L'Itinéraire de l'esprit vers Dieu, composé par Saint Bonaventure en 1259 après une vision,
est un chef-d'oeuvre que j'admire depuis longtemps, mais dont je n'ai guère eu l'occasion de parler.
C'est un petit livre doté d'une architecture impressionnante
par sa clarté, sa simplicité et sa lumière.
Le lecteur a le sentiment d'entrer dans une église romane,
sobre, minérale, translucide, où toutes sensations appellent
au retournement du regard vers la lumière intérieure qui illumine toute vision.
D'ailleurs, Bonaventure reconnait cette lumière, celle de l'être, et s'étonne
que nul, ou presque, ne la reconnaisse,
alors qu'elle est la Lumière sans laquelle aucune expérience n'est possible :
"Quel étrange aveuglement pour notre esprit de ne point apercevoir
ce qu'il voit en premier, et sans lequel rien ne peut être connu.
Mais c'est comme notre œil, concentré sur diverses couleurs :
il ne voit pas la lumière qui les rend visibles. Ou s'il la voit,
il ne la remarque pas. Il en est de même pour l’œil de notre âme :
concentrée sur les choses particulières et générales,
il ne remarque pas l'être qui est au-delà de toutes les catégories,
alors que c'est l'être qui se manifeste en premier dans l'âme,
et que c'est grâce à lui qu'il voit le reste.
Ainsi la formule se vérifie pleinement : 'semblable à l’œil du hibou aveuglé
par la lumière, l'oeil de notre âme est ébloui par trop d'évidence'.
Habitué aux fantômes du sensible, dès qu'il regarde la lumière de l'Être souverain,
il lui semble ne plus rien voir.
Il ne comprend pas que cette obscurité suprême opère l'illumination de notre esprit.
Ainsi l'oeil du corps en face de la pure lumière a l'impression
de ne rein voir." (trad. Duméry modifiée).
Comme les prisonniers de la Caverne de Platon,
nous ne "voyons rien" quand notre regard
se retourne vers sa source.
Nous sommes aveuglés par l'évidence.
Cette lumière est simple, si immédiate,
que nous la prenons pour une absence de lumière.
Trop proche, trop simple, trop clair.
Incroyable.
Ainsi, nous pouvons dire que cette connaissance de l'Être,
cette vision de la vision,
est une "docte inconnaissance":
une inconnaissance pour la connaissance ordinaire,
mais une science, une connaissance au plus haut point en vérité.
Quand je retourne mon regard
- le regard de l'attention -
"je ne vois rien".
Mais cette absence de vision
est en réalité une vision pure,
une vision du regard lui-même,
sans autre contenu,
comme si la lumière s'éclairait elle-même,
par elle-même.
Habitué à me concentrer sur le contenu,
je crois que, en l'absence de contenu,
la vision elle-même disparaît.
Mais si elle disparaissait vraiment,
comment pourrais-je affirmer que
"je ne vois rien" ?
Cette obscurité pour l'attention exclusivement tournée vers les choses
est bien la véritable illumination,
quand la Lumière qui s'illumine en tout
se remarque enfin, et se reconnait simplement,
plus facilement que tout.
Le message des mystiques, des sages, est universel.
Cet éveil à la Lumière, à l'Être, est simple et accessible à chacun.
Je note, au passage, que Bonaventure se situe dans le sillage de la belle école victorine,
qui s'est épanouit à Paris
en son Âge d'Or,
et qui réconciliait la mystique
la plus radicale avec la philosophie,
la physique et les arts.
Cet esprit victorin reste pour moi une source d'inspiration
irremplaçable.
Une musique de cette époque (un siècle après,
mais c'est en vérité le même siècle)
et de ce lieu,
pour goûter cet esprit d'harmonie,
où l'intellect et le cœur
chantent de concert :