vendredi 31 août 2018

Il ne faut pas en faire tout un plat !

La nourriture a toujours cristallisé tous les espoirs, toutes les peurs. Peur du corps, de la vieillesse, de la mort, du regard d'autrui...

Pas de religion "monothéiste" (abrahamique, en fait) sans interdits alimentaires. En Inde, on ne peut être et rester brahmane sans contrôler sévèrement son alimentation.

Et aujourd'hui nous observons que le Nuage (autrement dit le New Age, dévperso et altéro-écolo inclus) est aussi obsédé par la nourriture. Comme n'importe quelle religion.

Quelques allumés espèrent se nourrir de la lumière du soleil, d'autres prétendent qu'ils ne mangent plus, qu'ils ne boivent plus... et il y a des gens pour les croire, ce qui semble encore plus incroyable.

Mais le principal est le mouvement végétaliste (ou vegan, comme disent les illettrés). C'est lui qui est en train de modifier les sociétés.

La génération des "millenials" (ces petits Narcisses nés après l'an 2000) a expérimenté. Et l'heure des bilans critiques est arrivée.

Les militants végétaliens voient les végétaliens comme une sorte de nouvelle race d'hommes supérieurs :


En réaction sans doute, des militants carnivoriens (?) pointent les échecs du végétalisme :


Il y a une deuxième partie :


Et une troisième :


Bon. Le jeune homme qui fait ces vidéos est un ex-adepte de la nutrition solaire et un complotiste. Son regard m'inquiète vaguement. Mais peu importe. Ces images et ces "cas" correspondent bien à ce que les gens qui fréquentent les milieux nuageux (new-age-altéro-écolos) ont vus et vécus. 

En même temps, est-ce que ces cas reflètent le végétalisme ? Autrement dit, le végétalisme est-il mauvais pour la santé physique et mentale ?

Les avis sont partagés.

Il est clair que, pour de multiples raisons, il n'est pas facile d'être végétalien. Et la plupart de ces raisons n'ont rien à voir avec le végétalisme, mais avec les cultures dans lesquelles vivent les végétaliens. 

De plus, le végétalisme est fondé sur un mouvement philosophique des plus intéressants, l'anti-spécisme. Je ne dis pas que je suis d'accord avec toutes ses thèses (qui sont d'ailleurs riches et variées), mais les discours anti-spécistes sont franchement passionnants. Ils ont au moins le mérite de questionner toute notre vie et pas seulement l'alimentation, ni même le rapport aux autres animaux.

Et je crois que là est le problème : la plupart des végétaliens (dont beaucoup sont des jeunes affaiblis mentalement) ne font que suivre une mode dont ils ne comprennent pas les tenants et les aboutissants.

Oui, mais pourquoi les gens dans ces vidéos, et tant d'autres, sont-ils si abîmés ? Le végétalisme n'est-il pas ruineux pour le corps et l'esprit ?

Oui et non. En réalité, ce que l'on voit sur ces vidéos, ce sont surtout des gens qui sont devenus végétaliens parce qu'ils avaient un problème avec leur corps et donc avec la nourriture. Derrière ces corps meurtris, il me semble évident qu'il y a de l'anoréxie, tout simplement. Et tout le monde sait que la plupart des gens qui se mettent à un régime végétalien, végétarien, ou même paléo, fruito, kéto ou que sais-je, le font pour maigrir ou pour "élever leur fréquence vibratoire", et non pour des motifs philosophiques issus d'une réflexion aboutie. Parmi les plus radicaux que l'on aperçoit dans ces vidéos, beaucoup sont des fumeurs de joints quelque peu diminués, les autres sont des âmes en errance, incapables  de s'assumer. Les pensées subtiles et les débats nuancés de l'anti-spécisme leur sont étrangers.

A mon humble avis, devenir végétalien pour des raisons "spirituelles" ou "diététiques" ou (comble de l'horreur) "énergétiques", c'est aller droit dans le mur.

En revanche, le faire pour des motif moraux (éviter la souffrance), cela me semble sain et digne. Après, tout se discute dans le détail. L'anti-spécisme est un mouvement qui résulte d'une prise de conscience, non une religion fondée sur un dogme rigide. On peut aspirer à faire souffrir le moins possible et c'est sans doute l'essentiel. Ensuite, c'est un chemin, de chaque individu amis aussi de l'espèce. 

On peut commencer par s'intéresser à la provenance de la nourriture que l'on ingurgite, à ce que cela implique, aux devoirs qui s'imposent, aux choix sociétaux qui s'ensuivent à long terme : c'est toute une aventure. Il ne suffit pas d'aller remplir son panier dans les boutiques "végans" sur le Net et de cracher sur les "mangeurs de cadavres". Et l'adoption d'un véganisme (sic) viable sur le long terme n'est pas une tâche simple.

En bref, quand le végétalisme échoue, c'est parce qu'il est adopté pour de mauvaises raisons par des gens fragiles mentalement.


A mon avis, il faut faire preuve de souplesse et de diplomatie, sans oublier de manger pour le plaisir, sans s'obnubiler, en variant ses mets, sans en faire tout un plat.

Ah, et que vous soyez paléo, fruito ou végano, bon ap' !


mardi 28 août 2018

Le sommeil profond est la pure conscience


Le Védânta donne peu de place à la pratique de la méditation. De même que la Reconnaissance.

Pourquoi ?

Parce que, pour eux, l'état de méditation est le Soi, aussi appelé "conscience" ou "lumière", que je propose de rendre par "Inconscience" pour des raisons énoncées dans des billets précédents. Mais ça n'est pas le plus important.

Le Soi est l'absolu envisagé du point de vue de la Première Personne. Il est l'absolu car il est toujours présent. Mais il est présent à l'état brut dans ce que nous appelons le "sommeil profond", sans rêves, qui est aussi la même expérience que celle de l'évanouissement, du coma et des innombrables intervalles de silence entre deux pensées, entre deux cognitions, que nous traversons durant l'état de veille, chaque jour. Ce sont ces "blancs" qui passent généralement inaperçus et qui sont le Soi, le samâdhi.

Or, cette expérience est celle de la pure lumière absolue, "pure" en ce sens que dans le sommeil profond, elle n'a aucun objet à éclairer, alors que durant la veille et le rêve, elle éclaire les objets intérieurs (privés, comme les pensées, les souvenirs et les sensations) ou extérieurs (publics, comme ces mots, les montagnes et les chats) et se "reflète" sur eux.

Il est donc inutile de chercher à engendrer un "état" que nous traversons à chaque moment. En même temps, il est impossible de méditer dans cet état, au sens où il est impossible d'y réfléchir, car sa définition est justement l'absence de réflexion, c'est-à-dire l'absence de toute dualité. C'est donc maintenant qu'il nous faut réfléchir et penser à ces "états" que nous vivons jour après jour sans y prêter attention.

