samedi 26 août 2017

Chemin de l'esprit vers Dieu

L'Itinéraire de l'esprit vers Dieu, composé par Saint Bonaventure en 1259 après une vision,
est un chef-d'oeuvre que j'admire depuis longtemps, mais dont je n'ai guère eu l'occasion de parler.
C'est un petit livre doté d'une architecture impressionnante
par sa clarté, sa simplicité et sa lumière.
Le lecteur a le sentiment d'entrer dans une église romane,
sobre, minérale, translucide, où toutes sensations appellent
au retournement du regard vers la lumière intérieure qui illumine toute vision.



D'ailleurs, Bonaventure reconnait cette lumière, celle de l'être, et s'étonne
que nul, ou presque, ne la reconnaisse,
alors qu'elle est la Lumière sans laquelle aucune expérience n'est possible :

"Quel étrange aveuglement pour notre esprit de ne point apercevoir
ce qu'il voit en premier, et sans lequel rien ne peut être connu.
Mais c'est comme notre œil, concentré sur diverses couleurs : 
il ne voit pas la lumière qui les rend visibles. Ou s'il la voit,
il ne la remarque pas. Il en est de même pour l’œil de notre âme :
concentrée sur les choses particulières et générales, 
il ne remarque pas l'être qui est au-delà de toutes les catégories,
alors que c'est l'être qui se manifeste en premier dans l'âme,
et que c'est grâce à lui qu'il voit le reste.
Ainsi la formule se vérifie pleinement : 'semblable à l’œil du hibou aveuglé 
par la lumière, l'oeil de notre âme est ébloui par trop d'évidence'.
Habitué aux fantômes du sensible, dès qu'il regarde la lumière de l'Être souverain,
il lui semble ne plus rien voir.
Il ne comprend pas que cette obscurité suprême opère l'illumination de notre esprit.
Ainsi l'oeil du corps en face de la pure lumière a l'impression
de ne rein voir." (trad. Duméry modifiée).

Comme les prisonniers de la Caverne de Platon,
nous ne "voyons rien" quand notre regard
se retourne vers sa source.
Nous sommes aveuglés par l'évidence.
Cette lumière est simple, si immédiate,
que nous la prenons pour une absence de lumière.
Trop proche, trop simple, trop clair.
Incroyable.

Ainsi, nous pouvons dire que cette connaissance de l'Être,
cette vision de la vision,
est une "docte inconnaissance":
une inconnaissance pour la connaissance ordinaire,
mais une science, une connaissance au plus haut point en vérité.
Quand je retourne mon regard
- le regard de l'attention -
"je ne vois rien".
Mais cette absence de vision
est en réalité une vision pure,
une vision du regard lui-même,
sans autre contenu,
comme si la lumière s'éclairait elle-même,
par elle-même.
Habitué à me concentrer sur le contenu,
je crois que, en l'absence de contenu,
la vision elle-même disparaît.
Mais si elle disparaissait vraiment,
comment pourrais-je affirmer que
"je ne vois rien" ?
Cette obscurité pour l'attention exclusivement tournée vers les choses
est bien la véritable illumination,
quand la Lumière qui s'illumine en tout
se remarque enfin, et se reconnait simplement,
plus facilement que tout.

Le message des mystiques, des sages, est universel.
Cet éveil à la Lumière, à l'Être, est simple et accessible à chacun.

Je note, au passage, que Bonaventure se situe dans le sillage de la belle école victorine,
qui s'est épanouit à Paris
en son Âge d'Or,
et qui réconciliait la mystique
la plus radicale avec la philosophie,
la physique et les arts.
Cet esprit victorin reste pour moi une source d'inspiration
irremplaçable.

