lundi 13 août 2018

"Cit" ne signifie pas "conscience" !


L'Inde est la source principale du non-dualisme, de la pleine conscience, de la méditation telle qu'on la comprend aujourd'hui, du tantra, du yoga, des chakras, etc.

Sans les Oupanishads, point de non-dualité. Une fois qu'on a entendu la Bonne Nouvelle, on peut bien sûr reconnaître, ici et là, ses échos. Mais sans cette révélation explicite de l'identité du Soi et de l'absolu, jamais cette idée n'aurait pu émerger de l'expérience, ni du raisonnement, car l'expérience conduit à d'autres expériences, et le raisonnement est, en grande partie, basé sur l'expérience. Shankara a raison sur ce point : l'intuition du Soi ne peut venir, en quelque sorte, que du Soi. En ce sens, c'est une révélation.
Comment cette intuition a-t-elle pu jaillir en Inde ? Je ne sais. Mais force est d'admettre que l'Inde, c'est-à-dire les Oupanishads, est la source de l'intuition non-dualiste : ekam eva, advitîyam, "une seule réalité, rien d'autre". Cette phrase sanskrite est tirée de la Brihad Âranyaka, dont on a des raisons de penser qu'elle remonte vers l'an 800 avant notre ère. Une antiquité vénérable. Peut-être le plus ancien témoignage de spiritualité. 

Or, le Soi y est mis en équation avec de nombreux synonymes, dont cit-, au milieu de dérivés et variantes : citi, caitanya, cetanâ, citta.

Ce terme, essentiel, est habituellement rendu par "conscience" ou "awereness" en anglais.

Et donc, si l'on traduit cit- par "conscience", on arrive à tout un tas de conséquences bizarres. 
Ainsi, -cit est censé être "omnisciente", tout savoir. 

Or je ne sais pas pour vous, mais pour moi, les limites de ma conscience sont des plus claires. J'ai beau vouloir, je ne connais pas le chinois, ni les prochains numéros du loto, ni ce que vous éprouvez en cet instant. Il y a infiniment plus en dehors du champ conscient qu'en son sein. Chaque seconde, mon corps, puis mon cerveau reçoivent des flots de données. Seul un infime pourcentage devient "conscient". Cette foule de stimuli est en compétition pour devenir "célèbre". Comme dit Dennet, la conscience, c'est comme le quart d'heure de célébrité. Mais il n'y a là nulle "omniscience". 

De plus, les non-dualismes indiens (Védânta, Reconnaissance) prétendent que cette omniscience peut déboucher sur un véritable savoir, détaillé, portant sur toute chose, passée ou futur, pourvu qu'on le vueille et qu'on médite. Sans parler du bouddhisme du Grand Véhicule, tout à fait grandiloquent sur ce point. Je ne sais pas pour vous, mais de fait, pour moi, je n'ai jamais acquis aucun savoir de la sorte. J'ai médité plusieurs milliers d'heures, au moins. Mais cela n'a jamais avancé mon savoir du temps qu'il ferait dans deux semaines à tel endroit (malheureusement), ni du futur, ni de rien. Cela améliore ma concentration, ma mémoire, ma pensée, et plein d'autres miracles dans ce genre, mais nulle omniscience en vue. Sans parler des miracles comme voler (léviter). Cela ne s'est jamais produit. Et je n'ai pas de données fiables en ce sens en ce qui concerne d'autres personnes.
 
Du point de vue de la Première Personne, quand j'observe le champs de "ma" conscience, je constate que je ne sais pas trop d'où, ni comment viennent les mots, les souvenirs précis. Je ne sais pas non plus pourquoi ça ne vient pas quand ça ne vient pas. Sauf en cas de fatigue ou d'alcool, bien entendu. Parfois, j'ai conscience d'un bouillonnement, d'une tension, d'une effusion, comme l'aube d'une création. Mais je n'en sais pas plus. Du moins si je me cantonne au point de vue de la Première Personne, à l'auto-observation, dont la "méditation" n'est qu'une forme particulièrement intense.

Du coup, j'aurais envie de me fier à ce que disent les traditions non-dualistes : les pensées viennent de la conscience indifférenciée, du vide lumineux, comme les vagues dans la mer. Et la sensation de bouillonnement quand je cherche un mot, par exemple, serait le jaillissement créateur de la conscience (peut-être avec une majuscule), comme une tempête.

Reste que cela ne colle pourtant pas avec les promesses non-dualistes elles-mêmes : s'il n'y a qu'une conscience, alors je doit avoir conscience de ce dont vous avez conscience. Pour moi, cela n'est jamais arrivé (l'empathie est très différente). De plus, j'insiste sur le fait que je n'ai jamais reçu de révélation extra-sensorielle, ce qui pourtant, semble souvent fort pratique (par exemple pour retrouver ses clés, choisir les meilleurs yaourts ou le meilleur régime diététique, etc.). Je sens plutôt comme des probabilités, des possibles. Mais aucun savoir, au sens propre du terme. Et même ce qui me vient, je ne sais pas comment cela vient. Ça sort comme un lapin d'un chapeau. Ou pas.