Or, l'état de sommeil profond n'est pas vraiment un état, car il est dépourvu de tout contenu. On pourrait certes dire que son contenu est justement que "je n'étais conscient de rien, sans rien sentir", mais cette interprétation est entièrement relative à l'état de veille. Dans l'état de sommeil profond lui-même, il n'y a rien, aucun objet. Il n'y a pas non plus une lumière qui éclairerait un espace vide à la manière d'un phare dans l'obscurité. En fait, ce "il n'y a rien" énoncé a posteriori est l'expression maladroite de l'absolu. Car il n'y a rien, au sens ou il n'y a rien d'autre. 

La plus ancienne Oupanishad propose des images : c'est comme être immergé dans l'océan. Plus de repères. Plus d'autre. C'est le Soi, mais pas un Soi posé en opposition à un Autre. Un Soi simple, donc ineffable. Shankara dit qu'aucune expérience, ni aucun raisonnement ne peuvent déboucher sur cet absolu, car cette idée est tellement simple et inespérée que nul ne pourrait y penser par ses propres moyens, si l'Oupanishad ne le lui soufflait. La Reconnaissance est plus optimiste, mais au final elle conclut pareillement : la Lumière est si souverainement libre qu'elle peut se cacher à elle-même et que nul autre qu'elle-même ne peut se révéler à elle-même. 

La pensée, quoi que nécessairement, ne peut par elle-même réaliser la Lumière, car elle n'en est qu'un reflet limité. Et il en va de même pour l'expérience ordinaire. Elle est tout entière révélation du Soi. Aussi, nulle expérience particulière ne saurait la révéler, sauf la reconnaissance, mélange singulier d'expérience ordinaire et de réflexion : "cette Lumière qui manifeste tout librement et dont parlent les sages, c'est moi, ici et maintenant", "ce Soi est l'absolu", etc.

On pourrait alors dire que les seuls états que nous vivons sont le rêve et la veille. Mais eux non plus ne résistent pas à l'examen car ils ne durent pas. Or le critère du réel est que seul est réel ce qui est toujours présent. Voilà pourquoi nous ne nous préoccupons pas du tigre qui nous poursuivait dans notre rêve de la nuit passée. Mais il en va de même de l'état de veille. Il nous livre un "monde" sans doute plus cohérent mais, du point de vue de la Première Personne, il n'est pas différent du rêve. Il est un flot d'images et de mots qui semble surgir dans l'espace abyssal du "sommeil profond", c'est-à-dire de la Lumière. Mais ça n'est qu'apparences, puisque ça ne dure pas, comme un rêve.

Pour la Reconnaissance, ces "états", c'est-à-dire nos personnalités (car elles changent, et brusquement, d'un rêve à l'autre ; nous avons pu être des héros cette nuit, puis des lâches au réveil, etc.), nos corps, nos mondes, sont comme des vagues dans l'océan de la Lumière spontanée. Pour le Vedânta, il n'y a que la Lumière et rien d'autre, la métaphore de l'océan et des vagues n'ayant qu'une valeur provisoire.

Soit.
Mais comment relier cette vision, indubitable de son point de vue propre (mais n'est-ce pas le cas de toute vision ?), avec la vision objective, à la Troisième Personne, celle de la science ?

De fait, cette méthode permet de savoir des choses que l'approche en Première Personne, par méditation ou contemplation, ne permet pas de savoir. Pour ne prendre qu'un exemple parmi mille, aucun méditant, aucun philosophe (sans parler des prophètes et des illuminés) n'est jamais parvenu à savoir quelque chose d'aussi simple que : "la terre est ronde". Sauf Ératosthène, mais ils le su en appliquant les maths à l'expérience, ce qui est justement la méthode scientifique.

Alors comment relier ces deux extrémités, si contraires en tout ?

lundi 27 août 2018

La mémoire, preuve du Soi ou illusion ?

Selon la Reconnaissance, la mémoire est la voie royale vers la réalisation du Soi. En effet, dans l'acte de se souvenir, la conscience révèle qu'elle transcende le temps. La mémoire est ainsi l'âme de la démonstration de la permanence du Soi.
On retrouve d'ailleurs ce même argument dans le Vedânta, mais sous une forme beaucoup plus simple. 

Si tout est impermanent, comment expliquer la mémoire ?

Pour les partisans du Soi (dont la Reconnaissance et le Vedânta), il est impossible de rendre compte du phénomène de la mémoire sans l'hypothèse d'un Soi permanent. Donc il existe un Soi permanent.

Les Bouddhistes récusent cette conclusion. Pour eux, la mémoire s'explique assez grâce aux habitudes laissées par les actes. C'est comme une branche : je peux la tordre, mais quand je la relâche, elle reprend sa position. Cette "mémoire de forme", matérielle, montre que la mémoire est un phénomène mécanique, aveugle, qui peut s’expliquer sans recours à l'hypothèse du Soi. De plus, selon les Bouddhistes, la mémoire est une erreur (bhrânti) qui consiste à voir de la permanence là où il n'y en a pas. Mais on peut alors comment se demander comment la vie quotidienne est possible (est efficace) si la mémoire n'est qu'une illusion. De fait, en général la mémoire est efficace, elle permet d'atteindre ce que l'on veut, comme par exemple parler, ce qui suppose une mémoire des mots, de la syntaxe, etc. Comment est-ce possible, si la mémoire n'est qu'une erreur ?

Selon la Reconnaissance, toute mémoire suppose synthèse et cette synthèse du passé avec le présent (quand je me souviens maintenant que j'ai bu un café ce matin), c'est justement le Soi, la conscience conçue comme une liberté souveraine d'assembler ou de séparer des expériences.

Cela étant, la mémoire n'est pas dépourvue de pièges, comme le montre le cas des faux souvenirs. Et la science progresse dans son explication des bases physiques de la mémoire, avec ses différents types. 

La mémoire est loin d'être toujours fiable, comme le rappelle cet excellent et drolatique documentaire. D'ailleurs, je vous recommande fortement toute la série, riche en arguments matérialistes :

mercredi 22 août 2018

Honnête

J'ai évoqué récemment le problème du matérialisme :

Tout apparaît et disparaît dans la conscience (ou le Soi, etc.).
Mais la conscience elle-même apparaît dans le Tout (l'univers, etc.).

Qui a raison ?
Est-il possible de réconcilier ces deux points de vue ?

C'est un problème que peu de non-dualistes admettent.

