mardi 31 mars 2015

Le Monde est-il indépendant de la conscience qui le perçoit ?


Rien n'existe en dehors de la conscience. Tout ce que l'on sent, c'est la conscience se manifestant en elle-même, par jeu gratuit. L'objet est le sujet : non-dualité. 

C'est ce que dit Abhinavagupta dans ses stances augurales au chapitre cinq des Stances pour la reconnaissance du Soi comme étant le Seigneur (Îshvarapratyabhijnâkârikâ), chapitre consacré à montrer que la perception ne contredit pas la non-dualité, car tout se manifeste en nous, dans la conscience toujours présente. Et cela ne se manifeste pas comme un défaut projeté sur la conscience immaculée, mais comme l'expression d'un désir potentiellement infini, désir dont la source et le but est l'absolu :

Nous chantons ce Shiva
qui, avec sa lampe
- la Puissance de connaissance -
illumine sans interruption
la totalité des objets
qui reposent en lui
comme dans une immense caverne. 1

Puissions-nous célébrer ce royaume :
le Seigneur, la plénitude,
beauté d'un torrent de nectar
qui s'écoule perpétuellement,
tel un désir de félicité
se dilatant sans limites,
dont la source est un éveil total
qui enveloppe tout. 1

Chanson sur une princesse qui, dégoûtée du monde, aspire à partir vivre en yogini dans les étendues sauvages. Goût et dégoût sont les deux mouvements de la respiration du Cœur, mouvement inné, naturel comme la respiration :

dimanche 29 mars 2015

Comment échapper au dogmatisme et au scepticisme ?

Homo vitruviano

Comment échapper au pouvoir destructeur du relativisme ? Comment assumer la relativité néanmoins ? Comment montrer les limites du savoir, sans détruire le savoir ? 

C'est le défi de la mondialisation. Il faut changer, s'adapter sans cesse. Mais cela est-il possible sans boussole ? Sans but ? Sans valeurs ? Mais comment poser des valeurs sans retomber dans le dogmatisme prémoderne ?

Comment éviter à la fois le scepticisme qui ravage notre civilisation, et le dogmatisme qui nourrit les fanatiques ?

Tournés vers le passé ou vers l'avenir, nous avons besoin d'un but. Nous devons être capables de transmettre tout en sachant que notre savoir sera dépassé. Nous devons avoir la foi, tout en sachant assumer la relativité.

Je crois que la modernité l'a expliqué. Bien et fort bien. Mais, tombés que nous sommes dans les marécages de la postmodernité et de son poison mental, le relativisme culturel, nous l'avons oublié. La modernité, c'est le juste milieu entre l'ethnocentrisme prémoderne et le relativisme postmoderne qui, chacun à leur manière, nous rapprochent chaque jour un peu plus du gouffre. Il faut une nouvelle modernité, un salut parce cette magnifique media tempestas que fut le siècle des Lumières.

L'un des fondateurs est ici Nicolas de Cues (1401-1464).
Il reprend la définition de Dieu que l'on entend dans la bouche de l'un des vingt-quatre philosophes du Livre des vingt-quatre philosophes, recueil platonicien de vingt-quatre définitions de Dieu, dont la dernière est le silence, et la seconde, celle-ci :

"Dieu est une sphère infinie dont le centre est partout, et la circonférence, nulle part"

Nicolas l'applique à l'univers. Non sans distinguer Dieu et l'univers, car s'il est vrai que seul un univers infini peut convenir à l'oeuvre d'un Dieu infini, il reste que ce dernier seul est infini en acte, tandis que l'univers l'est en puissance. Mais l'univers est ainsi indéfiniment perfectible, de même que sa connaissance, laquelle a son temple en tous les êtres doués de conscience. Dieu est le maximum en acte. L'univers est le maximum en puissance, toujours minimum, explication jamais achevée de l'infini . L'Homme - ou tout être conscient, car Nicolas entrevoyait la pluralité des mondes et l'égalité de tous les êtres conscients - est le lieu de la réalisation de la coïncidence des opposés, concorde dont le Christ est l'incarnation parfaite. 

Ainsi, il y a toujours plus à savoir. Mais cela ne ruine certes pas l'entreprise de savoir. Car le savoir progresse, même s'il n'égalera jamais le savoir infini en acte de Dieu. Rousseau dira que l'Homme est "indéfiniment perfectible". C'est la clé. La panacée. Ainsi nous pouvons dépasser sans cesse nos limites, progresser, sans nous décourager. Telle est la Voie, le salut.

Et donc, c'est ainsi que tout est relatif, sauf Dieu. Tout maximum est relatif à un minimum et coïncide avec lui. Mais le maximum et le minimum relatifs convergent dans la simplicité du Maximum absolu, Dieu, à qui tout est relatif et qui n'est relatif à rien. Tout est donc relatif, mais relatif à l'Essence, à l'Unité, à la Trinité, à l'Acte, au Bien, au Beau, au Juste, au Vrai.