Une musique de cette époque (un siècle après,
mais c'est en vérité le même siècle)
et de ce lieu,
pour goûter cet esprit d'harmonie,
où l'intellect et le cœur 
chantent de concert :

mercredi 23 août 2017

Le Jeu de la conscience - IV et V

Le Jeu de la conscience (Bodhavilâsa), attribué à Kshéma Râdja, verset 4 et 5 :

La diversité merveilleuse des choses et des univers
dépend de la nature des objets qui y sont connus,
unie à la variété des différentes sortes (de sujets),
de sorte qu'il existe d'innombrables univers,
aussi bien vers le haut, que vers le bas. 4
Bien que la conscience soit le Maître des maîtres,
elle devient l'âme quand elle se contracte.
Les sages savent que l'âme contient toutes choses,

comme la graine d'un grand arbre. 5



Il n'y a qu'une seule conscience 
en d'innombrables corps.
Une seule conscience
qui se goûte
à travers d'infinis perspectives.
Comme une comédienne
aux mille masques.

Mais d'où viennent ces masques ?
D'où vient leur variété ?
Le verset 3 avait déjà donné la 
cause profonde de cette richesse : 
la liberté.
La conscience
- ce que nous sommes réellement -
se multiplie librement, gratuitement,
seulement pour se donner,
s'épancher, se partager,
entrer en relation,
avec soi,
par l'intermédiaire d'innombrables expériences 
qui sont comme autant de points de vue.
L'amour.
Le don de soi,
tout entier,
gratuit,
gracieux.
Chaque expérience,
chaque sensation,
chaque pensée,
chaque désir,
est un essai
pour se dire.
Mais comme la conscience est infinie,
cela prend un temps infini.
C'est cela, le devenir :
l'amour de la conscience pour elle-même,
qui la meut à se dire
dans une expérience limitée.
Comme l'océan dans la goutte :
vous vous rappelez ?
D'où l'apparition de l'individualité,
de l'âme.
Mais l'âme n'est pas simplement
un objet qui est contenu dans la conscience,
dans l'espace conscience que "je suis".
L'âme, comme dit Kshéma Râdja,
est la conscience "contractée".
Il faut comprendre que l'individu (jîva, purusha)
n'est pas une partie de la conscience,
ou un aspect de la conscience, ni une apparence de la conscience. 
Non, l'idée la plus profonde de la Reconnaissance à ce sujet,
est que l'individu est engendré par contraction de la conscience infinie.
Qu'est-ce que cela veut dire ?
Cela veut dire que l'individu n'est pas créé
"à partir de rien".
Il n'est pas un fantôme surgit de nulle part,
ni le simple produit d'une interaction aléatoire.
De toutes façons, la Reconnaissance voit 
dans les forces physiques des étincelles
du Désir infini qui est la conscience,
la conscience comme Acte parfait,
complet, auquel rien ne manque.
L'individu n'est pas engendré par division, 
mais par contraction.
Cela veut dire
- et c'est incroyablement profond -
que l'individu est, en un sens,
doué de tous les pouvoirs de l'Absolu,
mais librement limités.
La différence entre la conscience universelle
et la conscience individuelle
est une différence de degré.
Mais, c'est la même conscience !
Avec les mêmes pouvoirs :
conscience, liberté, désir, création
dans la connaissance et dans l'action.
Voilà pourquoi
"les sages savent
que l'âme contient toutes choses".
En modèle réduit.
Et même, elle contient réellement tout,
en acte, ici et maintenant.
Car, répétons-le, 
il n'existe pas de "bouts" de conscience.
La conscience n'est pas mesurable.
Elle est, tout entière,
même quand elle se "contracte" librement.
Donc elle contient tout.
De plus, même quand la conscience assume des limites,
ces limites ne la limitent pas, ne la font pas disparaître.
Pourquoi ?
Parce que ces limites n'existent,
comme toutes choses,
que dans, par et pour la conscience.
La conscience n'est pas comme l'eau,
qu'une paroi peut venir diviser en deux parties.
La conscience est plutôt comme l'espace,
qui est toujours présent,
même dans les objets qu'il accueille.

