dimanche 30 septembre 2018

Un Silence offert à la vie du Dedans


Voici un témoignage d'une collègue de la région d'Angers semble t-il, qui date des années soixante. Une recherche simple, dépouillée, indépendante, une vie intérieure vraie :

"La Vacuité surgit parfois de la manière la plus inattendue - interrompant par exemple une douleur violente (...)
Essayons de caractériser cette Vacuité, lorsqu'elle se constitue avec plus de continuité. L'impression qui domine est rendue par le mot que nous avons choisi pour la désigner : celle d'un Vide, d'un Rien mais qui, bien loin de décevoir, comble, tout au contraire. Une Vacuité. Les images qu'on pourrait utiliser ne rendent pas cette impression spécifique. 
Les moins inadéquates ? 
L'air, subtil, léger, invisible, clair, le vent. Le silence et son étrange musicalité, après qu'on ait longuement entendu le murmure de la mer. La transparence de certaines flaques d'eau dans les rochers, si parfaite, qu'elles sont entièrement invisibles. Ou bien, on pensera à un mouvement : celui...du rein dans le vide ! A une échappée. A une fuite longue et longue et longue, dans l'espace. 
C'est sans doute cette image de l'espace qui est la plus satisfaisante. Il n'est rien. Mais pourtant tout se situe en lui. Il est vide, nu, illimité, parfait, présent ; nous sommes en lui, il est en nous, là, partout. Il est sans pouvoir, mais le lieu où se déroule tout pouvoir. Sans lui, tout serait confusion inextricable ; par lui tout s'ordonne ; est simplement, là. Notre propre centre est en nous, certes, mais en lui tout autant et mieux encore. Il est inconcevable, irreprésentable, insaisissable, lui-même sans rapports, mais le lieu de tout rapport.
(...)
Ainsi un nouveau mode d'être s'est découvert : il ne détruit rien de l'ancien, mais il le met, lui, ses ambitions, espérances et prétentions, à sa juste place. Le problème métaphysique n'est pas résolu : il est dissipé."

Geneviève Lanfranchi, De la vie intérieure à la vie de relation, 1966, pp. 79-81

On trouvera des extraits de son Journal dans Le Vide, Hermès, éditions Les Deux Océans

samedi 29 septembre 2018

Hasard et nécessité : les deux visages de la liberté ?

La sélection naturelle est un modèle explicatif aussi simple que puissant. Élégant. N'en déplaise aux préjugés.

Petit rappel avec cette remarquable vidéo :


Est-il possible de concilier ce modèle avec celui d'une conscience universelle souveraine qui crée tout selon son libre désir ?

Peut-être. Selon la Reconnaissance, école philosophique inspirée du tantrisme et née au Cachemire vers 950, tout a une source unique : la conscience. Cette conscience est à la fois une Lumière permanente, toile de fond en laquelle tout se révèle ; et un pouvoir de "se prendre pour" ceci ou pour cela. Ainsi, l'être-conscience peut se manifester en prenant cette manifestation pour un autre ; ou pour le néant ; ou pour une réalité étrangère qui impose ses lois.


Le dynamisme créateur propre à l'être-conscience est comparable à une sève qui se cristallise peu à peu. L'extase jaillissante prend forme, et les formes forment des habitudes, qui se durcissent en lois. 

La Lumière elle-même se solidifie, s'opacifie. Le Mystère se réalise comme matière. 

Le mouvement infini ralentit jusqu'aux rythmes des molécules, qui elles-mêmes tendent, peu à peu, à l'immobilité. 

De même, sur le versant subjectif, le libre pouvoir de se réaliser sous des myriades de formes devient un individu, délimité, définit, doté d'une nature, disons d'un tempérament.

Pour la Reconnaissance, la personne est engendrée par l'union de la Lumière et de la conscience, cette dernière étant comprise comme ce libre pouvoir de "se prendre pour" - liberté d'être libre, jusqu'à l'ivresse du jeu de la servitude. 

Or, le hasard et la nécessité pourraient bien être deux visages de cette liberté.