Voici un contre-exemple, en la personne d'un homme que j'admire, Ira Schepetin, disciple du grand Swami Satchidanandendra. Adepte et enseignant du Vedânta pendant des décennies, il évoque dans cette vidéo ses doutes. Remarquable courage, belle honnêteté dans un monde le plus souvent soumis aux impératifs du marketing de soi. 
Son "coming out" commence à la 52ème minute :

samedi 18 août 2018

La conscience est-elle dans le monde, ou le monde dans la conscience ?


J'ai dit qu'il existait une sorte d'antagonisme apparemment indépassable :

D'un côté, tout dépend de la conscience

De l'autre, la conscience dépend de tout

Mais en fait, il s'agit plutôt d'une boucle sans fin, que d'une opposition statique. 
Car si tout dépend de la conscience, la conscience elle-même dépend de tout, tout dépendant de la conscience, et ainsi de suite, sans fin...

Cela fait penser aux figures récursives qui semblent s'emboîter elles-mêmes :


La conscience et le monde, le sujet et l'objet sont comme deux animaux, tour à tour proie et prédateur, cause et effet, poule et œuf.
Comment trancher ?

L'une des pistes qui revient à la mode est le panpsychisme.
Mais le panpsychisme, dont la Reconnaissance est une figure, tranche de fait en faveur du sujet.
Comment réconcilier les affirmations du panpsychisme avec les découvertes de la science ?
Il y a mille pretensions en ce sens. Mais bien peu de théories explicatives. La Reconnaissance (Pratyabhijnâ) constate que les pommes font des pommiers. Certes, mais pourquoi ? La Reconnaissance invoque "la liberté de la conscience". Oui, mais pourquoi ces lois ? Pourquoi les phénomènes s'enchaînent-ils ainsi et pas autrement ? Parce que la conscience le veut ? Mais pourquoi le veut-elle ainsi et pas autrement ?
Le matérialisme peine à expliquer comment la conscience pourrait émerger d'objets dépourvus de conscience. Mais le panpsychisme peine de la même façon : pourquoi, si la conscience est partout présente, émergerait-elle seulement "à travers" le cerveau et autres objets complexes ?
De plus, le panpsychisme affirme que la conscience est partout présente. Mais alors, la conscience est objectivée. Une conscience peut-être être objectivée et être conscience ? Mais dans ce cas, comment éviter un dualisme du sujet et de l'objet ?

Bref, ce problèmes me semblent indépassables.

Et la récursion sujet/objet, inévitable.
Le sujet est dans l'objet, et l'objet dans le sujet.
La conscience est dans le monde, et le monde est dans la conscience.
Le point de vue en Première Personne est dans le point de vue à la Troisième Personne, et le point de vue à la Troisième Personne est dans le point de vue à la Première Personne.

On peut aussi voir ces deux "points de vue" (ce qui constitue déjà un choix, car qui dit "point de vue" dit conscience) comme des branches d'une même souche. Mais là encore, il faut finalement choisir si cette source est conscience ou matière, sujet ou objet. On peut tenter une conscience inconsciente ou une sorte de matière consciente, mais on finit toujours par retomber dans l'un des deux côtés. C'est inévitable. Toute tentative de dépassement de ces alternatives est en réalité un choix en faveur de l'une des deux. Reste à savoir si un tel choix peut représenter un véritable progrès qui laisse l'autre alternative en arrière, ou bien si l'on tourne en rond. Car le propre de ce mouvement du sujet à l'objet, puis au sujet, etc., est justement de ne pas être une alternative, mais plutôt une récursion par englobement nécessaire. Si je "choisis" la conscience, je suis ensuite forcé (par les faits mis au jours par la science) d'admettre le cerveau. La conscience est englobée dans le cerveau, c'est-à-dire dépendante de lui. Si je choisis alors le cerveau (en une sorte de résignation mêlée de soulagement), je suis ensuite forcé d'admettre la conscience, à cause de l'expérience à la Première Personne. Et ainsi de suite. C'est un mouvement qui donne l'illusion d'un progrès, mais qui en fait ne progresse par réellement, comme la petite animation ci-dessus.

Peut-on s'en sortir par la suspension du jugement ? Je n'en suis pas certain, car cette suspension est un replis subjectif, vers la conscience. De plus, le scepticisme est lui aussi dans une situation de récursion par rapport au dogmatisme. Il y a de fortes raisons d'être sceptique. Mais aussi de fortes raisons en faveur du dogmatisme (qui désigne ici la doctrine selon laquelle il existe au moins une vérité). Ainsi, si j'affirme que rien n'est vrai, j'implique que cette affirmation au moins est vraie. Sans quoi, elle se réfute elle-même. Et donc le scepticisme présuppose ou implique le dogmatisme. Mais le dogmatisme lui-même doit faire face à la contingence de la vérité qu'il pose (pourquoi celle-là et pas une autre ?), à une embarrassante pétition de principe (poser une opinion comme vraie sans la justifier). Qui reconduit au scepticisme, qui lui-même... Il n'y a pas de fin. 



Une issue serait peut-être expérimentale :

- en faveur du matérialisme/naturalisme : si l'on parvenait à produire une conscience artificielle ;
- en faveur du spiritualisme/dualisme : si l'on parvenait à prouver l'existence d'une conscience indépendamment du cerveau.

Mais, à ma connaissance, ça n'est pas le cas. D'où des débats interminables et qui laissent un sentiment de frustration ou d'émerveillement, selon les humeurs du moment.

Pour l'instant, j'en reste donc à cette récursion indépassable de la conscience et du monde. 

vendredi 17 août 2018

La conscience universelle est-elle malade ?

Un matin d'octobre 2003, si ma mémoire est bonne, j'étais assis à écouter un homme qui se présentait comme l'un des héritiers de la philosophie de la Reconnaissance (en gros, le "shivaïsme du Cachemire"). Je me souviens qu'il faisait chaud. Et humide. Nous étions dans la chambre de sa nouvelle maison, quelque part à Bénarès, et j'avais passé la nuit sur le sol de ciment du salon, avec pour seul couchage deux pièces de tissus. Réveillé à quatre heures du matin par les hurlements stridents de la pompe à eau, je n'étais pas d'humeur facile. Mais j'étais lucide. 

Assis sur le toit, nous lisions un texte sanskrit du philosophe Abhinava Goupta, le Paramârtha Sâra. A un moment, mon maître du moment expliqua, conformément à la pensée de l'auteur, que "tout est le jeu de la conscience" - de cette conscience qui est Dieu, ici appelé Shiva, mais peu importe.

Je lui demandais alors ce que Dieu pouvait bien trouver d'amusant à jouer au jeu de la Shoah. 