De plus, les possibilités sont sans limites.
Il existe des mondes 
"vers le haut, et vers le bas aussi".
Qu'est-ce qu'un "monde" ?
C'est une relation sujet objet,
un type de rapport de la conscience avec elle-même,
de soi à soi.
En général, la conscience-comédienne
se prend pour les choses
qu'elle perçoit.
"Le semblable connait le semblable"
disent les platoniciens :
Quand la conscience perçoit des corps
(après avoir oublié sa propre omniprésence),
elle se prend pour un corps.
Quand elle perçoit des illusions,
elle se prend pour une illusion.
Quand elle voit l'impermanence,
elle se croit impermanente.
Quand elle voit de la beauté, 
elle se voit belle.
Et ainsi de suite...
Le sujet et l'objet s'adaptent l'un à l'autre.
Shiva-Shakti,
jusque dans les moindres détails
de la plus humble expérience.
Comme deux miroirs
se reflètent,
mis en abîme,
comme une boucle causale,
comme deux ondes qui interagissent
à perpétuité.
Voilà pourquoi ce que je contemple
est ce que je deviens.
En contemplant le ciel bleu,
je "deviens" limpide, transparent,
immense, ouvert, accueillant.
Mais ça n'est pas une règle absolue,
car je peux voir une chose sans m'identifier,
bien que ce détachement ne soit pas 
la liberté véritable et complète, selon la Reconnaissance.

"Comme la graine d'un grand arbre",
comme un grain de moutarde,
l'individu n'est pas destiné à disparaître,
mais à grandir à l'infini.
Sauf à comprendre que la graine
"disparaît" pour laisser place à l'arbre...

Je suis l'univers,
"je suis" est les univers,
et au-delà.

samedi 19 août 2017

Peut-on renoncer librement à sa liberté ?

Comme je l'ai déjà dit,
je partage le shivaïsme du Cachemire,
je m'en nourris depuis un quart de siècle,
j'ai même reçu quelques initiations, et beaucoup d'enseignements.
Mais je ne suis pas un adepte du shivaïsme du Cachemire,
et encore moins - faut-il le préciser ? - un spécialiste,
un gourou, un éveillé, ou une combinaison de ces choses.


Pourquoi ?
Parce que, même si je ressens toujours une grande joie à fréquenter
les pensées des maîtres du Cachemire (et du tantra, du dzogchen,
du taoïsme, etc.), je n'ai jamais pu me résoudre à le faire sans discernement.
Sans esprit critique.
Et ce que je discerne,
c'est qu'il y a là du vrai et du faux.
Il y a du sublime,
et il y a du pitoyable.
Et tout ceci ne se vaut pas.

Le plus souvent, je partage le sublime.
Mais le misérable est là.
Or, pour certains, il a encore valeur de vérité.

Un exemple ?
L'initiation et ses engagements (samaya en sanskrit),
l'un des piliers du tantra traditionnel,
shivaïte, vishnouïte ou bouddhiste.
Ici donc, je ne parlerai que de l'initiation tantrique,
et non de l'initiation en général  
- non pas de l'initiation au patin à roulettes,
par exemple.

Durant le rituel d'initiation de ces traditions, le maître expose les engagements,
ou promesses initiatiques qui lient le maître et le disciple.
L'initiation est donc ici une sorte de contrat (samketa, en sanskrit).
Là est le point essentiel.
Je dis "une sorte", car ce contrat ne vaut rien.

Pourquoi ?

Premièrement, parce que le disciple est censé renoncer, librement, à son libre-arbitre.
Une sorte de suicide, où un homme se fait esclave d'un autre homme. Car de fait, si je renonce à mon libre-arbitre, je renonce à tous mes droits. Plus de retour en arrière possible. Renoncer à sa liberté, c'est renoncer à son humanité, à toute responsabilité. C'est faire de soi une chose, pour un Autre dont, au fond, je ne sait rien.