Ce qui fait que Nicolas pouvait dire tranquillement :
"Et c'est pour cette raison que chacun, qu'il se trouve sur la Terre, sur le Soleil ou sur une autre étoile, aura toujours l'impression de se tenir en un centre quasi immobile pendant que toutes les autres choses lui sembleront en mouvement, si bien qu'à coup sûr les pôles qu'il se fixera seront invariablement autres selon qu'il sera sur le Soleil, sur la Terre, sur la Lune, sur Mars, etc. De là vient que la machine du monde aura, pour ainsi dire, son centre partout et sa circonférence nulle part, puisque son centre et sa circonférence sont Dieu, qui est partout et nulle part" (La Docte Ignorance, II, 12)

Je vous le dit chers amis, telles est l'Idée salvatrice, que l'Inde avait médité depuis longtemps, mais qui étaient aussi présente en germe dans la pensée de certains sages d'Occident. C'est d'ailleurs peut-être la raison pour laquelle la Chine et l'Inde résistent si bien aux défis de la mondialisation, quand nous en sommes encore à nous chercher, quoi que nous n'ayons nul motifs d'avoir honte. Mais la clef est là ! La solution existe. Tout est relatif, mais relatif à un absolu. Ainsi, nous aurons à la fois la souplesse d'esprit pour accueillir l'autre, et la confiance en soi pour ne pas le laisser nous détruire.

samedi 28 mars 2015

Peut-on connaître par l'inconnaissance ?

Quand un cercle s'élargi à l'infini, sa circonférence courbe tend à coïncider avec la droite infinie. 
Ainsi, au maximum, la droit, le triangle, le cercle et la sphère ne font qu'un et sont les symboles géométriques respectifs de l'essence, de la trinité, de l'unité et de l'existence en acte. 

A l'infini, tout coïncide.

Le maximum de la droiture est le minimum de la courbure. De même, le maximum de la connaissance coïncide avec le minimum de l'inconnaissance. La connaissance maximum est, en effet, vierge de toute connaissance finie. De sorte que l'intellect ne peut la saisir. Il est alors inconnaissant.

Tout ceci, et bien plus encore, est développé par Nicolas de Cues dans La Docte ignorance et ses autres œuvres, à la suite d'une illumination qu'il connut sur un navire en pleine mer.

Si le Réel est figuré par l'image du cercle, unité parfaite ou coïncident le centre, le diamètre et la circonférence, alors la connaissance humaine est figurée par un carré inscrit en lui. Plus on multiplie les points de vue, les conjecture, plus les côtés s'ajoutent aux côté - sans jamais atteindre à l'identité avec la circonférence. La connaissance humaine tend ainsi vers la Vérité sans jamais l’atteindre, mais en s'en approchant toujours davantage.

la connaissance augmente, sans jamais atteindre le Réel lui-même, le "maximum", qui est aussi le minimum.
De plus, il est aisé de voir que toutes les figures particulières sont en puissance dans le maximum qui est l'existence en acte. Tout ce qui est fini est dans l'infini, comme les formes dans une matière sans limites.

"L'intellect peut assurément grandement progresser par l'analogie de la ligne infinie, au-delà de toute intellection, dans une sainte ignorance, vers le maximum dans sa simplicité. Car ici, nous voyons maintenant clairement comment trouver Dieu en supprimant la participation des étants. En effet, tous les étants participent à l'entité. Une fois supprimée la participation de tous les étants à l'entité, reste l'entité elle-même parfaitement simple, qui est l'essence de toutes les choses. Et nous ne pouvons la contempler, puisque, une fois ôte de mon esprit tout ce qui participe de l'entité, il semble ne rien rester. Et c'est pourquoi Denys le Grand affirme que l'intellection de Dieu conduit "au rien plutôt qu'à quelque chose". mais la sainte ignorance m'a appris que ce qui semble à l'intellect néant est en réalité le maximum inconnaissable". Source

Le maximum de l'inconnaissance est ainsi le maximum de la connaissance.

Un petit film clair en anglais sur le cercle et le carré : 

jeudi 26 mars 2015

La mémoire, pierre philosophale ?



Dans la spiritualité contemporaine, la mémoire est souvent décriée. On nous enjoint de quitter le passer, de vivre l'instant présent, sans plus de précision sur ce qu'est cet instant. En général, on se contente de nous dire qu'il faut revenir aux sensations. La mémoire est accusée de tous les maux, et l'amnésie passe pour le summum du détachement. On valorise ainsi le percept contre le concept. Tout ceci n'est pas sans une part de vérité.

Pourtant, dans les traditions spirituelles, il n'en va pas de même. La mémoire est partout valorisée comme ce qu'il faut éveiller, cultiver, étendre. Mémorisation des textes sacrés, confessions, récapitulations du jour, examens de conscience, voire souvenirs des vies passées : la mémoire est la mesure du sage. 
Pourquoi ? Sans doute parce que cette mémoire porte d'abord sur un savoir sacré, dont la valeur absolue n'est jamais relativisée. Mais aussi parce que la mémoire est dévalorisée dans un univers - le notre - où la mémoire est fixée sur des supports externes. Et surtout, nous vivons dans une société de consommation, de spectacle. Le culte de l'instant présent rejoint celui de la consommation sans mémoire, sans lendemain non plus, sans recul ni vision d'ensemble. 
Pourtant, suffit-il de vivre sans Histoire pour être sans histoires ? Je ne le crois pas. Comme je l'avait expliqué dans un précédent billet, je crois, comme Bergson, que la conscience est mémoire. Et je crois qu'il y a, à ce sujet, une grave confusion entre conscience atemporelle et conscience au présent, laquelle n'est, le plus souvent, qu'un état de conscience appauvri, endormi, rétréci à la sensation du moment. La conscience du moment présent et la conscience intemporelle se ressemblent. C'est vrai. Mais elles, entre elles, il y a l'éternité.