Comment expliquer ces incohérences ? Ma conscience est censée être infinie. Mais partout, j'ai conscience, justement, de ses limites. Certes la Lumière consciente n'est pas bornée. Mais elle n'est pas infinie pour autant. C'est comme allumer la lampe de mon portable dans la nuit noire : je ne vois pas de limites nettes à cette lumière. Mais cela ne veut pas dire que la lumière de ma lampe éclaire à l'infini ! Certes elle éclaire partout où je l'oriente. Mais c'est bien normal. De même, la "conscience" est toujours...consciente quand je me pose la question. Suzan Blackmore compare cela à la porte du frigo. Vous savez, cette lumière dans le frigo : est-elle allumée même quand la porte est fermée ? Petits, nous avons tous joué à ça. Aussi vite que l'on ouvre la porte (sur un frigo en bon état), la lumière est toujours allumée quand on regarde. Mais en réalité, nous le savons, c'est l'action d'ouvrir la porte qui allume la lampe du frigo. Eh bien c'est peut-être pareille pour la "conscience".

Et les neurosciences prouvent, de maintes façons passionnantes et convaincantes, que la conscience n'est qu'une fraction de l'activité cérébrale.

Mais comment concilier ces affirmations contradictoires ?
Où donc se situe l'erreur ?

Je voudrais ici simplement suggérer une possibilité qui est, à ma connaissance, rarement formulée :

Peut-être que ces contradictions partent d'une mauvaise compréhension du mot sanskrit -cit (dans sat-cit-ânanda, par exemple). On le traduit par "conscience". Or, nous venons de le voir, l'expérience à la Première Personne et la science objective contredisent l'affirmation selon laquelle la conscience serait infinie, une, omnisciente, etc.
Je propose donc d'envisager que -cit n'est PAS la conscience.
Bigre.

Il existe certes des milliers de traductions qui ont rendu -cit par "conscience".
De plus, la définition qui en est donné ressemble fort à la conscience ! -cit est "la lumière qui manifeste les choses, réelles ou non, subjectives ou objectives, intérieures ou extérieures". C'est prakâsha, la "lumière" qui éclaire les choses. Or, ne dit-on pas que la con-science est justement le "savoir" qui accompagne les choses, qui les révèle, donc, comme une lampe ? 

Oui, certes. Mais mon cerveau, qui accomplit à chaque instant un travail extraordinaire et anonyme (du moins jusqu'à ce que quelque chose cloche), n'est-il pas aussi bien "ce qui révèle" ? J'ai mentionné plus haut les mots et les souvenirs qui viennent de je-ne-sais-où. Ne viennent-ils pas du cerveau ? C'est-à-dire de l'univers ? C'est-à-dire, non pas de la conscience, mais bien de l'inconscient ?

Je n'entends pas par là l'inconscient freudien. Mais l'inconscient au sens littéral de ce qui n'est pas conscient, mais qui pourtant contribue, et pas qu'un peu, au contenu que la conscience recueil, comme un plateau télé profite du travail des coulisses.

Oui, vous avez bien lu :
je suggère que -cit n'est pas la conscience, mais bien l'inconscience, celle-là même du sommeil profond et du coma.

Mais, me direz-vous, les traditions non-dualistes définissent ce qui est inconscient ! 
- Oui certes, répondrai-je. Mais elles le définissent d'une façon tout à fait compatible avec mon hypothèse. Car selon la Reconnaissance, l'inconscient est "ce qui est privé de conscience propre" (jada) et être ainsi, c'est simplement "être délimité objectivement" (parichinna) dans le temps et l'espace : c'est être un contenu de la conscience. C'est simplement être un objet, un quelque chose. 
Cela n'a donc rien à voir avec l'inconscience au sens ou je l'entend.

Si, en revanche, je fait l'expérience (audacieuse) de remplacer le mot "conscience" dans mes textes non-dualistes traditionnels, que se passe-t-il ?
Eh bien, les contradictions et incohérences disparaissent.

Car le domaine de l'inconscient est infini, sans limites. Il n'est pas différencié. il est omniscient en ce sens qu'il est la source de tout savoir. Il est la nature, la réalité, et plus spécialement le cerveau. Non pas le cerveau dont j'ai (très vaguement) conscience, mais le cerveau doté de dizaines de milliards de connexions, capable de prouesses, en cet instant même, dont je n'ai nulle conscience. Tout cela inconsciemment. 

Faisons un pas de plus : tout cela correspond à la matière, à ce que les physiciens nomment "matière", et qui est assez éloigné de la "matière" dont nous avons conscience.

Et ainsi, nous pouvons réconcilier le Point de Vue de la Première Personne et celui de la Troisième Personne. 

Le Soi est l'inconscience, ce vaste océan indifférencié (pour la conscience) dans lequel la conscience brille comme une étoile. Mais c'est bien cette étendue mystérieuse qui est la cause de la conscience, de ce qui jaillit dans ce soleil autour duquel gravitent quelques planète (les quelques objets dont j'ai conscience en ce moment). Et tout cela est matière. Que matière. Rien d'autre. Insondable. Infinie. Sans espace. Sans temps. Car par "matière" je n'entends pas "ce qui se voit", ni même les atomes (qui ne sont pas éternels), ni même l'espace et le temps (qui apparaissent... "en même temps" que le Big Bang ou la Singularité initiale), ni même les lois de la physique, qui apparaissent elles aussi du "rien". "Ni ceci, ni cela". Voilà la matière. Au-delà de toute représentation sensible. 

Tout vient de rien. C'est ce "rien" que je désigne par "matière", "Soi", "inconscience", "lumière", "être", etc. Concrètement, c'est surtout le cerveau. Il nous est possible de le connaître par ses effets (ses shaktis). 

Voilà comment, en modifiant notre traduction d'un terme fondamental, je crois qu'il est possible de réconcilier spiritualité et science, du moins le meilleur des deux.


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