Deuxièmement, les termes du contrat sont trop difficiles à respecter du côté du maître.
Celui-ci est censé être paré de toutes les vertus ou presque. Il est quasi omniscient
et tout ce qu'il fait est parfait, peu importe les apparences. 
Autrement dit, et en clair, les traditions tantriques posent des conditions
pour que le contrat soit valable - non seulement du côté du disciple,
mais aussi du côté du maître, sans quoi le contrat est, en droit, nul.
Seulement voilà : le disciple n'a aucun moyen de savoir avec une certitude raisonnable
si le "maître" est un maître, car la tradition peut toujours lui répondre
que les défauts du maître ne sont que des apparences. 
Les termes du contrat se réfutent donc eux-mêmes. 
Ou alors, disons que c'est un contrat de dupe,
où l'une des deux parties, celle du "maître", en l'occurrence,
peut tout justifier, sans que rien soit jamais vérifiable. 
Le maître est pervers ? 
C'est pour tester votre foi !
C'est pour faire ressortir ce qu'il y a de pervers en vous,
et ainsi pour vous en "libérer" ! 
Bref, quoi qu'il advienne,
les termes du contrat ne peuvent jamais être mis en défaut de vérité.
Le maître est intouchable. 
Il a l'air d'un homme pervers, mais il est Dieu omniscient
et toujours bon. 
Et on doit - librement, s'il vous plaît - lui remettre notre arbitre.
Un suicide, vous dis-je. 
Mais "comme nul n'est méchant [c'est-à-dire ne veut le mal, le sien ou celui d'autrui]
volontairement" mais seulement par ignorance du vrai bien, il s'ensuit que
l'initiation est fondée sur l'ignorance du disciple.
Prendre une initiation, c'est-à-dire s'engager dans cette convention, c'est purement et simplement
un pari insensé.
Que peut-on concevoir de plus déraisonnable ?

Troisièmement, dans un contrat en bonne et due forme,
il y a un droit de rétractation.
Pourquoi ? Tout simplement parce que les contractants savent qu'ils ne savent pas tout, à tout le moins.
Mais là, dans cette initiation, où on s'engage à jamais, et pour le plus important,
non mesdames, pas de droit de rétractation, pas même de  de sept petit jours,
le temps de refaire un monde ! 
Rien.
En un instant, c'en est fait pour jamais ;
alors que, par ailleurs, le "maître" est censé être omniscient
(par nature ou par grâce, peu importe)...
Que lui chaud t-il, s'il est honnête,
d'accorder un délai de réflexion ?

Franchement, les choses ainsi mises à plat,
cette initiation a tout l'air d'une embrouille.
L'ancienneté et le respect dus aux Anciens n'y font rien.
Même si le "maître" est omniscient,
comment peut-il accepter une obéissance absolue ?
Car c'est bien une obéissance absolue que le "maître"
exige, dans ces traditions du moins.

Si donc il y a des abus, ce ne sont pas de simples accidents,
mais des révélateurs d'un problème de fond,
situé au cœur même de ces traditions initiatiques.
Sans même mentionner le détail de ces "promesses initiatiques"
et leur contenu parfois scabreux ou mesquin,
il semble clair que l'affaire est, en ses principes mêmes, 
mal ficelée.

S'abandonner à plus grand que soi
est salutaire...
Mais songez que même Dieu, 
dans la perspective chrétienne,
ne peut contraindre aucune âme à l'aimer, 
si ce n'est par l'amour.
Vous me direz, on pourrait, à l'extrême, imaginer
un Dieu manipulateur, un Dieu-Don-Juan.
Mais ce serait un Diable, 
et manipuler au mal n'est pas aimer.
Quant à s'abandonner à d'autres hommes,
je ne le ferais qu'avec prudence
et en me gardant un droit de rétractation.
L'Abandon à Dieu (ou quelque soit le nom), en revanche,
est une autre histoire, que je ne discute pas ici,
mais qui mériterait de l'être. 