Le tantra non-duel ou philosophie de la reconnaissance (pratyabhijnâ) voit, elle aussi, dans la mémoire un outil spirituel. Se souvenir c'est, en effet, sortir du temps. C'est replonger dans la conscience en sa liberté, son pouvoir de se manifester en différents points du temps, et de faire la synthèse de ces moments. De plus, ce pouvoir de mémoire est le fondement de toute existence. Sans mémoire, impossible de dire que "la mémoire n'est qu'une illusion". Au fond, la mémoire est un autre nom de la conscience, de Dieu, de la Déesse. Ce que dit, à sa manière, Abhinavagupta, dans les stances augurales au quatrième chapitre des Stances pour la reconnaissance du Soi comme étant Dieu (Isvarapratyabhijnakarika) :

Nous célébrons ce Shiva
qui ordonne infailliblement
les choses - joyaux qui reposent
dans le trésor de son Cœur -
et qui les dispose sur le fil intérieur
de la mémoire. 1

Petite méditation

Louange perpétuelle au Seigneur,
pluie de nectar qui guérit
toutes les souffrances,
ambroisie jaillie du sommet de sa tête,
paix en expansion
du repos en sa volonté
qui va, se dilatant sans cesse,

sans entraves ! 1

Grande méditation

"Ambroisie jaillie du sommet de sa tête" : allusion au croissant de lune que porte Shiva dans sa chevelure, dont s'écoule également la voie lactée, le Gange purificateur, la pure présence entre deux pensées.

mercredi 25 mars 2015

Quelle est l'essence de tout et de tous ?

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Rien en dehors de l'espace


L'essence d'une chose est ce sans quoi cette chose ne serait pas ce qu'elle est, ou même ne serait pas du tout. Par exemple, un triangle dont la somme des angles ne serait pas égale à 180° ne serait pas un triangle. Ou encore, un corps sans extension ne serait pas un corps.

Quelle est l'essence d'absolument tout, c'est-à-dire ce sans quoi rien, absolument rien, ne serait possible ?
C'est la conscience. Non pas la pensée, la raison, l'être, ou l'un, ou la matière. Mais la lumière dans laquelle ces choses vont et viennent, comme des corps s'étendent dans l'espace, et jamais en dehors de lui. La conscience englobe tout. Même l'irréel. Même l'inconscience. Elle est donc l'essence ultime, finale, l'englobement absolu, cela qui comprend tout et n'est compris par rien. Elle n'a pas de contraire. Elle est le Je véritable. Le Cœur.

Donc la conscience est ce sans quoi aucune expérience ne serait possible. Et comme les religions sont unanimes à affirmer que Dieu est ce sans quoi aucune expérience ne serait possible, la conscience est Dieu.

Tout est en Dieu, par Dieu. Ou en la Déesse, par la Déesse.
C'est ce que dit Abhinavagupta dans la stance augurale du troisième chapitre de La Petite Méditation :

Nous célébrons ce Shiva,
sans qui nulle expérience n'est possible,
car son essence est une pleine conscience
qui jamais ne se couche. 1

Dans sa stance pour La Grande Méditation, il ajoute la métaphore de l'océan et des vagues, ainsi que l'image du débordement :


Nous saluons la félicité transcendante
de Bhairava qui, fort des vagues
des ses propres Puissances,
est habile à engendrer
des mondes innombrables,
lui, Lumière immortelle,

débordant de (sa) Puissance de volonté ! 1


N.B. : Bhairava, c'est Dieu. Shiva, c'est aussi Dieu.
Ainsi, nier la conscience n'est possible que grâce à la conscience. Nier la conscience, c'est encore l'affirmer, l'oublier, c'est encore s'en souvenir, elle qui se manifeste jusque dans son absence, et qui s'absente jusque dans son évidence.

mardi 24 mars 2015

Qu'est-ce que la contemplation ?

DGU8

"De l'avis autorisé des saints et des auteurs autorisés, des mystiques comme des scolastiques, la contemplation divine que Dieu a enseignée à ceux qui l'aiment pour qu'ils avancent vers la perfection grâce eaux influx surnaturels que l'on y reçoit, s'exerce en l'acte parfait de l'entendement que Saint Denys a appelé mouvement circulaire. Il l'appelle ainsi à cause de sa perfection indiquée par la figure du cercle, et aussi parce qu'il s'agit d'un acte absolument universel dans lequel Dieu se reflète sans commencement ni fin en tant qu'immense, incompréhensible, infini, comme nous le présente la lumière de la foi..."

José de Jésu Maria Quiroga, L'Apologie mystique, 4, 1, trad. P. M. H. de Longchamps

Denys distingue trois mouvements de l'âme : rectiligne, pour l'âme débutante qui médite avec sa raison et son imagination. Oblique ou courbe pour l'âme en progrès, qui parcoure la voie négative ; et circulaire, pour l'âme unie comme un cristal limpide qui ne fait aucun obstacle à la lumière.
La vie intérieure est un retour. 
Un repli sur soi ? Un recueillement sur le Soi, "plus moi que moi". 
Sans progrès ? Si, mais "hélicoïdal", selon l'image suggérée par le P. Max, comme du reste par L. Silburn.

lundi 23 mars 2015

Comment surmonter la dualité ?



