s'y avère féconde". Il pointe "l'originalité d'une d'une conception de l'ego dans laquelle celui-ci n'aurait plus à se renier pour s'accomplir, ne se rendrait pas homogène à la conscience absolue au prix d'un dépouillement systématique de toutes ses appartenances concrètes, mais se laisserait magnifier par l'élan même de ses attachements et aversions passionnés." (Le Principe de l'ego..., p. 283)
On ne saurait mieux dire.
Et dire aussi la différence entre cette non-dualité par inclusion proposée par le tantra et la non-dualité par exclusion de Shankara. Hulin résume ainsi cette différence :
"D'un côté, un absolu inerte (shântabrahman ou "nuit où toutes les vaches sont noires") englobant toutes les manifestations finies, tous les "modes", mais ne se ressaisissant pas lui-même et ne prenant pas conscience de son propre caractère d'Englobant. De l'autre, un absolu capable de se nier, de se déchirer, mais se reconstituant lui-même au-delà de cette scission.
D'un côté, la shânti, la paix des profondeurs, immuable, indifférente à l'agitation de surface. De l'autre, une véritable inquiétude de l'absolu, un "délire bachique où il n'y a aucun membre qui ne soit ivre, mais qui est en même temps le repos translucide et calme".
D'un côté, une manifestation cosmique ne reposant que sur l'illusion, de l'autre un libre engagement de Shiva (ou de l'Esprit Absolu) dans le déploiement cosmique.
D'un côté enfin, un ascétisme social, physique et intellectuel rigoureux, l'extinction systématique des affects, l'exténuation progressive de toute expérience liée au sensible. Et de l'autre, le refus de tourner le dos à la vie, la valorisation de l'affectivité et de sa sublimation à travers la perception esthétique, l'effort pour saisir l'absolu en acte à l'intérieur du plus humble des vécus.
Nous détiendrions ainsi avec l'Advaita la version indienne de la conception la plus restrictive, ou négative, de l'individualité : omnis determinatio est negatio. Le seul "sens" possible de l'existence individuelle serait de travailler à sa propre dissolution, de faire cesser l'espèce de scandale métaphysique qu'elle constitue. Dans la perspective tantrique, au contraire, le sens de l'existence individuelle serait son propre élargissement : faire "sauter" les verrouillages, les ancrages dans les habitus corporels et mentaux, réinjecter le sentiment du Je dans toutes les zones de l'être devenues comme mortes sous l'effet de l'inertie" (p. 357).
Voici l'hommage d'un commentateur anonyme de l'Îshvarapratyabhijnâvimarshinî d'Abhinavagupta, texte retrouvé dans le Sud de l'Inde :
Hommage à ce Shiva,
A cette Lumière consciente
Accompagnée de réflexion,
A lui dont le corps
Est cet univers
De noms et de formes
Qui est son divertissement gratuit !
Bonne journée !
vendredi 27 février 2015
Voie progressive ou directe ?
Ciel ou nuages ? Quel est le critère ?
Dans ce passage, le maître bouddhiste Longchenpa discute de la métaphore de l'espace. Sur l'espace, voir par exemple ici, ici, ici, ici, ici et là. A travers elle, l'enjeu est de savoir si notre vraie nature est le produit de causes et de conditions, ou bien si elle est inconditionnée et non-duelle :
"Il n'y a rien à ajouter, rien à ôter de l'essence de la conscience. Elle est donc au-delà des causes et des effets, au-delà de tout effort comme de tout perfectionnement..."
Longchenpa est clair : le point-clé de la vie intérieure est la reconnaissance de la conscience par la conscience, "notre vrai visage", par-delà tout ce qui change ou peut changer. La conscience est éternelle, parfaite et pure par nature. Il suffit qu'elle s'éveille à elle-même. Il cite Le Roi créateur de toute chose qui dit : "L'esprit [=le mental] laborieux est sans rapport avec ce qui est éternel/ce qui est depuis toujours".
Le passage qui s'ensuit est très intéressant, car Longchenpa y différencie son approche, celle de la Grande Perfection (dzogchen), de celle du bouddhisme Madhyamaka :
"D'un côté [selon le Madhyamaka] certains affirment que la causalité est assurément la source de l'existence des choses. par exemple, la plante vient de la graine. Mais ces gens [les partisans du Madhyamaka] affirment en même temps que l'esprit est pareil à l'espace [, lequel n'est pas le produit de causes et de conditions] ! Ces deux métaphores suggèrent que l'état de Bouddha (...) est produit par un processus à la fois conditionné et inconditionné... En raison de cette contradiction, l'opportunité d'atteindre l'état de Bouddha sans délai fait défaut dans ces voies [du bouddhisme ordinaire, telles que le Madhyamaka]. Pourquoi ? (...) Parce que l'idée que ce qui est par essence sans confusion puisse être atteint par ce qui est confusion est radicalement contradictoire !"
Le fini ne peut atteindre l'infini.
On ne peut fabriquer l'espace.
Mais alors, pourquoi parler d'espace ? Pourquoi cette contradiction ?