Il me répondit (mais il ne connaissait sans doute pas la Shoah) que c'est Dieu qui joue à se prendre pour ceux qui tuent, et également pour ceux qui sont tués. Donc personne ne tue réellement, personne n'est vraiment tué. C'est comme dans un rêve : si je rêve que je tue, est-ce que je commets un crime ? Si je rêve que je suis tué, est-ce que je suis victime ? 
D'un côté, il ne se passe rien de réel (mais ça c'est plutôt la réponse du Védânta) ; de l'autre l'assassin et sa victime sont un seul et même être. C'était ce que voulait dire mon maître. 
Son idée était que si l'on se fait du mal à soi, et seulement à soi, alors on ne fait pas de mal. Cette apparence de mal, c'est le propre du jeu. "On dirait que"..., comme disent les enfants. Le présupposé est que l'on ne peut se faire de mal à soi-même. La conscience universelle se fait la guerre à elle-même. Mais c'est un jeu, non un mal, car tout ce qu'elle fait, elle se le fait à elle-même.

Je lui répondais que cette idée peut être inquiétante. Quand une personne se fait du mal à elle-même, elle n'est pas réputée être en bonne santé... 
Dieu est-il malade ? Si Dieu, c'est-à-dire la conscience universelle, joue à être à la fois bourreau et victime, ne doit-on pas admettre la conséquence : Dieu souffre d'une sorte de psychose. La dualité n'est-elle pas la psychose d'une conscience qui se déchire elle-même ?

Quand on voit les horreurs de la vie (et pas seulement de la vie humaine), comment peut-on encore parler de "jeu de la conscience", sans parler d'amour ? Si, vraiment, Dieu joue librement à se torturer, il est soit sadique, soit masochiste, soit les deux. Dans tous les cas, il est gravement malade, à un échelle infinie, si l'on admet que l'univers est infini. 

Et le fait que la conscience universelle se divise en des personnages ne ressemble-t-il pas beaucoup à un trouble de dissociation ? Comme dans un film récent, Dieu serait un psychopathe aux innombrables personnalités dissociées.


C'est ce que la bataille de la Bhagavad Gîtâ met en scène avec tout le tragique de la plus grande épopée indienne, le Mahâbhârata. L'humanité s'auto-détruit, c'est-à-dire que Dieu s'autodétruit. Et la "conscience-témoin" serait alors l'équivalent de la conscience du malade dissocié, qui est prisonnière de sa posture de "témoin" des personnalités qui se succèdent en elle, sans pouvoir y remédier. Dans le Mahâbhârata, l'humanité périt et Krishna, l'avatar divin, meurt d'une flèche dans le pied. Tout s'achève dans le feu, la cendre et la solitude. 

Le "jeu de la conscience" ne serait-il pas une maladie cosmique ? 

Mon maître n'avait pas la réponse et j'avoue que ces objections ne me semblent pas avoir reçues de réponses convaincantes.

mercredi 15 août 2018

Double remède


Si je m'efforce de laisser de côté les spéculations évoquées dans mes précédents articles, il reste deux opinions antagonistes :

1 - Tout dépend de la conscience

2 - La conscience dépend de tout

Mais indépendamment même de ces deux opinions (ou théories), il reste deux pratique de vie intérieure :

1 - Le silence intérieur

2 - Le ressenti viscéral (que j'ai auparavant nommé "vibration du cœur", etc.)

Or, il me semble que ces deux pratiques élémentaires (essentielles, indispensables) sont le remède à deux maux. L'être humain (mais je soupçonne que cela soit vrai pour tout être vivant, à des degrés variables) souffre de deux peurs :

1 - La peur de la mort

2 - La peur de la vie

Le silence intérieur contribue à apaiser la peur de la mort. 
Le ressenti viscéral contribue à apaiser la peur de la vie.

(Remarquez que je dis "contribue" : je ne suis pas absolument certain que ce soit un remède total et définitif)

Pourquoi ces effets ?

Je crois que c'est parce que le silence intérieur ressemble à la mort ; et parce que le ressenti viscéral ressemble à la vie. En fait, ce sont la "mort" et la "vie" à l'état brut.

En disant cela, je réalise que l'expérience de la vie à l'état brut est, aussi, un remède à la peur de la mort ; et qu'inversement, l'expérience de la mort à l'état brut est un remède à la peur de la vie. Car si l'on a peur d'embrasser la vie, c'est au moins en partie, semble-t-il, à cause de la peur de la mort.

Un dernier point :
Il me semble important et salutaire de se demander régulièrement "Et si toutes mes opinions étaient fausses, qu'est-ce que cela changerait à ma vie intérieure ?" Une sorte de "remise à zéro" régulière.
Je ne conseille de se poser cette question dans les moments de fatigue intellectuelle, ou de dégoût, ou de déprime, ou par indifférence ou je-m'en-foutisme. Parce qu'alors, ce sera une fuite stérile. Il est préférable de s'interroger quand on est bien, clair et lucide, par goût du vrai. A ce propos, les gens, surtout dans les milieux spirituels, sous estiment l'importance de l'intelligence et des conditions de vie pour l'entretenir, voire la développer. Mais c'est un autre sujet.

Quoi qu'il en soit, ces deux pratiques sont indépendantes de toute spéculation. Mais elles n'interdisent pas la pensée. Au contraire, elle favorisent une réflexion plus simple et tranchante. L'intuition est plus déliée, les mots viennent plus aisément. 

Sur ce, bonne journée à tous.

mardi 14 août 2018

Invisible lumière


Suite à mon dernier article, certains auront peut-être noté que je donnais "lumière" comme autre nom de ce que je désigne par "inconscience".

Or, comment peut-on rapprocher ces deux termes, apparemment opposés ?

En effet, l'inconscience est absence de lumière ; la lumière est, au contraire, révélation, manifestation, clarification, élucidation.

Je réponds que non.

La lumière rend visible, c'est juste.

Mais elle-même n'est pas visible. Je ne dis là rien de choquant. De fait, une lumière qui ne rencontre aucun corps (solide, liquide ou gazeux) sur lequel se réfléchir reste invisible à l’œil. Prenez un espace infini et vide. Raisonnablement vide de tout corps. Allumez une lampe, aussi puissante que vous voudrez : sa lumière restera invisible. Allumez. Éteignez. Vous ne verrez aucune différence dans l'espace. En regardant celui-ci, vous n'aurez même aucun moyen de savoir si la lampe est allumée ou éteinte. Sans lumière, rien de visible, c'est vrai aussi. Mais sans corps, point de lumière visible. La lumière, en elle-même, coure à sa vitesse vertigineuse, immatérielle, sans être visible, comme insouciante de son statut.
Bien sûr, vous pouvez tourner votre regard vers la source de la lumière, vers la lampe elle-même. Vous verrez alors la lumière. Mais seulement parce que cette lumière viendra désormais se réfléchir sur votre rétine.