La principale difficulté que rencontre une doctrine non-dualiste, c'est la dualité. Quoi que l'on affirme l'unité de toute chose et de tous les êtres, en effet, la dualité frappe nos sens avant toute ces affirmations : dualité ou séparation entre le sujet et l'objet, entre les sujets, entre les objets, entre la Source et les sujets, entre la Source et les objets. Cinq sortes de dualité, dont au moins trois sont évidentes pour chacun.

Face à cette contradiction de la foi non-dualiste par les faits, il existe plusieurs réactions possibles. On peut renoncer à l'unité. C'est ce que firent les dualistes : pour eux, la dualité est réelle, voire éternelle. La matière existe, elle est ce dont se sert la Source pour façonner les mondes.

D'autres ont choisi de nier la réalité de la dualité. C'est le cas de la plupart des doctrines non-dualistes. Shankara dit que rien n'existe, car rien n'est permanent. Mandana Mishra semble plus subtil : il essaie de montrer que nous ne voyons pas la dualité, mais seulement l'unité de l'être. C'est le mental qui, dans un second temps, vient fragmenter le réel en l’étiquetant avec des mots. Mais il est d'accord avec Shankara pour dire que la dualité relève d'une sorte d'illusion. Selon Sureshvara, la dualité est une erreur, et même s'interroger sur sa nature est une erreur. Selon les tenants du Vedânta plus tardifs, la dualité est un mystère : l'effet d'une puissance (shakti) indéfinissable mais bien réelle. Ce qui revient à une sorte de dualisme.

Une dernière possibilité enfin, consiste à dire que la dualité existe, mais pas indépendamment de l'unité, qui est la Source, la conscience. C'est la position du tantra non-duel, de Ramana Maharshi, et de la majorité des sages. En fait. Il s'agit alors de montrer que tout existe, mais en Dieu. Et que, si l'on reconnait cela, si on le vit "dans son cœur et dans sa tête" (je n'aime pas trop le dualisme implicite de cette expression, mais bon...), alors la dualité est glorieuse, elle est Amour, perfection de l'unité, ornement de la Source.

Mais, pour cela, il faut d'abord comprendre - au sens littéral - la dualité. 
C'est la démarche du tantra non-duel, de la philosophie de la Reconnaissance. C'est pourquoi le second chapitre des Stances pour le Reconnaissance du Soi comme étant le Seigneur (Îshvarapratyabhijnâkârikâ) est consacré à l'examen du dualisme bouddhiste : selon les bouddhistes, il n'existe aucune unité réelle, mais que des fragments, des particules. Pas de Tout, seulement des parties. Donc plein de petits "Soi(s)" instantanés. Pas de Soi. Pas de Dieu. Pas de Monde. Or l'exposé de cette doctrine fausse est indispensable à l'établissement de la vérité, selon une démarche typiquement tantrique, comme le dit Abhinavagupta dans les deux stances augurales de ses deux commentaires (le court et le long) à ce second chapitre des Stances :

Nous célébrons ce Shiva
qui manifeste d'abord l'univers
dans la séparation
- la "thèse" de prime abord -
avant de la reconduire
à une autre "thèse",
celle de la non-dualité.

La "thèse de prime abord" est la thèse adverse, en l’occurrence celle des bouddhistes, présentée dans ce second chapitre. Elle illustre la vision naïve du monde : il n'existe que ce que l'on voit. Seul le quotidien est réel. Le reste n'est que machins abstraits pour intellos ou mystiques. Notez que Shiva n'élimine pas la dualité, le quotidien : il le "reconduit", le réintègre dans l'unité, le révèle comme manifestation sur fond de conscience une et vivante.

Nous chantons Shiva
doué d'une fécondité
absolument immuable
et qui embrasse tout,
dont la possibilité sera démontrée,
vérité transcendante,
plénitude de nectar immortel
et de félicité
dans le royaume transcendant 
de l'égalité.

"Dont la possibilité sera démontrée" (ghatita), qui est possible, quoique presque impossible à concevoir pour nous (atidurghata). Les pouvoirs de la conscience sont de l'ordre du miracle (camatkâra), de la merveille (citram). Mais eux seuls peuvent expliquer rationnellement la dualité. De plus, la conscience est immédiatement connaissable, elle est évidente, mais négligée.


samedi 21 mars 2015

Gourous, gourous !


Tant qu'il y aura des hommes, il y aura des gourous. Notez bien que je ne condamne pas l'institution en sa forme idéale : nous avons besoins de maîtres. Mais seulement ses caricatures. 
Et il n'en manque pas...

D'abord Shankarananda, gourou de l'Ecole de Shiva. Il séduit, certes, bon. Mais il abuse aussi. Donc, exit.

Puis la gouroute folle qui, après avoir tenté d'occire son compagnon de yoga "à deux", l'a laissé crevé de faim dans une grotte. Un monstre au sourire d'ange, qui avait d'abord défrayé la chronique en vivant avec un moine bouddhiste texan qui avait fait fortune dans le diamant.