Longchenpa poursuit :
"Tout le monde s'accorde pour dire que l'esprit est comme l'espace. Dès lors, une métaphore causale [telle que celle de la graine et de la plante] est absurde et inadmissible, parce qu'une telle métaphore contredit ce que l'on veut dire ! Si l'essence de l'esprit est spontanément présente [ou établie par elle-même, intrinsèquement, svayam-siddha], alors cela contredit l'idée qu'elle serait produite par des causes et des conditions. Il y a donc une contradiction interne entre cette affirmation [selon laquelle l'essence de l'esprit est produite par des causes et des conditions, interdépendante et donc vide d'existence propre], et d'autres déclarations faites dans les textes de la voie ordinaire [=le Madhyamaka, les sûtras de la Prajnâpâramitâ], selon quoi elle est inconditionné/incréée et spontanément présente/existante par elle-même. (...) Puisque l'essence de l'esprit de pureté [=autre nom pour l'essence de l'esprit, notre vraie nature] n'est pas créée par quelque chose, mais qu'elle existe par elle-même sans transformation ni changement, il est impossible de la chercher à travers des causes et des conditions. Elle est comme l'espace !"
Source, pp. 182-183
Ainsi le bouddhisme ordinaire, avec le Madhyamaka prâsangika comme apogée, est-il fondé sur une contradiction. Double langage qui est à l'origine de controverses interminables sur l'éveil "progressif" ou "direct". On retrouve ce problème dans bien d'autres traditions spirituelles.
Soit on affirme clairement que la voie est progressive, causale, à l'image de la graine qui devient plante. Mais alors, comment passer du conditionné à l'inconditionné ? Dans cette approche, le "basculement" restera toujours un mystère. Et les chercheurs risquent de rester des chercheurs ad vitam perpetuam.
Soit on affirme clairement que la voie consiste à reconnaître une fois pour toute notre essence éternelle, étrangère à toute causalité, inconditionnée comme l'espace. Mais alors comment rendre compte des défauts de l'individu, de son égoïsme qui semble démentir sa compréhension ? On a l'impression que le droit est à chaque instant réfuté par les faits...
Soit on essaie d'articuler les deux, mais ce n'est pas facile. Comment ?
jeudi 26 février 2015
La portée morale de la doctrine du non-Soi
Bonjour, je suis Bouddha. Je suis un moraliste
La doctrine de l'absence de Soi dans les êtres et dans les choses est un dogme cardinal du bouddhisme. Il consiste à dire qu"il n'y a que des paroles, mais pas de Soi qui parle", etc. Le seul Soi existant est un flux de causes et de conditions interdépendantes. Pour le dire autrement : il n'existe pas de "tout", mais seulement des "parties".
Mais pourquoi le bouddhisme a-t-il donné tant d'importance à cette doctrine ? Pourquoi s'accrocher à ce dogme qui entraîne de redoutables difficultés ? Pourquoi le bouddhisme n'a-t-il pas préservé l'agnosticisme du Bouddha ?
Il semblerait que, de fait, cette doctrine du non-Soi ait été présente au coeur de l'enseignement du Bouddha lui-même. Mais pourquoi ? Si le Bouddha nie l'existence du Soi, à quoi bon une pratique vers l'Eveil ? Qui pratique ? Et à quoi bon une morale sur ce chemin ? Qui chemine ?
La réponse est dans le problème.
Car il faut bien voir que le Bouddha rejette deux visions du Soi : la vision selon laquelle le Soi disparaît au moment de la mort ; et celle selon laquelle le Soi est permanent et immuable.
Dès lors que ce contexte est vu, la doctrine du non-Soi s'éclaire : elle a une portée morale. Car en effet, si le Soi disparaît avec le corps, attendu qu'il ne serait rien de plus que ce corps, alors nul ne serait là pour subir les conséquences des actes posés durant sa vie : ce serait immoral. A l'inverse, si le Soi est foncièrement immuable, alors peu importe ce qu'il fait ou ne fait pas : ce serait une autre forme d'immoralisme, que l'on voit d'ailleurs souvent dans les milieux non-dualistes. "Et alors ?" entend t-on, "le Soi est au-delà de tout ça !", "Je suis sans passé, sans histoires, youpi !"
La doctrine du non-Soi n'affirme pas que le Soi n'existe pas, mais affirme que ces deux sortes de Soi - celui du "nihiliste" et celui de l'"éternaliste" - n'existent pas. Selon le bouddhisme, le Soi n'est ni le corps, ni une entité totalement désengagée du corps. La doctrine du non-Soi affirme qu'il existe bien un Soi, c'est-à-dire une individualité responsable de ses actes. Derrière ses difficultés, il faut donc bien voir l'intention moraliste qui préside. La doctrine du non-Soi serait ainsi une première approche (neya-artha) d'une doctrine morale, laquelle serait le fin mot de l'enseignement du Bouddha (nîta-artha). En d'autres termes, le Bouddha croit avant tout en l'importance de l'évolution morale de la personne, et tient donc à préserver les conditions de possibilité théoriques de cette évolution. Or, s'il n'y a pas de Soi du tout, ou si le Soi est déjà tout ce qu'il sera pour l'éternité, il n'y a plus d'évolution morale.
La fameuse doctrine du non-Soi aurait donc une portée essentiellement morale.
Telle est aussi la conclusion de Michel Hulin dans son Principe de l'ego dans la pensée indienne classique, livre que j'ai cité et que j'aurais l'occasion de citer à nouveau. Je l'ai découvert en 1990, et il a eu une influence décisive sur mon parcours. Voici ce passage sur la portée morale de la doctrine du non-Soi dans le bouddhisme :
"Ce que le bouddhisme, en définitive, reproche aux deux thèses extrêmes [du Soi inexistant et du Soi permanent], c'est de ne pas prendre au sérieux l'acte et la responsabilité de la personne. D'un côté, la perspective de la mort comme anéantissement décourage à l'avance toute activité qui ne serait pas recherche d'un plaisir immédiat. De l'autre, toute activité devient inutile et même impossible si, d'un certain point de vue, l'individu est déjà tout ce qu'il peut et doit être? Tout son engagement apparent dans des tâches mondaines ou religieuses n'est plus alors que vaine agitation, jeu irréel, gratuit et irresponsable. A la limite, d'ailleurs, les deux extrêmes se rejoignent et deviennent pratiquement indiscernables dans la mesure où ils conduisent, l'un comme l'autre, à vivre dans le caprice de l'instant et le refus de tout engagement véritable".