En elle-même et à elle seule, la lumière est invisible.

Il en va de même pour l'Inconscience (je mets la majuscule pour distinguer de l'inconscience morale, par exemple). Elle est pure lumière révélante. Mais tant qu'elle n'a aucun objet distinct à révéler, elle reste invisible. Voilà pourquoi le sommeil profond, l’évanouissement, le coma et autres "blancs" sont pris pour de l'obscurité. L'Inconscience, ce vaste océan de ténèbres dans lequel baigne ma conscience (c'est-à-dire le centre de mon activité - corps, esprit, parole, souffle, cerveau) est pure lumière, mais lumière qui, pour moi, du point de vue de la Première Personne, ne révèle rien de distinct, c'est-à-dire rien de pratiquement utilisable. C'est donc une lumière, mais une lumière invisible.

L'Inconscience est aussi Lumière en ce sens que ma conscience, pour révéler ses contenus, dépend de l'Inconscient, c'est-à-dire de la réalité au sens le plus large possible, incluant les multivers infiniment divers. L'Inconscience, et spécialement l'activité de mon cerveau, est "lumière", en ce sens que c'est grâce à cette activité qui, en cet instant même, m'échappe, que la "lumière" de la conscience est possible. L'Inconscience est la source des pensées, des souvenirs, des sensations, et ainsi de suite. Imaginez-vous sur un petit bateau, au centre d'une grande mer, par une nuit d'encre. A sa proue se trouve un puissant projecteur. Il éclaire un champ de vagues. Mais ça n'est pas la lumière du projecteur qui "éclaire" les vagues, en ce sens que c'est en vérité l'océan, en sa masse mouvante et incommensurable à mes capacités, qui "donne" ces formes et qui, de la sorte, les révèle et les éclaire. La mer, qui m'entour et qui dépasse le champs de ce projecteur, est la véritable lumière. Une lumière ténébreuse.

Dès lors, une voie spirituelle serait de se frotter à cette ténèbre, à ces marges, à cet infini qui entoure, à cette Inconscience que je suis, comme l'espace entoure le soleil.
Union de la conscience et de l'Inconscience. Union du centre ici avec les périphéries, avec la matrice inconsciente, là-bas, à l'arrière-plan. On peut s'entraîner à ce geste, comme s'allonger ou se laisser aller en arrière, dans ce vide. On peut aussi s'exercer à explorer, avec l'attention, les pourtours du champ visuel. Cela produit instantanément un éveil. Parmi les exercices de la Vision Sans Tête c'est, je crois, le plus puissant. 

Enfin, il y a des précédents traditionnels, outre la "divine ténèbre" et autres nuages d'inconnaissance. Je pense à présent au couple vidyâ-dhâtu dans le bouddhisme tantrique, et tout spécialement dans le dzogchen. Union de la conscience et de l'espace. D'ailleurs, dhâtu, parfois rendu par "espace" ou "étendue", signifie "source", au sens où l'on parle d'une mine, source de tel minerai. Or, l'Inconscience est la source. Elle est la réalité, source des phénomènes conscients : dharma-dhâtu, symbolisé par le dharma-udaya, le sceau de Salomon des rituels bouddhistes tantriques.

Cette fusion ou cette étreinte fusionnante de la conscience et de l'espace, c'est-à-dire de la conscience et de l'Inconscience, est au cœur de la méditation propre au shivaïsme du Cachemire, pratique que je nomme, par commodité, "méditation de Shiva", regards, sens et bouche grands ouverts, comme pour embrasser ou pour "avaler" l'espace. Le corps est ressenti comme une fleur qui s'ouvre peu à peu, qui s'affine jusqu'à la transparence. De cette fusion résulte la Présence, conscience pure, indifférenciée, conscience massive, homogène, intense, présence alerte, inconscience totale - la Lumière (le Soi) et l'Immense (l'absolu, la vacuité) réunis. C'est une pratique extrêmement puissante. C'est le cœur du tantrisme shivaïte et du tantrisme bouddhique, aussi. Dans le dzogchen, c'est la pratique du "dénouement des liens" (trèkcheu, en tibétain phonétique), le cœur du dzogchen, la tradition de l'Infinie Plénitude. 

Invisible lumière.
Éblouissement de l'Inconscience

lundi 13 août 2018

"Cit" ne signifie pas "conscience" !


L'Inde est la source principale du non-dualisme, de la pleine conscience, de la méditation telle qu'on la comprend aujourd'hui, du tantra, du yoga, des chakras, etc.

Sans les Oupanishads, point de non-dualité. Une fois qu'on a entendu la Bonne Nouvelle, on peut bien sûr reconnaître, ici et là, ses échos. Mais sans cette révélation explicite de l'identité du Soi et de l'absolu, jamais cette idée n'aurait pu émerger de l'expérience, ni du raisonnement, car l'expérience conduit à d'autres expériences, et le raisonnement est, en grande partie, basé sur l'expérience. Shankara a raison sur ce point : l'intuition du Soi ne peut venir, en quelque sorte, que du Soi. En ce sens, c'est une révélation.
Comment cette intuition a-t-elle pu jaillir en Inde ? Je ne sais. Mais force est d'admettre que l'Inde, c'est-à-dire les Oupanishads, est la source de l'intuition non-dualiste : ekam eva, advitîyam, "une seule réalité, rien d'autre". Cette phrase sanskrite est tirée de la Brihad Âranyaka, dont on a des raisons de penser qu'elle remonte vers l'an 800 avant notre ère. Une antiquité vénérable. Peut-être le plus ancien témoignage de spiritualité. 

Or, le Soi y est mis en équation avec de nombreux synonymes, dont cit-, au milieu de dérivés et variantes : citi, caitanya, cetanâ, citta.

Ce terme, essentiel, est habituellement rendu par "conscience" ou "awereness" en anglais.

Et donc, si l'on traduit cit- par "conscience", on arrive à tout un tas de conséquences bizarres. 
Ainsi, -cit est censé être "omnisciente", tout savoir. 

Or je ne sais pas pour vous, mais pour moi, les limites de ma conscience sont des plus claires. J'ai beau vouloir, je ne connais pas le chinois, ni les prochains numéros du loto, ni ce que vous éprouvez en cet instant. Il y a infiniment plus en dehors du champ conscient qu'en son sein. Chaque seconde, mon corps, puis mon cerveau reçoivent des flots de données. Seul un infime pourcentage devient "conscient". Cette foule de stimuli est en compétition pour devenir "célèbre". Comme dit Dennet, la conscience, c'est comme le quart d'heure de célébrité. Mais il n'y a là nulle "omniscience". 