Bref, l'initiation et ses "promesses initiatiques",
ainsi conçues,
est l'une des raisons qui font de moi,
non pas un adepte du shivaïsme du Cachemire,
mais un simple mortel.


P.S. : On parle, en ce moment du cas du gourou Sogyal, dont j'avais dit ce que je pensais il y a déjà plus d'une dizaine d'années, sur Internet. Il est juste que ses "disciples" lui demandent des comptes, après tout ce temps. Cependant, je dois aussi remarquer que l'on ne se gêne pas à s'acharner contre lui et contre le bouddhisme tibétain (lequel est simplement le bouddhisme tantrique), alors même que l'on continue de "tolérer" les horreurs qu'une autre religion engendre, quant à elle, chaque jour - et à une tout autre échelle... Et par là, je n'entends pas parler du seul "terrorisme". Comme mon expérience me l'a apprise, nous sommes sévères avec les bons élèves, et indulgents avec les cancrelats.

mercredi 16 août 2017

Le jeu de la conscience - III

On dit que la souffrance vient de la croyance en la séparation. 
Or la séparation, c'est la différence, la dualité (bheda).
Mais d'où vient la dualité ?
Elle ne peut venir du mental, 
car le mental lui-même est un effet de la dualité ;
il n'existe pas avant la dualité ;
il ne peut donc en être la cause.
La dualité ne peut non plus venir de l'ignorance,
si l'on entend par là l'absence pure et simple
de conscience, 
car dans la pure et pleine conscience,
il ne saurait y avoir de pure inconscience,
puisque rien n'existe en dehors de la conscience
et en plus d'elle.


Alors ?
La dualité vient de la conscience elle-même.
Contrainte ou conditionnée par le mental, 
par l'ignorance ?
Non ! car il n'existe rien en dehors d'elle.
La seule hypothèse restante est donc que
c'est la conscience elle-même
qui se manifeste à elle-même
comme dualité, comme différence.
Elle joue à être autre,
à se prendre pour un autre (par exemple la matière),
puis à prendre cet autre, ou une partie de cet autre,
pour elle-même (par exemple, le corps).
Cette double erreur est librement assumée.
Par jeu. Gratuitement, "selon son désir",
comme dit ici Kshémarâdja.

De plus, ça n'est pas la conscience duelle,
(la croyance en la séparation) 
qui cause la souffrance,
mais plutôt le fait que cette conscience duelle
fait oublier la conscience de l'unité.
Or, unité et dualité sont compatibles,
comme nous l'apprend n'importe quelle expérience.
Je sais, par exemple, que mon corps
est fait de nombreuses parties différentes.
Cela ne m'empêche pas de savoir aussi
que ce corps est un tout unique. 
La souffrance, c'est quand la dualité cache l'unité,
ou bien quand l'unité cache la dualité.
Le bonheur, c'est réaliser que dualité et unité
ne sont pas incompatibles.
Ma conscience d'être un individu
n'est pas incompatible
avec ma conscience d'être le Tout.
C'est cela, être le "fond conscient",
comme sur un tableau,
où l'on peut voir à la fois les détails
et l'ensemble.
C'est la délivrance, définie comme réalisation
de la liberté de la conscience.
Qu'est-ce que la liberté ?
C'est être libre de la dualité
(pas conscient QUE de la dualité)
et de l'unité (pas conscient QUE de l'unité),
c'est être libre de passer à l'un,
sans perdre l'autre ;
c'est être libre du moi,
mais aussi, être libre d'être moi - tel individu singulier.
Cette liberté va au-delà de la délivrance,
car elle n'est pas simplement 
un affranchissement de toutes limites,
mais aussi un pouvoir de créer des limites,
de jouer avec.