On ne saurait mieux décrire la situation de beaucoup de nos contemporains "chercheurs spirituels"... La ressemblance entre le culte de l'instant tel qu'il se vit dans le consumérisme et le culte du même instant présent dans certaines formes de non-dualisme n'est-elle pas frappante ? Le rejet de l'individualité n'est-elle pas souvent une manière de se dédouaner à peu de frais de ses responsabilités ? Or il existe deux façons de se débarrasser de l'individualité : en disant qu'il n'y a pas de Soi du tout. Ce qui serait la thèse matérialiste naïve d'un chacun. Ou en disant que le Soi est immuable et que toute le reste est irréel. Ce qui serait la thèse de certains non-dualistes.
D'un autre côté, il ne faut pas non plus perdre de vue qu'aucun chemin spirituel n'est possible sans une relativisation de l'individualité et sans l'abandon à "quelque chose de plus grand". Le tout est de penser les choses de manière à ne pas mettre la Source au service des caprices du petit moi, mais plutôt d'offrir le petit moi au service de la Source.
Bonne journée !
mercredi 25 février 2015
Vrai moi et faux moi
Une page du Vijnâna Bhairava Tantra en écriture shâradâ du Cachemire, avec des annotations
Dans toutes les voies intérieures, on se libère du faux moi pour retrouver le vrai moi.
Le faux moi est malheureux, limité, voué à la mort.
Le vrai moi est heureux par nature, infini, immortel.
Façon de parler. Car il n'y a que moi : moi qui m'identifie à ce qui n'est pas moi ; et moi qui me reconnais tel que je suis. Seulement, ce vrai moi - le Soi - est à certains égard si différent du faux moi - l'ego - que l'on peut bien en parler comme de deux moi(s) distincts.
L'erreur à éviter est de croire que l'on existe pas du tout.
Un commentateur du Vijnâna Bhairava Tantra, que j'ai traduit du sanskrit et qui va paraître bientôt, dit ceci à ce sujet :
"Le 'je suis
tout' est le Soi, la fusion de Shiva et de sa Puissance. Il est décrit de
bien des façons.
Ceux qui rejettent le moi en bloc
Cet état de"je"est rejeté par l’auteur du Bouquet des catégories, quand il dit ceci
- comme s'il se délectait dans l’admiration de la doctrine des Bouddhistes :
S’il y a le moindre"je",
On a peur du réel.
S’il n’y a aucun"je",
Qui pourrait avoir peur ?
C’est aussi ce que disent les
Bouddhistes :
Si l’on (imagine) un Soi réel,
La notion d’un autre (naîtra de même).
En présence du Soi et de l’Autre
Naissent l’attraction et l’aversion.
Puisque ces deux notions sont entièrement
Interdépendantes, elles engendrent
Tous les défauts (du devenir).
Ceux qui distinguent le faux moi du vrai moi
Au contraire, dans la Lampe de la prise de conscience, il est dit :
L'essence "je" est suprême.
Elle est le divin impérissable, absolument souverain,
A la fois immanent et transcendant à l’univers.
Une fois absorbé en elle, qui aurait peur ?
Mais dans tous les cas, c'est le vrai moi qui s'exprime !
A travers chacun de ces
livres, c’est le Seigneur lui-même, en forme de "je", qui réfléchit.
De même, le seigneur Hrasva par exemple, a dit ceci dans la Réalisation non-duelle:
Le domaine du sentiment du "je"
Transcende celui de l’intellect.
Par contre, le"je"perclus
de limites doit être arraché jusqu’à la racine. C’est ce que dit le roi des
ascètes :
Tel un poison virulent,
La dague du"mien",
Assoiffée de sang,
Met en pièces l’intelligence des gens.
Le"je"est l’unique démon.
Quand tu apparais dans l’esprit,
Que ne peut-il advenir ?"
La vie intérieure reconnait le vrai moi et délaisse le faux moi.
L'heureux paradoxe est que, quand on se détache du moi limité, celui-ci s'épanouit ! La raison est simple, le moi limité existe. Mais pas séparément du Soi. L'erreur ne consiste pas à croire que l'individu existe, mais à oublier où il existe. La vague existe t-elle indépendamment de l'océan ?
Précommande du livre
Précommande du livre
mardi 24 février 2015
L'expérience du coeur, un fanatisme ?
Comme le savent les lecteurs de ce blog, je distingue deux versants de la vie intérieure : l'expérience de l'être ; et l'expérience du coeur. Voir ce billet, par exemple.
Entre ces deux pôles, toute la gamme des expériences mystiques se déploie, telle la roue d'un paon infiniment infini.
Or, dans un précédent billet (si vous le retrouvez, merci de me le signaler), j'avais montré que l'expérience du coeur, la sensation du "je" (à distinguer de l'état de "je suis" chez Nisargadatta), était à l'origine de la notion de Dieu. Vivre l'expérience du coeur c'est, en effet, éprouver l'essence de notre corps, de notre individualité, et c'est ressentir la source palpitante de toute vie, la pulsation créatrice, dans un "je suis je" repris à l'infini. C'est l'essence de l'ego.