Et n'oublions pas la tulkoutte : serait-elle la réincarnation du Parrain ? A en juger d'après la manière dont elle terrorise son monde, je le croirais presque...

Quant à l'Impératrice du Bisou, je m'abstiendrai de tout commentaire. Je me suis fait assez d'ennemis ce jour, inutile d'en rajouter.

Et, puis, cette brave dame n'est rien à côté de notre champion des gourous fous, Ram Rahim Singh. C'est lui, dans le film, là :



Si, si. Il fait rire, mais il a quand même réussi à persuader près de 400 bougres de se castrer. The "Couic" Path To God.

Enfin, n'oublions pas les gourous à retardement. Ainsi ce Haré Krishna, condamné à Aix pour viol.

And The Road Goes On And On...

Comment manier la relativité sans tomber dans le relativisme ?


Le relativisme est un courant de pensée selon lequel "tout est relatif". Il n'y a pas de Vrai, ni de Beau, ni de Juste, ni de Bien. Seulement des croyances qui se valent toutes.

Le relativisme est basé sur la relativité ("les choses dépendent d'autres choses", pas de "grand" sans "petit", etc.), mais l'absolutise ("toute chose dépend d'autre chose"). Le bouddhisme est une sorte de relativisme, car la vacuité est la relativité. Nâgârjuna, le penseur bouddhiste qui a poussé le plus loin ce relativisme, a aussi mis en garde contre la relativité. Mal comprise, dit-il, elle est le pire des poisons. Car si tout est relatif, il n'y a plus de jugement possible, plus de discrimination possible. Donc plus de révolte, plus de revendications, plus d'indignation, plus de morale. Bref, c'est la fin de l'humanité.

Aujourd'hui, le relativisme domine les esprits. Cette pieuvre a plusieurs branches : relativisme épistémologique, relativisme moral, relativisme esthétique et surtout le relativisme culturel. Selon cette vision, toutes les cultures se valent, car tous les points de vue se valent. Donc le nazisme n'est ni bon ni mauvais en lui-même. Il n'est pas pire qu'une autre vision. il est vrai dans un certain contexte. Et de même, le point de vue d'un fou n'est pas moins vrai que celui d'une personne saine. Pareil pour les coutumes : l'excision n'est pas condamnable, pas plus que le cannibalisme. Il n'y a rien d’univers, nul critère impartial, transcendant, qui permettrait de départager les opinions. Il n'y a que des opinions.

Dès lors, ce relativisme paralyse les esprits, les prive de leur discernement, les conduit à capituler devant les pires horreurs et à se résigner à tolérer les intolérants, à laisser vivre ceux qui veulent anéantir leur vie, à accepter les croyances les plus obscurantistes, car "tout est croyance".

Le multiculturalisme, dans sa forme la plus courante, est un dérivé de ce relativisme. Et ce multiculturalisme sert la cause du communautarisme, du fanatisme, du consumérisme (très important !) et de tout ce qu'il y a de pire au monde, pour le dire clairement.

Voici deux conférences d'Ayaan Hirsi Ali, une femme courageuse, menacée de mort par des fanatiques, sur la manière dont le relativisme est en train de menacer l'avenir de nos enfants :



Il y a là un renversement dramatique : à l'origine, la relativité est un outil puissant pour ouvrir les esprits, pour favoriser une certaine tolérance, en montrant que toute idée a son contexte. Ainsi, la même eau paraîtra chaude ou froide, selon le contexte. Telle est la valeur du scepticisme ancien et du bouddhisme : nous amener à adopter une attitude critique envers les idées, les opinions, et aussi les points de vue des autres. Indispensable pour vivre ensemble.
Mais une fois poussée à l'extrême, cette idée détruit toute possibilité de jugement : ce sont alors les fanatiques, les ultra-traditionalistes, les affabulateurs de tout poils, qui sont favorisés, car eux ne sont certes pas paralysés par le doute ! Et c'est ainsi qu'aujourd'hui, tout Occidental s'accuse lui-même (ou ses ancêtres), dès qu'un crime est commis par un musulman au nom de l'islam ! Un racisme inversé, comme dit Ayaan Hirsi Ali.

Mais alors que faire ? Comment manier la relativité pour ouvrir les esprits sans les détruire et faire le jeu de ceux qui aiment la mort plus que nous aimons la vie ?

A mon sens, voici, en (très) bref : tout est relatif, mais relatif à quelque chose qui est absolu. Comme dans la relativité générale : toute vitesse est relative, sauf la lumière, qui est constante. De même, il y a un bien relatif au mal. Mais aussi un Bien absolu. Bien et mal sont relatifs au Bien, lequel n'est relatif à rien. 

Qu'est-ce que la non-dualité intégrale ?

en chaque goutte, l'océan


Dans la culture de langue sanskrite, il est d'usage de commencer chaque oeuvre, et même chaque chapitre, par un verset qui écarte les obstacles et qui résume le sens de ce qui va être dit. J'ai déjà traduit bon nombre de ces "stances de bon augure" (mangala-shloka) sur ce blog. 
En voici une série par Abhinavagupta, stances prises au début de chacun des chapitres de ses commentaires aux Stances pour la reconnaissance du Soi comme étant le Seigneur (Îshvara-pratyabhijnâ-kârikâ).