Et donc, quand des pensées, des sensations, des souvenirs
ou des rêves me perturbent, échappent à "mon" contrôle,
c'est parce qu'ils viennent directement de la conscience,
de la conscience non identifiée à un individu.
C'est un point capital de la Reconnaissance,
qui explique que l'on y trouve guère de conseils
pour se "libérer" des pensées.
Tout ce qui va contre ma volonté individuelle
advient selon ma volonté transpersonnelle.
Donc je répète : ça n'est pas la croyance en la séparation
qui cause la souffrance. On peut avoir conscience d'être un individu tout en étant heureux, sans souffrances,
à condition que cette conscience (ou croyance)
"individuelle" ne cache pas entièrement
la conscience transpersonnelle.
Cependant, il est vrai que cette réalisation transpersonnelle
passe par la réalisation du caractère artificiel
de la personne (de la personnalité ?)
et la nature illusoire du libre-arbitre personnel.
D'un autre côté, une fois réalisé 
que la seule liberté est celle de la conscience transpersonnelle,
je réalise aussi que ma conscience individuelle
est la conscience universelle
qui joue librement à être personnelle.
Et donc, là encore, ces libertés ne se contredisent pas.

De plus, cette liberté individuelle
comporte des degrés.
Plus je (moi, conscience universelle) m'identifie (totalement)
à une personne limitée, moins j'ai de pouvoir.
Mais quand je réalise que ce ne suis pas seulement
cette personne, alors "je connais et je fais" tout
ce que je désire, "je" désignant la conscience universelle,
qui peut se réaliser entièrement
indépendamment des limites de la personne à laquelle
elle s'est d'abord identifiée complètement.

C'est ce que dit, en substance, ce verset du Jeu de la conscience :

C'est en son propre fond,
et selon son seul désir
qu'elle (la conscience) fait éclore toutes choses.
(Et ces mondes) sont variés selon

les différentes sortes de relation entre sujet et objet. 3

Chaque instant est une éclosion
de ce qui est toujours-déjà épanouit.

lundi 7 août 2017

Le Jeu de la conscience - II

Suite du Jeu de la conscience (Bodha-vilâsa) attribué à Kshémarâdja. 
Nous avons vu que la source et la substance de toutes choses est l'Expérience, la Réalisation de "quelqu'un" (ko'pi en sanskrit) qui se voile et se dévoile à soi. 
La raison d'être de la dualité, de la séparation, des "croyances", du "mental" ou de l'individualité comme on dit parfois, est le dévoilement. Mais le dévoilement de quoi, de qui ? Et d'où vient la dualité, la manifestation ? Le sage répond :

La conscience est absolument libre et indépendante.
On la définit comme cause de toutes choses.
Mais quand (sa) liberté absolue est (re)connue,