Or, Dieu n'est manifestement qu'un dérivé de cette expérience. Pour le dire autrement, si "je" ne ressentais jamais ce coeur battre en moi comme étant plus moi que moi, si je ne me ressentais jamais (tout simplement !), alors jamais je ne pourrais concevoir Dieu. Jamais cette idée ne surgirait dans mon esprit. Sans moi, point de Dieu.
Du reste, ceci se confirme par un survol des traditions spirituelles : celles qui mettent en valeur l'âme ou l'individualité croient en un Dieu. Celle qui, au contraire, soupçonne l'ego de n'être qu'une illusion (bouddhisme, kevalâdvaita, mîmâmsâ, certains philosophes contemporains comme Dennett) croient que Dieu est également une illusion.
Nous pouvons donc formuler ce théorème : La vision de Dieu dépend de celle du Soi. Si l'on pense que le Soi est une illusion, Dieu sera pensé comme illusion. Si l'on pense que le Soi est réel, Dieu sera réel.
J'ajouterai qu'il en va de même pour le monde. Ceux qui reconnaissent en eux une âme sensible et vivante perçoivent un monde vivant. Ceux qui perçoivent le moi comme une sorte d'ordinateur, conçoivent aussi le monde comme un super-ordinateur. Spinoza, qui conçoit l'âme comme une machine spirituelle, conçoit le monde - ou Dieu - comme une machine infinie. Nous pouvons alors reformuler notre théorème en nous inspirant de celui de Kshemarâja dans son Coeur de la reconnaissance : Le sujet et l'objet se déterminent mutuellement. Sur le plan psychologique, on le constate chaque jour : quand je suis mal, je crois que le monde va mal. Quand la peur est en moi (dans mon corps), je vois un monde de peur. Quand je suis transparent, je vois un monde transparent. Tel moi, tel monde, tel Dieu. Au fond, créature, création et créateur sont trois exemplaires du même modèle. Cela est montré très clairement dans le bouddhisme et le Vedanta de Shankara, mais aussi chez tous les philosophes qui ont vu dans le moi une illusion, tels que David Hume.
Ce qui pose un problème :
Si je prend au sérieux l'expérience du coeur, je crois en Dieu. En gros. Or, Dieu est une source de violence : les religions théistes sont de fait plus enclines à la violence que les religions athées (bouddhisme, jaïnisme, mîmâmsâ, confucianisme). Donc l'expérience du coeur comporterais le risque de dériver vers le fanatisme. Pour faire simple. Comment donc vivre l'expérience du coeur sans être un fanatique potentiel ?
Par fanatique potentiel, j'entends que l'expérience du coeur est fort... forte. Un ressenti d'unité bouleversant, "plus moi que moi", de l'ordre de l'affect, l'émotion primaire de l'unité, de l'amour absolu. Or l'amour rend aveugle. C'est le même ressenti que dans certaines expériences psychédéliques, extases collectives ou attachements sentimentaux. L'intensité varie, le contexte aussi, mais c'est bien le même ressenti. Un exemple fameux qui illustre les dérives possibles de l’expérience du coeur est celui de Bernard de Clairvaux. Comme tous les franciscains depuis, il défendit l'amour contre la connaissance. Il s'en prit violemment à l'intellect, à la raison, puis il prêcha pour la Seconde Croisade. Quand on le lit, on le sent porté par l'extase du coeur, de l'amour inconditionnel, de l'unité universelle et vivante. Mais on sent aussi sa violence, un certain aveuglement, une dérive possible vers le fanatisme. On constate le même état chez les enthousiastes d'Amma ou les adeptes de la pure kundalini. Essayez donc de discuter avec un évangéliste !
A l'opposé, les gens qui ne vivent que l'expérience de l'être, sont généralement plus ouverts à l'intellect, à l'argumentation, à une considération froide des êtres et des situations. Dans les milieux non-dualistes, dans les "satsang" comme on dit, il y a toujours des bribes de raisonnements, un semblant de dialogue, voire de dialectique, même si souvent le parcours des "éveillés" fait qu'ils ne peuvent jouer cette partition jusqu'au bout. D'un autre côté, si l'on ne connaît que cette approche par la connaissance, par l'être, par le silence simple, on risque de sombrer dans une dépression, dans sorte de douce mélancolie de l'impersonnel.
La voie juste, me semble-t-il, se situe alors dans une vie intérieure qui vivrait ces deux expériences à la fois : connaissance et amour, compréhension et expérience, tête et cœur, transcendance et immanence, raison et émotion, esprit et corps, impersonnel et personnel.
Bien sûr, le problème soulevé ici n'est pas résolu entièrement. Je ne crois pas que cela soit possible.
lundi 23 février 2015
Oui et non, ou non et oui ?
Dans un billet, j'ai distingué deux pédagogies de l'éveil à l'unité : celle qui nie ce que nous ne sommes pas pour enfin pointer ce que nous sommes ; et celle qui affirme ce que nous sommes, pour finalement tout nier.
Or, une même démarche peut être décrite de ces deux façons. Prenons l'exemple simple du doigt qui pointe.
Je puis dire affirmer puis nier :
Là, une forme : affirmation
Là, une autre forme : affirmation
Ici, pas de forme : négation
Mais cette même démarche peut être décrite comme une voie de négation suivie d'une ultime affirmation :
Je ne suis ni ceci : négation
...ni cela : négation
Je suis l'espace qui accueille ceci et cela : affirmation
Nous avons donc le choix des mots.