Première stance de la Méditation :

D'abord, à cause de sa plénitude 
qui n'est pas une apparence mensongère,
il (se) manifeste comme "je".
Puis il désire scinder 
en deux branches (distinctes) 
sa capacité propre.
Il se délecte (alors) spontanément de l'éveil, 
qui est écoulement (de soi en soi),
et aussi de l'endormissement, 
qui est subsistance (en soi).
Je salue cette non-dualité intégrale,
(Couple) suprême de Śiva et de sa Puissance ! 1

Première stance de la Grande Méditation :

Le Cœur, inséparable de la triade
des pouvoirs (de perception, de mémoire et d'exclusion),
porte (en lui) la manifestation de l'univers,
manifestation qui, en réalité, ne fait qu'une avec lui,
car il est une palpitation (entre dualité et unité)
qui apparaît à cause
du débordement de sa vraie nature.
Il est le royaume de Bhairava
qui se manifeste comme Soi
à l'intérieur de ses amoureux,
et qui se manifeste à l'extérieur
comme hymnes et autres (manifestations de dévotion). 1


vendredi 20 mars 2015

Derechef, sur deux sortes de non-dualismes


Vous avez peut-être lu L’Épître sur l'unicité absolue, de Balyani. Ce qui est intéressant, c'est que cet enseignement panthéiste radical fut autrefois attribué à Ibn Arabi, penseur d'une doctrine voisine en apparence, mais au fond assez éloignée, celle de l'Unité de l'existence. Cela m'a rappelé la façon dont on a longtemps confondu, et dont on confond encore, Shankara et Abhinavagupta. Alors qu'ils expriment des tempéraments très différents.

Balyani est plus sec, plus concis, plus direct, plus "percutant" dirons certains. Comme pour Shankara, on en sait moins sur lui que sur Ibn Arabi. Il prône également une doctrine de la non-dualité par effacement des apparences. L'attrait de son message réside dans sa simplicité. C'est assez court, répétitif et donc aisé à comprendre.

Alors que l'oeuvre d'Ibn Arabi est prolixe (il n'existe pas d'édition complète), pleine de nuances, de hiérarchies, de symboles, d'analogies, de correspondances, de couleurs, de lyrisme, de schémas ésotériques. Lire ses textes est à la fois passionnant et ardu. Ils sont généralement long, et pleins de détours, d'allusions et de renvois. La non-dualité dont il parle est d'un autre ordre : il évoque une unité de tout ce qui est par une sorte d'enveloppement en Dieu, au sein d'une structure en poupée russe, avec mises en abîmes multiples. Ce qui donne vite le vertige, tant les listes de termes, de personnages, d'états et de mondes sont nombreuses. C'est le même genre d'expérience qu'avec Abhinavagupta : passionnant, riche, enveloppant, mais d'autant plus complexe et déroutant, sans doute plus délicat à résumer en quelques mots. Les détracteurs diront : "plus mental".

On retrouve ce même couple d'approche simple VS. riche dans d'autre traditions ou courants. 

Ainsi, on peut opposer, au sein du bouddhisme, le madhyamaka de Nâgârjuna, "profond" mais sec, machine dialectique qui démolit tout sans se soucier des détails ; et le yogâcâra d'Asanga, "vaste", mais fécond, complexe, architecture sophistiquée aux milles facettes.

De même, dans le christianisme, on peut distinguer les approches mystiques épurées, apophatiques, à commencer par celle de St Denys, de celles, plus théosophiques, de gens comme Jacob Boehme. 

Dans le dzogchen bouddhiste, on retrouve, du côté de la simplicité plutôt exclusive et directe, le dzogchen ancien, radical et, du côté de l'unité inclusive, riche mais débordante, le dzogchen tantrique des pratiques visionnaires.

Il y a ainsi deux approches de la vie intérieure et de la non-dualité, deux approches qui reflètent deux tempéraments ou, même, deux humeurs présentes dans la vie de tout individu : 
d'un côté la simplicité, le dégoût, la lucidité, la transcendance, la négation, le masculin, la distance, le rejet, le renoncement ; 
de l'autre la richesse, le goût, la magie, l'immanence, l'affirmation, l'intégration, l'engagement. 

Et on pourrait allonger les listes, prolonger la comparaison.

A mon sens, on retrouve là Shiva et Shakti, deux sensibilités, deux pôles - inséparables mais distincts - de la vie.  C'est le moteur de tout, l'âme de tout devenir.


mardi 17 mars 2015

Eveil à la grecque

Bouddha grec


Quelle idée, dis-moi, faut-il se faire de Dieu ?
C'est celui qui voit tout sans lui-même être vu.

Euripide

Il est unique, né de lui-même, et de cet unique être toutes choses sont nées. En elles il se meut. Aucun des mortels ne le voit, tandis que lui-même les voit tous.