De plus, les non-dualismes indiens (Védânta, Reconnaissance) prétendent que cette omniscience peut déboucher sur un véritable savoir, détaillé, portant sur toute chose, passée ou futur, pourvu qu'on le vueille et qu'on médite. Sans parler du bouddhisme du Grand Véhicule, tout à fait grandiloquent sur ce point. Je ne sais pas pour vous, mais de fait, pour moi, je n'ai jamais acquis aucun savoir de la sorte. J'ai médité plusieurs milliers d'heures, au moins. Mais cela n'a jamais avancé mon savoir du temps qu'il ferait dans deux semaines à tel endroit (malheureusement), ni du futur, ni de rien. Cela améliore ma concentration, ma mémoire, ma pensée, et plein d'autres miracles dans ce genre, mais nulle omniscience en vue. Sans parler des miracles comme voler (léviter). Cela ne s'est jamais produit. Et je n'ai pas de données fiables en ce sens en ce qui concerne d'autres personnes.
 
Du point de vue de la Première Personne, quand j'observe le champs de "ma" conscience, je constate que je ne sais pas trop d'où, ni comment viennent les mots, les souvenirs précis. Je ne sais pas non plus pourquoi ça ne vient pas quand ça ne vient pas. Sauf en cas de fatigue ou d'alcool, bien entendu. Parfois, j'ai conscience d'un bouillonnement, d'une tension, d'une effusion, comme l'aube d'une création. Mais je n'en sais pas plus. Du moins si je me cantonne au point de vue de la Première Personne, à l'auto-observation, dont la "méditation" n'est qu'une forme particulièrement intense.

Du coup, j'aurais envie de me fier à ce que disent les traditions non-dualistes : les pensées viennent de la conscience indifférenciée, du vide lumineux, comme les vagues dans la mer. Et la sensation de bouillonnement quand je cherche un mot, par exemple, serait le jaillissement créateur de la conscience (peut-être avec une majuscule), comme une tempête.

Reste que cela ne colle pourtant pas avec les promesses non-dualistes elles-mêmes : s'il n'y a qu'une conscience, alors je doit avoir conscience de ce dont vous avez conscience. Pour moi, cela n'est jamais arrivé (l'empathie est très différente). De plus, j'insiste sur le fait que je n'ai jamais reçu de révélation extra-sensorielle, ce qui pourtant, semble souvent fort pratique (par exemple pour retrouver ses clés, choisir les meilleurs yaourts ou le meilleur régime diététique, etc.). Je sens plutôt comme des probabilités, des possibles. Mais aucun savoir, au sens propre du terme. Et même ce qui me vient, je ne sais pas comment cela vient. Ça sort comme un lapin d'un chapeau. Ou pas.

Comment expliquer ces incohérences ? Ma conscience est censée être infinie. Mais partout, j'ai conscience, justement, de ses limites. Certes la Lumière consciente n'est pas bornée. Mais elle n'est pas infinie pour autant. C'est comme allumer la lampe de mon portable dans la nuit noire : je ne vois pas de limites nettes à cette lumière. Mais cela ne veut pas dire que la lumière de ma lampe éclaire à l'infini ! Certes elle éclaire partout où je l'oriente. Mais c'est bien normal. De même, la "conscience" est toujours...consciente quand je me pose la question. Suzan Blackmore compare cela à la porte du frigo. Vous savez, cette lumière dans le frigo : est-elle allumée même quand la porte est fermée ? Petits, nous avons tous joué à ça. Aussi vite que l'on ouvre la porte (sur un frigo en bon état), la lumière est toujours allumée quand on regarde. Mais en réalité, nous le savons, c'est l'action d'ouvrir la porte qui allume la lampe du frigo. Eh bien c'est peut-être pareille pour la "conscience".

Et les neurosciences prouvent, de maintes façons passionnantes et convaincantes, que la conscience n'est qu'une fraction de l'activité cérébrale.

Mais comment concilier ces affirmations contradictoires ?
Où donc se situe l'erreur ?

Je voudrais ici simplement suggérer une possibilité qui est, à ma connaissance, rarement formulée :

Peut-être que ces contradictions partent d'une mauvaise compréhension du mot sanskrit -cit (dans sat-cit-ânanda, par exemple). On le traduit par "conscience". Or, nous venons de le voir, l'expérience à la Première Personne et la science objective contredisent l'affirmation selon laquelle la conscience serait infinie, une, omnisciente, etc.
Je propose donc d'envisager que -cit n'est PAS la conscience.
Bigre.

Il existe certes des milliers de traductions qui ont rendu -cit par "conscience".
De plus, la définition qui en est donné ressemble fort à la conscience ! -cit est "la lumière qui manifeste les choses, réelles ou non, subjectives ou objectives, intérieures ou extérieures". C'est prakâsha, la "lumière" qui éclaire les choses. Or, ne dit-on pas que la con-science est justement le "savoir" qui accompagne les choses, qui les révèle, donc, comme une lampe ? 

Oui, certes. Mais mon cerveau, qui accomplit à chaque instant un travail extraordinaire et anonyme (du moins jusqu'à ce que quelque chose cloche), n'est-il pas aussi bien "ce qui révèle" ? J'ai mentionné plus haut les mots et les souvenirs qui viennent de je-ne-sais-où. Ne viennent-ils pas du cerveau ? C'est-à-dire de l'univers ? C'est-à-dire, non pas de la conscience, mais bien de l'inconscient ?

Je n'entends pas par là l'inconscient freudien. Mais l'inconscient au sens littéral de ce qui n'est pas conscient, mais qui pourtant contribue, et pas qu'un peu, au contenu que la conscience recueil, comme un plateau télé profite du travail des coulisses.

Oui, vous avez bien lu :
je suggère que -cit n'est pas la conscience, mais bien l'inconscience, celle-là même du sommeil profond et du coma.

Mais, me direz-vous, les traditions non-dualistes définissent ce qui est inconscient ! 
- Oui certes, répondrai-je. Mais elles le définissent d'une façon tout à fait compatible avec mon hypothèse. Car selon la Reconnaissance, l'inconscient est "ce qui est privé de conscience propre" (jada) et être ainsi, c'est simplement "être délimité objectivement" (parichinna) dans le temps et l'espace : c'est être un contenu de la conscience. C'est simplement être un objet, un quelque chose. 
Cela n'a donc rien à voir avec l'inconscience au sens ou je l'entend.

Si, en revanche, je fait l'expérience (audacieuse) de remplacer le mot "conscience" dans mes textes non-dualistes traditionnels, que se passe-t-il ?
Eh bien, les contradictions et incohérences disparaissent.