A mon sens, la seconde manière de présenter la voie offre l'avantage d'inclure tout à la fin, d'embrasser ce qui a été d'abord nié. Les voies qui insistent pour s’achever sur une ultime négation n'incluent rien : elles excluent. Une négation simple, absolue, pure, ne mène nulle part. Toute négation est, simultanément, une affirmation, une reconnaissance de la plénitude.
samedi 21 février 2015
"Pourquoi le monde n'existe pas"
Tel est le titre accrocheur du livre d'un philosophe parut récemment. Agréable à lire, amusant, l'auteur, Markus Gabriel, est présenté comme "un prodige allemand", "le porte-voix du Nouveau Réalisme" qui "veut enterrer le postmodernisme, mouvement jugé antiréaliste tant il prit de libertés avec la réalité objective, avec les Lumières et le règne de la raison. Contre l'idée postmoderne selon laquelle tout ne serait qu'interprétation ou illusion, lecture ou déconstruction, le nouveau réalisme "part plutôt de l'idée que nous connaissons le monde tel qu'il est" "(Télérama : une référence !).
Aguiché par ces éloges, un peu confuses certes (un monde qui n'existe pas, comment cela peut-il être du réalisme ?), je lis ce livre.
Et là, patatras !
Le message de l'auteur est antiréaliste au possible. Et selon lui, le monde existe au fond. En fait, disons qu'il joue sur l'ambiguïté de certains mots pour appâter son monde (!). Selon lui, l'objet "monde" est l'ensemble de tous les ensembles, l'ensemble ultime, qui n'est pris dans aucun ensemble plus vaste. Or, un tel ensemble devrait s'englober lui-même (sinon il ne serait pas l'ensemble de tous les ensembles), et ainsi de suite, à l'infini. Donc l'ensemble de tous les ensembles n'existe pas. Donc le monde n'existe pas. De plus, nul n'a jamais "vu" le "monde", mais seulement des parties de ce supposé "monde". Donc le monde n'existe pas CQFD.
Corollaire : il n'y a que des ensembles. Ou, si vous préférez, il y a des parties, mais pas de tout. Ou encore : tout existe, mais il n'y a pas de tout... de ce "tout". Seulement des bidules et des ensembles de bidules, des "champs de sens" comme il dit. Il y a donc des champs, mais ils flottent nulle part. Dans le vide. De plus, ces objets qui existent peuvent être des atomes, mais aussi des objets mentaux, des licornes, etc. Donc en clair : LE monde n'existe pas, mais il n'existe qu'une pluralité de "mondes", entendez : de points de vue.
Ici, il est difficile pour le philosophe que je suis de ne pas faire le rapprochement avec l'école bouddhiste sautrântika, un courant du réalisme critique, pour qui existent les atomes et les qualia, ces atomes d'expérience (la sensation du miel, etc.). Mais notre "prodige allemand" est, à la différence des sautrântikas, un réaliste des idées : selon lui, les idées peuvent exister comme les choses matérielles : son "nouveau réalisme" est donc un retour au réalisme des universaux, selon lequel les grandes idées comme la vérité n'existent pas que dans l'esprit qui se les représentent, mais ont bien leur propre réalité.
Jusqu'ici, on a le sentiment d'avoir affaire à quelque chose de pas très nouveau, fondé sur un jeu de mots qui roule sur un paradoxe bien connu, mais assez réaliste.
Seulement, le bât blesse quand notre philosophe s'attaque à la science : selon lui, la science ne peut étudier le monde, puisqu’il n'existe pas, mais seulement des ensemble de bidules comme "l'univers". Ce qui, chacun en conviendra, est déjà assez vaste. Mais ce n'est pas le monde, ce n'est pas "tout". De plus, les constructions imaginaires existent autant que les objets mathématiques ou physiques. Et donc la science se trouve ravalée au rang d'une interprétation parmi les autres, à égalité avec les autres, sans plus de valeur de vérité que les délires des complotistes ou des fanatiques. Une licorne, ça existe ! Le monde, ça n'existe pas !
Sur ceci, je fais deux remarques :
1 - Il faut quand même avoir un sacré toupet pour qualifier cette pensée de "réalisme" ! Car le "nouveau réalisme" de ce philosophe est tout sauf réaliste, puisque, selon lui, tous les points de vue se valent. C'est exactement la doctrine postmoderne : ce bon vieux perspectivisme, employé à tord et à travers depuis les sophistes, au moins. C'est le fléau des dissertations, le "ça dépend" de l'ado qui tire-au-flanc. Bref, un pluralisme ontologique qui débouche, comme d'habitude, sur un relativisme de la connaissance. "Nouveau" ? Non. "Réaliste" ? Sûrement pas ! Quoi alors ? Une énième version du relativisme. Tout simplement. Voyez : il n'y a que des points de vue. Egalité ! Pas d'ordre. Pas de hiérarchie. Et peu importe si ce point de vue (eh oui) se réfute lui-même en s'affirmant comme un point de vue plus vrai que ceux qui affirment que les choses sont reliées entre elles, ordonnées. Et comment peut-on parler de réalisme en l'absence de réalité ? Car, vous l'aurez compris, le "monde" de Gabriel est notre bonne vielle réalité, qui se trouve par lui déconstruite, fragmentée, éclatée, conformément à ce que font tous les postmodernes. Voilà donc quelqu'un qui se présente comme un réaliste et détruit toute notion de réalité. Au temps pour le "retour à l'objectivité"...