Orphée

La conscience est le témoin universel.

lundi 16 mars 2015

Le Secret de l'expérience de la Kundalini

Le Secret de la Kundalini

La Kundalinî, son éveil et ses expériences : voilà un sujet de conversation incontournable dans les cercles spirituels. Pourtant, les origines traditionnelles de l'expérience de la Kundalinî restent peu connues.
Voici Le Secret de l'expérience de la Kundalinî (Kundalinîvijnânarahasya), un petit texte écrit par l'un des maîtres du tantra les plus reconnus du XXe siècle, Swami Lakshman Joo de Shrînagar au Cachemire. En quelque pages, il partage les points-clé de la voie du tantra : la reconnaissance de notre vraie nature et l'intégration de la vie quotidienne au sein de cette contemplation. Il décrit les différentes manières de faire cette expérience : l'approche sexuelle, l'approche par les émotions et l'approche par l'écoute du souffle. 
Un manuel concis mais profond qui montre que la Kundalinî désigne en réalité l'ensemble de la vie intérieure.

Voici ce qu'en dit Abhinavagupta, le plus profond maître du tantra :

Quand il n'y a plus
aucune distinction
(entre la conscience et ses manifestations,
entre la méditation formelle et les intervalles entre deux séances,
entre vie intérieure et vie quotidienne),
alors même que tout se manifeste
de toutes parts,
c'est alors l'épanouissement
de l'ambroisie suprême :
la conscience sans entraves.
Quand on ne pense
même plus à la méditation et autres (aspects du yoga),
mon maître Shambhou m'a enseigné
que c'était cela,
"la félicité du monde"[1] !





[1] Ou "le monde comme félicité".

dimanche 15 mars 2015

Comment éveiller la Kundalinî ?

Euh... ça vibre, mais c'est pas tout à fait ça



C'est très simple : se tourner vers l'intérieur et se laisser aller.
Pas de posture, pas de respiration, pas de visualisation, pas de mantras, pas de chakras.
Pas toujours, du moins.
Car dans la tradition du tantra non-duel, il y a plusieurs sortes de Kundalinî. 
La Kundalinî est 
parole=souffle=vie=conscience
Il y a au moins trois aspects et trois approches, voire quatre :
-par le souffle 
-par la sexualité
-par la parole
-par la conscience
L'approche par la parole est sans doute la plus étrange pour vous, amis lecteurs, qui n'êtes peut-être point très familiers des traditions du tantra non-duel. C'est pourtant la plus ancienne.

Ma prochaine traduction portera justement sur la Kundalinî. Il s'agira d'un enseignement en sanskrit de Lakshman Joo, un maître du Cachemire. Il évoque trois approches de la Kundalinî : celle du souffle ; celle de la Puissance, Shakti ; et celle de la conscience.

Mais comme je disais d'emblée, c'est en vérité fort simple. Il suffit de s'arrêter et de se laisser prendre par le Cœur, comme un enfant se laisse prendre par la main. 
Voici ce chemin décrit par un tantra, traduit du sanskrit :

Que l'on se recueille
sur la vibration présente 
dans le Cœur !
On (ressentira) alors
un tremblement et une ascension.
Au bout d'un mois,
tout cela se calme,
et celui/celle qui connait ce yoga,
Ô Déesse !
(ressent) un linga qui part 
du Cœur jusqu'à la Fontanelle,
l'Ouverture vers l'Immense.
Ce linga illumine de sa clarté
le corps entier,
telle une splendeur immaculée.

Tantra de la Déesse de la Parole (Mâlinîvijayottara), XVIII, 5b-7

"Linga" désigne ici une colonne de lumière. Le point-clé est de reconnaître "la vibration dans le Cœur" et de se laisser guider par elle.

Exemple d'éveil quelque peu défectueux

samedi 14 mars 2015

Le Grand Drame


Conscience du Je naturel,
nuée sans failles d'une seule Lumière,
Dieu prend conscience de lui-même
grâce à la Déesse.
Elle est sa chair, non-autre que lui,
elle est son pouvoir de se ressaisir,
d'embrasser son propre Soi.

Depuis l'Être Suprême 
jusqu'à la matière la plus inerte,
il engendre son beau corps,
le cosmos, l'univers.
Le Maître se délecte tant
à ce jeu de la Grande Pièce de Théâtre
en cinq actes !

Âdyanâtha, Hymne à la Lumière qui inclut tout (Anuttaraprakâshapanchâshikâ)

Les cinq actes du Grand Drame : création, existence, destruction, oubli de notre Soi, reconnaissance de notre Soi. Dieu, notre Soi, substance de tout et de tous, est l'Acteur, le Spectateur, le Réalisateur, la Scène et tout le reste. 
Il joue au jeu des émotions sur fond de paix.


jeudi 12 mars 2015

La conscience au présent existe t-elle ?


On entend souvent ceci : "Revenez à l'instant présent, sans passé ni futur", "savourez la conscience de l'instant présent, sans mémoire" ou "découvrez la perception pure, libre de tout concept".

Intéressons-nous ici à la première proposition. 
Elle présuppose qu'il existe plusieurs modes de la conscience : 

- celui qui est sans cesse tourné vers l'avenir et le passé. Il nous tiraille, provoque souffrance, nostalgie, regret, craintes et espoirs. Elle nous empêche de vivre le présent. Elle est imaginaire, construite, elle projette et vient se plaquer sur le réel comme une film sur un écran de cinéma.

- celui qui reste purement présent,comme dans un éternel instant de présence pure, toute entière disponible au présent, à ce qui est, sans déformations.