Car le domaine de l'inconscient est infini, sans limites. Il n'est pas différencié. il est omniscient en ce sens qu'il est la source de tout savoir. Il est la nature, la réalité, et plus spécialement le cerveau. Non pas le cerveau dont j'ai (très vaguement) conscience, mais le cerveau doté de dizaines de milliards de connexions, capable de prouesses, en cet instant même, dont je n'ai nulle conscience. Tout cela inconsciemment. 

Faisons un pas de plus : tout cela correspond à la matière, à ce que les physiciens nomment "matière", et qui est assez éloigné de la "matière" dont nous avons conscience.

Et ainsi, nous pouvons réconcilier le Point de Vue de la Première Personne et celui de la Troisième Personne. 

Le Soi est l'inconscience, ce vaste océan indifférencié (pour la conscience) dans lequel la conscience brille comme une étoile. Mais c'est bien cette étendue mystérieuse qui est la cause de la conscience, de ce qui jaillit dans ce soleil autour duquel gravitent quelques planète (les quelques objets dont j'ai conscience en ce moment). Et tout cela est matière. Que matière. Rien d'autre. Insondable. Infinie. Sans espace. Sans temps. Car par "matière" je n'entends pas "ce qui se voit", ni même les atomes (qui ne sont pas éternels), ni même l'espace et le temps (qui apparaissent... "en même temps" que le Big Bang ou la Singularité initiale), ni même les lois de la physique, qui apparaissent elles aussi du "rien". "Ni ceci, ni cela". Voilà la matière. Au-delà de toute représentation sensible. 

Tout vient de rien. C'est ce "rien" que je désigne par "matière", "Soi", "inconscience", "lumière", "être", etc. Concrètement, c'est surtout le cerveau. Il nous est possible de le connaître par ses effets (ses shaktis). 

Voilà comment, en modifiant notre traduction d'un terme fondamental, je crois qu'il est possible de réconcilier spiritualité et science, du moins le meilleur des deux.


dimanche 12 août 2018

Bilan

méditation profonde, ou grand doute ?


Mes lecteurs fidèles l'auront remarqué : depuis une dizaine d'années, j'ai intégré dans ma philosophie une dimension affective, car je la considère comme un complément indispensable à la dimension cognitive.

Depuis le début de ma quête, il y a environ trois décennies, j'ai cherché les éléments irréductibles de la vie intérieure (par "vie intérieure", j'entends une vie qui ne se satisfait pas des biens extérieurs, tels que la richesse, la sécurité, l'argent, les plaisirs, la renommée et le pouvoir). Autrement dit, je cherche le minimum requis, sans quoi l'on passe à côté de l'essentiel. Le maximum avec le minimum. 

Depuis le début, ou presque, j'ai eu le pressentiment qu'il y avait aux moins deux dimensions. Au début de ma recherche, ces deux dimensions étaient représentées par l'hindouisme et le bouddhisme. L'hindouisme exprimait l'intuition que notre sens "naturel" d'un Soi n'est pas une totale illusion. Le bouddhisme incarnait, si j'ose dire, l'intuition contraire, le sentiment que le réel n'est pas donné, qu'il est "contre-intuitif" comme disent les scientifiques et que le monde et le Soi sont peut-être des illusions. 

Ainsi, déjà à l'époque, je découvrais cette antinomie apparemment indépassable, entre un point de vue qui fait confiance au ressenti, une approche "affective" donc, et une approche sceptique, plutôt "cognitive".

Entre temps, j'ai exploré maintes autres approches, mais le temps a révélé qu'elles n'étaient que des variantes de ces deux approches, cognitive et affective, confiante ou sceptique, intuitive ou analytique - des variantes presques toujours recouvertes de croyances et de promesses plus ou moins fumeuses. Mais là n'est pas mon propos de ce jour.

Quoi qu'il en soit, vers 2009, j'ai découvert les mystiques catholiques. J'avais déjà lu Eckhart et autres mystiques intellectualistes, mais là, je découvrais les mystiques franciscains (français en particulier), moins à la mode, mais partisans d'une approche nettement affective : selon eux, c'est le ressenti qui mène à l'absolu, même si l'absolu est au-delà de tout ressenti. Leur expression d'une richesse et d'une précision impressionnante m'ont attachés à eux. Je les ai donc souvent cité ces dernières années. Je leur ai même fait un blog.

Du coups, certains ont pu croire que j'étais devenu "croyant", voire que j'avais "trouvé la foi". On m'a même proposé de me convertir. Il est vrai que désormais, les Jean de la Croix et autres Madame Guyon font parti de mes amis. Comme d'autres qui peuplent ma bibliothèque, je les fréquente comme des personnes vivantes, je les consulte et je dialogue avec eux. 

Mais je ne suis pas croyant pour autant. Mon point de vue sur la question n'a guère évolué, au fond. Je pense toujours que l'existence du Mal est un argument décisif contre la "foi", du moins contre une foi de type religieux. En outre, je reste en profond désaccord avec certains dogmes catholiques : le statut du corps, du plaisir, de la douleur, de la femme, de l'animal, l'existence de l'enfer en sont les principaux thèmes. Je ne peux pas non plus suivre les Franciscains (dont Guyon, etc.) dans leur rejet de l'intellect. 

Ce qui m'amène à préciser que je ne suis pas, je n'ai jamais été anti-intellectuel. Si je devais m'attribuer une étiquette, celle de philosophe m'irait fort bien, si je la méritais. "Intellectuel" ne me déplairait pas non plus, quoi que je n'en voie pas clairement la signification. Pour cette raison, je ne peut m'identifier au New Age ni au développement personnel, fondés sur le rejet de l'intellect, ou sur l'acceptation des pseudo-sciences (avec le quantoc en tête). Je crois à la raison, si j'ose dire. Pour ce qui est de mes valeurs, je suis un Moderne dans l'ensemble.

Et donc, même si j'ai rencontré des idées valables dans toutes les traditions, j'en ai retenu deux : la Reconnaissance et le Védânta.

Pourquoi ?

Parce qu'elles n'exigent pas d'expériences extraordinaires, ni de croyances spéciales, ni d'obéissance absolue à un gourou.

Elles s'appuient sur un examen minutieux de l'expérience ordinaire, commune, mais envisagée dans son ensemble : veille, rêve et sommeil profond.

Cet examen rationnel aboutit à une intuition : je suis conscience, et par là j'entends le Témoin de tous les objets des trois états : perceptions, souvenirs, et néant. Cette intuition est une certitude absolue, car aucune expérience, aucun raisonnement ne peuvent la contredire. 