2 - Il me semble que Markus Gabriel soit a) en dit trop, soit b) n'en dit pas assez. Il en dit trop, car il ne passe complètement à côté de ce qui fait l'unité des choses ; et il n'en dit pas assez, il ne va pas au bout de son raisonnement car, si le "monde" n'existe pas au motif qu'un ensemble de tous les ensembles ne peut exister, alors rien n'existe. Car toute chose est, elle-même, un tout composé de partie : et chaque partie est elle-même composée de parties. Et ainsi de suite, sans fin, sans terme ni point d'arrêt. Si bien que rien n'existe. C'est du reste le reproche qu'adressa la philosophie bouddhiste prâsangika au réalisme critique sautrântika : vous avez déconstruit les ensembles, mais vous n'avez pas été assez loin ! Il faut en effet continuer, et conclure que l'on ne peut conclure à l'existence de rien du tout ! De sorte que tout apparaît, mais que rien n'existe. Ce qui est joli si l'on aime les paradoxes. Ou disons plutôt : les contradictions.
Voilà.
Au total, ce livre me paraît exprimer avec une grande habileté le relativisme postmoderne. Ni plus, ni moins. Et ce relativisme radical est un poison pour la philosophie, pour la science, pour la civilisation en général : si tout est relatif, alors pourquoi se battre contre l'obscurantisme ?
Mais, me diront peut-être les lecteurs (très) assidus de ce blog, la philosophie que vous proposez n'est-elle pas, elle aussi, relativiste, puisque selon vous tout est construit par une unique conscience absolument souveraine ?
Eh bien laissez-moi vous dire qu'il n'en est rien. Et c'est la clef de bien des problèmes apparents : éthique, politique, esthétique. De fait, ces domaines dépendent le l'ontologie (qu'est-ce qui existe ?) et de l'épistémologie (qu'est-ce qui est vrai ?).
En bref, la conscience est, selon moi, créatrice de valeurs. Elle est une valeur absolue. Un repère. Un pôle. Et une source de valeurs ordonnées. Elle est absolument libre, c'est vrai. Mais, au plan de la nature, sa liberté est devenu nécessité. Ses élans prennent la forme des lois. Et les identités qu'elle assume originairement par jeu deviennent les choses. Et tous est relié, agencé par elle, fondé en elle : c'est une hiérarchie, un "ordre fondé dans le sacré". Il y a, dès lors, différents degrés de connaissance, du vrai absolu jusqu'au faux impensable. Et ainsi de suite pour le bien, le juste, le beau. Il y a une unité qui transcende toute dualité, mais cette unité fonde la dualité, la justifie et l'assemble en un tout cohérent. Même s'il existe une infinité de points de vue, ils sont tous embrassés et dépassés à la fois dans le Regard qu'est l'Acte de conscience, dans "une unité sans confusion". Donc le monde existe. Si l'on peut affirmer qu'il n'existe pas, c'est seulement en un raccourcit pour dire que le monde n'existe pas séparément de la conscience, point de vue qui embrasse tous les points de vue, ensemble de tous les ensembles, espace ultime.
Pour plus de détails, je vous renvoie à la seconde partie des Stances pour la reconnaissance. A mon sens, là est le "nouveau réalisme".
Voir aussi les billets de François Loth
Enfin, Markus Gabriel semble s'être fortement inspiré d'un autre philosophe contemporain, sans le dire ni le reconnaître. Comme un bon lycéen : copié, collé ! Mais sans doute que "ça dépend"...
Enfin, Markus Gabriel semble s'être fortement inspiré d'un autre philosophe contemporain, sans le dire ni le reconnaître. Comme un bon lycéen : copié, collé ! Mais sans doute que "ça dépend"...
La conscience existe t-elle réellement ?
Quand on reconnait le Bouddha en soi, on se sent bien
Cette question paraîtra étrange à certains. En effet, la conscience est une évidence. Pour ceux-là, inutile de lire ce billet.
Mais d'autres se demandent si la conscience est réelle ou bien si elle n'est pas un concept de plus, une création imaginaire, ou si elle n'est pas "vide d'existence propre". En particulier si vous avez fréquenté les enseignements bouddhistes.
Mipam, déjà convoqué dans les pages de ce blog à plusieurs reprises, est l'un des penseurs les plus fins parmi les bouddhistes. A la fin du XIXe siècle, il a composé un Rugissement du lion : exposé de la Nature de Bouddha. La Nature de Bouddha, c'est le Bouddha que nous portons en nous, selon certains enseignements bouddhistes qui ajoutent que ce "constituant" (dhâtu) est éternel, indestructible, déjà pleinement constitué, mais caché par l'aveuglement et autres émotions. Cette idée est déjà présente dans un passage qui se retrouvera, avec des variantes, à toutes les époques du bouddhisme :
"Ô moines !
L'esprit est claire lumière,
mais il est recouvert par des souillures accidentelles" (Soûtra de la Claire lumière)
La claire lumière est la conscience fondamentale, inconditionnée, le Bouddha intérieur, indestructible. Les souillures sont l'aveuglement et les passions. La claire lumière est réelle, les souillures sont irréelles.
Mais certains se demandent si cette conscience ne serait pas, elle aussi "accidentelle", c'est-à-dire conditionnée, vide, impermanente. Car le Bouddha a dit par ailleurs que "tout est impermanent, tout est dépourvu de Soi, tout est souffrance".
Du coup, le chemin bouddhiste, clair au départ, s'est embrouillé à n'en plus finir...
Il y a dès lors deux sortes de bouddhistes :
- Ceux qui croient que la doctrine de l'absence de Soi, le vide d'existence propre, est le fin mot du Bouddha. Pour eux, l'enseignement est une pure négation, une négation qui ne laisse rien, qui n'implique rien. Un nihilisme où il ne reste plus que l'interdépendance, la causalité, c'est-à-dire la Nature, mécanique, aveugle, impersonnelle. Pour eux, le "silence du Bouddha" suggère ce néant qui, bien sûr, n'est "ni être, ni non-être"...