on dit qu'elle est la réalisation (universelle). 2



Ce "quelqu'un" mystérieux qui vit en chacun de nous est simplement conscience. C'est son essence la plus intime.
Mais qu'est-ce que la conscience ?
On la compare souvent à une lumière,
à un miroir, à l'espace.
Mais est-elle un Témoin impassible
devant qui danserait la Manifestation,
identifiée à la Shakti ?
Non. La conscience est tout le contraire de l'impassibilité.
Elle est la sensibilité même,
le dynamisme, le mouvement.
Comprenons : la conscience n'est pas immobile face aux mouvements du mental.
Bien plutôt, elle est mouvement pur,
vitesse infinie.
Le mental est un mouvement ralenti,
une conscience endormie, figée dans des habitudes.
Ici, l'éveil est le réveil de la conscience,
qui revient en elle-même,
à son Acte pur.
L'éveil n'est pas la disparition du "moi",
mais son assouplissement,
sa souplesse, son élargissement,
son retour à la fluidité.
Un "éveillé" n'est pas sans personnalité,
mais elle est plus souple.
Elle s'identifie, mais librement.
Car, comme dit notre verset, 
être conscience c'est être libre,
c'est-à-dire ne dépendre de rien.
La conscience n'est pas altérée par l'altérité,
elle reste elle-même
tout en se transformant en l'Autre.
Mais elle n'est pas non plus enfermée en elle-même.
Le Soi n'est pas une substance statique,
mais un Acte perpétuel de réalisation
qui joue à être l'Autre, qui devient l'Autre,
sans se perdre.
Telle est la non-dualité :
ni séparation, ni pure unité figée en elle-même,
mais mouvement vers l'Autre,
qui est soi transformé en Autre,
pour le reprendre en Soi,
et ainsi de suite,
à l'infini, 
pour l'éternité...
en une vibration immobile,
une danse imprévisible.
La liberté, c'est "ne pas être confiné seulement en soi-même",
dit Abhinava Goupta.
C'est la clé.
Autrement, on tombe dans la non-dualité du Védânta,
qui est en réalité le dualisme du Sâmkhya, une philosophie indienne célèbre, basée sur le schéma
conscience immobile/manifestation mobile,
Témoin impassible face à la "danseuse", Mâyâ.
Il existe même des traditions tantriques qui prennent
ce modèle pour le fin mot du Tantra.
Homme immobile, face à femme mouvante.
Mais ici, c'est différent.
Dieu est "quelqu'un" qui se manifeste.
Illusoirement ? Face à soi ?
Non.
Plutôt en prenant conscience de soi.
Pour Dieu, créer, c'est se réaliser soi-même,
prendre conscience de soi,
"se prendre pour".
Et ce pouvoir d'identification,
d'être toujours "conscience DE"
et jamais simple conscience,
c'est la Déesse, pouvoirs infinis,
mais dont l'essence est le pouvoir 
de prendre conscience, de
"se réaliser comme".
C'est ainsi que chaque instant jaillit,
unique, 
réalisation singulière
des infinis possibilités,
vague dans l'océan sans limites
du Mystère, de "quelqu'un" (ko'pi).
Voilà pourquoi on dit que la conscience est
"cause de toutes choses",
des univers innombrables.
Dans cette extase, le couple divin
de l'Être (Dieu) qui prend conscience de (Déesse) soi,
la conscience de l'unité pure
fait place à la conscience de la différence,
des différences,
jusqu'à la séparation et à l'oubli de l'unité.
Tout est soi.
Mais nous en venons à croire que tout est autre,
nous prenant au jeu
si fortement que nous oublions.
Pourquoi cet esclavage ?
Réponse radicale :
parce que nous (Dieu) sommes libres (Déesse).
Nous sommes tout-puissants.
Donc joueurs.
Or, pour jouer,
il faut se prendre au jeu,
au sérieux du jeu.
Faut-il fuir ?
Non.
Où ?
La clé est de passer de la conscience de la dualité
à la conscience de l'unité,
puis à la conscience de la dualité
sur fond d'unité.
Car unité et dualité sont compatibles :
c'est une autre différence importante avec le Védânta.
Unité et dualité sont compatibles
dans la conscience,
libre et souveraine.
Quand donc la conscience se reconnait,
quand elle reconnait dans le flot de l'expérience
le jeu de sa liberté absolu,
de son pouvoir de réaliser l'impossible, 
c'est la "réalisation".
Ainsi, le mental est à la fois le problème
et la solution.
Quand on pense mal, sur la base de croyances erronées,
on est esclave.
Quand on pense bien, sur la base de notre croyance
la plus intime, et en examinant directement ce qui se présente,
on est libre.
Il n'est pas nécessaire de supprimer le mental et les émotions, contrairement à ce que prône Patanjali,
mais il faut juste que la conscience se réveille,
aille jusqu'au bout de son mouvement,
reconnaisse que tout ceci est extase,
extase créatrice, réalisation de soi,
jeu, mouvement infini
de soi avec soi.
Et alors tout est accompli : 
c'est la "réalisation universelle",
le dévoilement, la raison d'être de toute expérience,
de toute pensée. 
Tout pour le vertige.