Pourquoi ? Parce toute perception, tout raisonnement, a besoin de la conscience pour la révéler. Je perçois un monde qui semble indépendant de la conscience que j'en ai ? Mais cette apparence apparaît dans la conscience. Je peux inférer l'existence d'un "x" inconnaissable qui est extérieur à ma conscience ? Mais ce "x" est encore un objet qui n'existe que pour moi, en tant que conscience, lumière absolument subjective qui manifeste cet objet, en l’occurrence, ces mots. Je ne suis pas d'accord ? Mais ce désaccord, ce sont des mots et des concepts qui apparaissent, qui existent et qui disparaissent dans cette Lumière qui n’apparaît pas, qui n'existe pas (objectivement, comme objet), qui ne disparaît pas. Et ainsi de suite : Le mental est agité ? Mais il l'est dans cet espace immobile. Le corps est tendu ? Mais il est tendu dans l'espace absolument détendu. 

Depuis que j'ai découvert cela grâce à la Reconnaissance et au Védânta, cela ne m'a jamais quitté. Quelques soient mes errements apparents, je suis toujours revenu à cette intuition, comme vers un roc inébranlable, toujours vérifiable, donné, accessible, simple et sans polémiques, comme à une vérité a priori, primordiale, originelle. Pour moi, c'est cela l'éveil

Je dois ajouter qu'en 1995 (ou peut-être un peu avant, mais peu importe), j'ai découvert le Vision Sans Tête, un ensemble d'expérimentations qui conduisent à cette même intuition, mais sans le bagage culturel du Védânta et de la Reconnaissance, et surtout sans la culture gourouiste et religieuse dans laquelle baignent les approches non-dualistes, même celles qui se veulent occidentales et "modernes". Donc pour moi, la Vision Sans Tête, le Védânta et la Reconnaissance sont comme mes parents spirituels, mes références et mes rencontres les plus importantes.

Comme cette intuition se ramène, en termes d'expérience, à une sorte de silence intérieur, je donne aussi beaucoup de valeur au dzogchen et à la mahâmudrâ, deux traditions bouddhistes fort peu bouddhiste, qui décrivent en détail la conscience pure, pareille à l'espace, synonyme, dans mon dictionnaire personnel, de "silence intérieur". Mais comme, par ailleurs, elles sont beaucoup moins claires et qu'elles sont bien davantage liées à des idéologies pour ainsi dire féodales et carrément obscurantistes, elles ont moins d'importance dans ma "famille" spirituelle. Ce sont des amies proches, fidèles, mais pas aussi importantes, en ce sens que je pourrais m'en passer. Elles n'ont pas fondamentalement bouleversé mon existence.

Bref, toujours est-il que, traversant maints courants, traditions, expériences et rencontres (car le partage avec des chercheurs vivants a aussi joué un grand rôle), j'en suis venu à la distinction entre les faits et leurs interprétations. Je ne retrouve plus les billets de blog où j'en parle, mais il y a déjà de nombreuses années que j'ai remarqué l'utilité de cette distinction que j'emploie régulièrement pour faire le tri et revenir à l'essentiel. Car, à côté de la non-dualité et de la mystique, j'ai rencontré la science, avec des gens comme Daniel Dennett, David Chalmers, Sam Harris ou Suzan Blackmore. Or, les preuves et indices sont très forts en faveur de la thèse qui fait actuellement consensus, selon laquelle tout n'est que matière, la vie et la conscience n'étant que des épiphénomènes dus au hasards, c'est-à-dire au jeu de forces aveugles, sans aucun dessein ni plan.

Je me retrouve donc face à une antinomie :

-D'un côté, l'intuition et la certitude que tout est "dans" la conscience, comme les corps physiques sont dans l'espace physique. 

-De l'autre, la certitude selon laquelle la conscience est "dans" le cerveau qui est "dans" l'univers, infini et sans centre absolu.

Les deux points de vue ont des arguments de force égales, semble-t-il.

Le partisan de la Première Personne (celui du Védânta, de la Reconnaissance et de la Vision Sans Tête) fera remarquer que le point de vue de la Troisième Personne (celui de la science) n'apparaît que "dans" celui de la Première. Mais le réaliste (appelons ça comme ça) rétorquera que tout cela n'est qu'une illusion possible grâce au cerveau. Et le spiritualiste (appelons-le comme ça) lui répondra que le cerveau n'est qu'une représentation qui fait partie de l'état de veille, lequel n'est qu'un état (apparent) de la conscience, un contenu de l'espace de la conscience, parmi d'autres contenus. Et ainsi de suite...

C'est une véritable tragédie grecque. Deux points de vue apparemment irréconciliables et de forces égales. Avec nous en Iphigénie(s).

Même le ressenti mystique, celui de l'unité avec toutes choses (aussi appelé "amour") peut s'expliquer par un sous-bassement neurologique, en l’occurrence le nerf vague, dont le fonctionnement n'a rien de vague.

Et sur ces questions, Shankara, le Bouddha ou Abhinava Goupta ne peuvent pas m'aider, car ils ne connaissaient rien du cerveau. La méditation et la réflexion sur la simple base de l'expérience ordinaire ne permettent pas de découvrir l'existence des neurones, ni des axones. Longchenpa a , de son côté, beaucoup médité sur la Présence-Conscience-Témoin ; mais il n'a pas découvert la Sélection Naturelle, par exemple. Et cela change tout.

Est-ce que cela réfute la non-dualité ? La mystique ?

Je n'en suis pas sûr. En revanche, je suis sûr que les découvertes scientifiques (et exclusivement scientifiques) des 200 dernières années ont des implications profondes et extraordinaires sur mon existence quotidienne, sur la façon de vivre la maladie, la vieillesse et la mort (mais pas seulement !). Les faits changent les interprétations et les valeurs, car les faits sont la base des interprétations et des valeurs. Darwin, Einstein et le Big Bang changent tout, du moins autant que le Bouddha, Shankara et Abhinava Goupta. 

Voici donc quelques idées en forme de bilan.

Je ne suis pas devenu catholique. Je ne me suis converti à aucune religion. Je ne crois pas aux balivernes New Age. Je pratique le silence intérieur, le ressenti du cœur, je crois que bien des choses sont possibles. Mais je crois surtout que la science change tout.

Et que, donc, je dois me demander ceci :

Et s'il n'y avait aucune conscience indépendante de la matière, et si le matérialisme avait raison, ma vie intérieure s'en trouverait-elle bouleversée ? Anéantie ? Rendue Impossible ? Simplement modifiée ?

Voilà à quoi je réfléchis.
Et je vous invite, cher lecteur, à faire de même.
Parce que je trouve cela merveilleux, noble et passionnant.

Belle journée à tous.