-Ceux qui font preuve de bon sens et s'en tiennent au programme énoncé par le Bouddha dans la citation ci-dessus : éliminer l'illusion pour mettre à nu le réel, la conscience originelle, la claire lumière. Eux aussi parlent de vacuité, mais en deux sens distincts : les choses sont vides de Soi, elles sont irréelles ; le Soi est vide des choses, il est réel.
Mipam croit cependant que ces deux approches peuvent être réconciliées. Cela étant, en le lisant et en parcourant les citations d’Écritures bouddhistes qu'il convoque, on s'aperçoit qu'il affirme la réalité de la conscience, du Soi, du Bouddha éternel :
- Le Bouddha doit être éternel : "Ô moines parfaits ! Mieux vaut mourir que devenir un non-bouddhiste en disant que le Bouddha inconditionné est un Bouddha conditionné !" (Mahâparinirvânasûtra = mps)
- Comme le dit Nâgârjuna lui-même : l'enseignement sur l'absence d'existence inhérente sert à guérir des passions, pas à dénigrer le Bouddha en nous, lequel n'est pas un simple potentiel d'éveil ni une métaphore de la vacuité d'existence propre. Nâgârjuna ajoute : si le Bouddha, la conscience, n'était pas réelle, à quoi bon détruire les passions ? Nul n'ira purifier des minéraux s'il n'y a pas d'or en eux ! (Dharmadhâtustava)
- La vacuité comme vide d'existence propre est une impasse : "'Vacuité, vacuité' : vous avez beau chercher, vous ne trouvez rien ! Les Jaïns ont, eux aussi, ce 'rien du tout'. Mais la libération n'est pas ainsi !" (mps) "Ceux qui sont attirés par cette vacuité sont comme des papillons attirés par la flamme d'une bougie !" (mps).
- Si la claire lumière était le produit de causes et conditions, il s'ensuivraient qu’elle ne serait pas un refuge, il n'y aurait pas de Non-né pour ce qui est né, pas de guérison possible, pas d'issue. Même au plan mondain, il n'y aurait pas d'action morale possible : qui agirait, et pour qui ?
- La vacuité comme simple négation est une imposture du bouddhisme : "Sans aspirer au vrai, mais cherchant le bien, ceux qui sont sans maîtrise d'eux-mêmes prétendent qu'ils s'exercent à l'esprit d'(éveil). Un jour, ils viendront, ces gens qui se délectent à dire que 'tout est vide'" (Jnânamudrâsamâdhisûtra). Et alors le dharma du Bouddha déclinera.
- Dire que le Bouddha est éternel est méritoire : "Les fils et filles de bonne famille doivent toujours affirmer, l'esprit concentré, ces deux phrases : 'Le Bouddha est permanent. Le Bouddha demeure". Et "Qui persévère à voir que l'Inconcevable est permanent devient un refuge (pour autrui)" (mps).
- Ce qui est réel mérite d'être appelé "Soi" : "Le 'Soi' est la véritable permanence de ce qui est vrai/réel. Ce qui est souverain (îshvara), immuable et immobile est appelé 'Soi'" (mps).
- Il ne faut pas avoir honte de proclamer l'éternité de la conscience éveillée : "Rugir comme un lion, c'est déclarer sans ambiguïté que tous les êtres ont du Bouddha en eux et que le Bouddha est toujours présent et immuable" (mps). Et : "Rugir comme un lion, ce n'est pas professer que tous les phénomènes sont impermanents, sont souffrance, sont sans Soi et impurs ; c'est seulement professer que le Bouddha est permanent, bienheureux, qu'il est le Soi, qu'il est pur" (mps).
- La Nature de Bouddha n'est pas l'absence d'existence propre car, dit Mipam, on peut concevoir qu'une graine germe en une fleur. Mais comment l'absence d'existence de la graine pourrait-elle engendrer la fleur ? Du reste, cette vacuité négative n'est rien. Une simple absence. Comment une absence pourrait-elle avoir la moindre efficience ? Comment un néant pourrait-il engendrer un Bouddha éternel ?
-L'inconditionné ne peut provenir du conditionné : le conditionné engendre seulement du conditionné. L'enseignement ultime du Bouddha, rassemblé dans Le Livre ultime (Uttaratantra) et dans le Soûtra de la guérison totale (Mahâparinirvânasûtra) dit que la connaissance suprême consiste à connaître le vrai comme étant vrai, le faux comme étant faux, l'existant comme étant existant, et le non-existant comme étant non-existant. L'existant, c'est la conscience, la claire lumière, le Bouddha en nous. L'inexistant, ce sont les phénomènes qui semblent exister sous l'effet de l'aveuglement et des passions.
- Il dit ensuite que le Bouddha est bien "vide", que la conscience est "vide d'essence", mais il précise que "vide d'essence" veut simplement dire qu'elle est inconcevable, illimitée, qu'elle n'est ni une chose faite de matière, ni une simple idée. C'est quand même clair, non ?