Le but de la vie intérieure serait alors de limiter le premier mode pour cultiver le second. Ce dernier est présenté comme l'idéal, tandis que le premier serait la source de tous les maux.

Mais une conscience du présent seulement est-elle possible ? Existe t-elle ?

Dans le texte suivant, Bergson prétend que non, car

"...conscience signifie d'abord mémoire. La mémoire peut manquer d'ampleur ; elle peut n'embrasser qu'une faible partie du passé ; elle peut ne retenir que ce qui vient d'arriver ; mais la mémoire est là, ou bien alors la conscience n'y est pas. Une conscience qui ne conserverait rien de son passé, qui s'oublierait sans cesse elle-même, périrait et renaîtrait à chaque instant : comment définir autrement l'inconscience ? Quand Leibniz disait de la matière que c'est " un esprit instantané ", ne la déclarait-il pas, bon gré, mal gré, insensible ? Toute conscience est donc mémoire − conservation et accumulation du passé dans le présent.
      Mais toute conscience est anticipation de l'avenir. Considérez la direction de votre esprit à n'importe quel moment : vous trouverez qu'il s'occupe de ce qui est, mais en vue surtout de ce qui va être. L'attention est une attente, et il n'y a pas de conscience sans une certaine attention à la vie. L'avenir est là ; il nous appelle, ou plutôt il nous tire à lui : cette traction ininterrompue, qui nous fait avancer sur la route du temps, est cause aussi que nous agissons continuellement. Toute action est un empiétement sur l'avenir.
      Retenir ce qui n'est déjà plus, anticiper sur ce qui n'est pas encore, voilà donc la première fonction de la conscience. Il n'y aurait pas pour elle de présent, si le présent se réduisait à l'instant mathématique. Cet instant n'est que la limite, purement théorique, qui sépare le passé de l'avenir ; il peut à la rigueur être conçu, il n'est jamais perçu ; quand nous croyons le surprendre, il est déjà loin de nous. Ce que nous percevons en fait, c'est une certaine épaisseur de durée qui se compose de deux parties : notre passé immédiat et notre avenir imminent. Sur ce passé nous sommes appuyés, sur cet avenir nous sommes penchés ; s'appuyer et se pencher ainsi est le propre d'un être conscient. Disons donc, si vous voulez, que la conscience est un trait d'union entre ce qui a été et ce qui sera, un pont jeté entre le passé et l'avenir."

Si vous doutez encore de la thèse de Bergson, faites cette expérience : prenez une phrase - "Les carottes sont cuites". Vous dites que vous l'entendez "dans le présent", purement, sans jugement, sans référence au passé. Sans mémoire ni anticipation. 

Mais c'est impossible. Car dans ce cas, vous ne pouvez comprendre cette phrase. Car alors, quand vous entendez "cuite", "carotte" a disparu, de sorte que vous n'entendez plus la phrase, mais seulement un mot. 

On dira alors que la conscience du présent pure est celle qui dure le temps d'un mot. Mais même cela est impossible. Car vous ne comprendriez pas même le mot "carotte", car quand vous entendriez "rotte", "ca" aurait disparu complètement. 

On dira alors que la pure conscience au présent dure le temps d'une syllabe. Mais, quelle que soit la duré retenue, elle n'est un élément de sens que si elle synthétique un élément "présent" avec un élément déjà "passé". 

Donc, toute conscience est mémoire, et une conscience purement présente est impossible. 

Ou alors si, mais, comme le montre Bergson, plus cette conscience se recentre sur le présent, plus elle se rapproche de l'inconscience. Une conscience au présent, vraiment présente, c'est une conscience inconsciente, un genre de coma.

Au contraire, plus nous unifions en nous du passé avec du présent et/ou de l'avenir, plus notre conscience est intense.

Pour la musique, c'est comme pour le langage, car la musique est une sorte de langage. Ecouter en restant purement dans le présent, ce serait être sourd, insensible :


Le tantra non-duel, la philosophie de la Reconnaissance (pratyabhijnâ), disent exactement la même chose. La mémoire est ainsi la clef de la réalisation du Soi intemporel.

Notre Soi, notre vraie nature, la Source, n'est donc pas un substrat inerte sur lequel viendraient se projeter des images venues d'on ne sait où. 

Notre Soi est l'acte de conscience synthétique, l'acte d'unification du multiple. 

Mais alors, faut-il oublier cette idéal de vie "dans le présent" ? Non. 
Seulement, il faut le comprendre à nouveaux frais. 
A la lumière de cette réflexion, la conscient au présent ne désigne plus une conscience qui porterait sur ce qui est en train de se passer (du genre "je ressens mon mal de dent sans commenter, donc je médite"), mais une conscience qui se reconnaît comme acte d'unification du divers donné dans la perception et les souvenirs. Le véritable "présent" est tout simplement la conscience, synthèse vivante qui relie le passé au présent. Nous pouvons la reconnaître à l'occasion de chaque souvenir, donc à travers chaque expérience, puisque chaque expérience est un lien entre passé et présent. 

En d'autres termes, ce n'est pas la conscience du présent qui sauve, mais bien la conscience du passé. C'est elle, uniquement elle, qui pointe directement vers la nature intemporelle de la conscience, notre Soi, Source de tout et de tous.

Bonne soleil à tous !