La conscience existe réellement veut dire que rien n'est possible sans elle, en dehors d'elle. Et que donc tout est illusion et irréel sans elle, dans l'oubli d'icelle, tant que l'on croit que les choses existent en dehors de la conscience. "Vide" veut dire simplement que la conscience n'est pas quelque chose avec une forme et une couleur, et qu'elle dépasse toutes les définitions et descriptions que l'on peut en faire. Mais cela ne veut pas dire qu'elle est le produit de causes et de conditions, qu'elle est dépendante, impermanente, illusoire ou erronée. Elle est la conscience toujours présente, sans erreur ni illusion. Elle est ce qui lit ces lignes, "cachée" par un regard extraverti, simplement voilée par le fait qu'elle ne se regarde pas, qu'elle ne se reconnait pas elle-même. Dès que le regard se retourne, hop ! Nulle trace d'irréalité en elle-même. Simple et inconcevable, elle est naturelle, facile, aisée, à l'aise, fraîche, limpide, transparente, d'une richesse inépuisable. Elle est non-duelle, non-deux : elle est celui qui la cherche et elle n'est séparée de rien. "Vide", elle est vide de toute limite. "Pleine", elle est la Source de tout. Claire comme le jour.
Source : Mipam on Buddha-Nature, D. S. Duckworth, p. 147
Bon weekend !
Puisse le soleil du Bouddha briller en nous !
vendredi 20 février 2015
L'ego est-il le plus proche de la Source, ou est-il la racine de tout mal ?
"Alors, tu transcende ou t'immane ?" -Euh...
"Je suis l'Immense", entend t-on.
Mais de quel "je" s'agit-il ?
Dans l'approche non-dualiste par exclusion, l'ego, le sentiment du "je", a un statut ambigu. D'un côté, il est la racine de tous les maux :
"Le sens du 'je' est l'unique racine de toutes les absurdités que l'on cherche à éviter !" dit Sureshvara.
Mais il ajoute que l'ego est aussi le plus proche du Soi, qui est l'Immense :
"Le sens du 'je' est la métaphore (du Soi) et les autres sens sont rejetés, car ce sens du 'je' est intérieur, il est subtil à l'extrême, et parce qu'il se comporte comme ce Regard (pur) qui est le Soi."
Et ce qui est pointé à travers lui, au-delà de lui, comme la branche de l'arbre semble proche de la lune, c'est l'Immense :
"Le Soi selon nous (les non-dualistes du Vedânta)
Est le Soi prouvé et réalisé par soi-même
Indiqué par ces noms et autres (catégories) :
La Puissance, le Transcendant,
Le Simple, Sans actions,
Cela qui ne résulte pas d'une action."
En pratique, il est montré comme témoin des pensées et autres objets :
"Ce (Soi) est le Regard unique
Qui contemple la danse
De tous les esprits,
Il est absolument l'Absolu,
Il voit sans voir,
Comme les yeux à moitié clos."
(La Réalisation qui ne dépend pas d'une pratique, II, 53-58)
Mais la pédagogie de ce non-dualisme-là présente le Soi comme tellement transcendant qu'il en devient tout à fait impersonnel, bien loin de soi... Ce qui est un comble pour le Soi ! En d'autres termes, il n'est connecté à rien, ab-solu, ab-strait de tout et de tous, coupé des choses, lesquelles sont sans âme ni substance, sauf par confusion, erreur elle-même inexpliquée et sans commencement.
Or, quand on lit les Upanishads, on a le sentiment que le Soi est plus mystéieux, car plus proche de l'individu, de la sensation du "je", plus concret et davantage paradoxale que ce qu'en disent Shankara et son disciple Sureshvara.
Parmi les héritiers des Upanishads, les uns en effets ont réduit le Soi au simple sentiment d'être un individu délimité dans l'espace et le temps (c'est la position des Mîmâmsakas, ces conservateurs partisans d'une religion védique réduite à un ritualisme) ; les autres ont réduit le Soi à une présence abstraite, impersonnelle et transcendante (c'est la position des Védântins, Shankara et ses disciples).
On a l'impression que ces héritiers sont passés à côté d'une partie de leur héritage, et n'ont pas su rendre justice au paradoxe des Upanishads, celui d'un Soi intime, dans l'instant, à la fois totalement personnel et totalement impersonnel, immanent et transcendant.
C'est le constat que dresse Michel Hulin dans son livre passionnant, Le Principe de l'ego dans la pensée indienne classique :
"Dans son zèle à renchérir sur l'ascétisme foncier de ses adversaires (bouddhistes), (Shankara) a fini par se placer en porte-à-faux par rapport aux Upanishads elles-mêmes (...) L'image, si fréquente, du suc ou du miel exprime bien cette manières qu'à la 'délivrance' upanishadique de se présenter comme le rassemblement et la concentration dans l'ici-maintenant des jouissances mondaines ordinairement dispersée, discordantes, et par là-même imprégnées de douleur. Mais l'Advaita (Vedânta) n'a jamais été à l'aise avec cet aspect de sa propre tradition... Or c'est la même discrépance qui se manifeste dans le contexte de l'ahamkâra (le sens du 'je'). Nié, et mêm renié, au point d'arrivée, l'ego reste indispensable au point de départ : sans le phénomène de la conscience de soi, du cogito, la dialectique même du tat tvam asi ("tu es cela") serait privée de sens. Cette nécessité d'une référence - même provisoire - à l'ego et aux plaisirs sensibles est le talon d'Achille de l'Advaita (Vedanta). Abandonner une telle référence le conduirait, semble-t-il, dans les parages immédiats du bouddhisme, mais l'accentuer le ferait retomber dans le "sécularisme" de la mîmâmsâ (ritualiste). Tout se passe comme si la pensée brahmanique classique, y-compris l'Advaita (Vedanta), avait perdu l'un des secrets des Upanishads, celui d'une réconciliation ingénue de la transcendance et de l'immanence, d'une troisième voie entre la mortification ascétique du Je et sa pérennisation par l'activité rituelle."(p. 282)
Vous devinez quelle est cette troisième voie ?