La sélection naturelle est le jeu du hasard et de la nécessité. Par "hasard", il ne faut pas comprendre "absence de cause", mais plutôt, "cause aveugle", non issue d'une décision, d'une délibération. L'Inde n'a guère pensé le concept de hasard, sauf dans le Yoga selon Vasishtha, oeuvre non-dualiste sans équivalent, composée au Cachemire, vers 950, à l'époque donc de la Reconnaissance. On nous y propose l'image d'un corbeau qui atterri sous un cocotier. A cet instant, une noix se décroche, tombe sur le corbeau et le tue. Image de la pure coïncidence. Le cocotier n'a pas "voulu" tuer le corbeau. Le hasard est ainsi la rencontre fortuite de séries causales qui ne participent pas d'une même pensée, d'un même vouloir.

Cependant, selon la Reconnaissance, la multiplicité des séries causales, aussi indépendantes qu'elles paraissent, est impossible sans une conscience qui les relie. Pas de hasard sans relation. Or, "relation" est synonyme, purement et simplement, de "conscience". Tout est donc grâce à la conscience. Pas de multiple sans l'Un. 

Dès lors, on pourrait envisager le hasard comme un autre nom de la libre créativité de la conscience. Son pouvoir de se réaliser de façon imprévisible, même à elle-même. Un pouvoir créateur de nouveauté. Cela colle avec la sélection naturelle, car le hasard des mutations génétiques, notamment, y est le facteur de nouveauté. 

Evidemment, cela suppose d'accepter une conscience libre, mais pas à la manière d'un Grand Architecte. Plutôt à la façon d'un musicien qui improvise. Le jeu du hasard et de la nécessité, le vertige tourbillonnant de cette lutte perpétuelle entre les Anciens et les Modernes, entre créativité et inertie, entre passé et avenir.

Mais pour improviser, il faut des lois. Ces lois, c'est la "nécessite". La Reconnaissance connait bien cette notion, nommée nitayi en sanskrit. La nécessité est le visage que prend la liberté absolue de la conscience quand elle se cristallise en habitudes. 

Le cosmos serait donc le jeu du hasard er de la nécessité, c'est-à-dire de la partie de la conscience qui reste libre, face à la partie qui se fige en habitudes. Bien sûr, cette distinction est loin d'être toujours nette. On crée grâce à la nécessité autant que grâce au hasard. L'improvisation, en danse, en musique ou en écriture, en sont de parfaits exemples. La complicité entre hasard et nécessité est inextricable, ce qui marque le génie. La maîtrise technique donne aux notes l'apparence de jaillir de nulle part. Les fausses notes sont intégrées, l'obstacle devient le moyen, dans une danse ou les déséquilibres sont repris, in extremis, dans un nouveau geste d’équilibre, plus profond et plus vaste. 

L'enjeu étant l’émerveillement, la surprise, le vertige de la perte et du retour. 

Illustration à la viole :


Autre forme d'improvisation :


La posture



Il peut sembler étrange de parler de posture dans un cadre non-dualiste où "tout est un" et rien n'est séparé... 
Si tout baigne en un même ciel de Présence, il n'y a rien à faire !

C'est vrai. Mais, ici comme ailleurs, il faut regarder de plus près, et injecter une dose de pragmatisme.
Car si tout est un, tout est interdépendant : la contemplation est une pratique de l'attention. Or, l'attention est un pouvoir qui dépend du corps, physique et énergétique. 

Le corps physique est le corps tel que les autres peuvent le voir : sa position est importante, en particulier la position de la tête. Un port altier, à la manière d'une danseuse classique, a une influence directe sur le degré de lucidité. Et méditer ou contempler, c'est avec le corps, même ce corps physique. En vérité, tout ce qui se fait à l'intérieur, se fait aussi à l'extérieur, avec ce corps. Il n'y a pas de séparation. Il est donc bon d'y veiller, d'aspirer à une certaine verticalité. Avec le sommet de la tête, "pousser" vers le plafond, ou évoquer la sensation de l'espace au-dessus de la tête, comme si notre chef était doucement aspiré par ce volume. Tout cela est subtil. Physiquement, c'est une affaire de millimètres. 

Mais il y a aussi le corps subtil, énergétique, c'est-à-dire le corps tel qu'on le ressent, et que les autres ne peuvent pas voir directement. Ce corps est très différent : transparent, il n'est pas homogène. Il est bon d'évoquer certains ressentis pour le travailler comme une pâte diaphane avec des mains de lumière. 

En particulier, on explore le dos, les omoplates, la nuque, comme un éventail grand ouvert vers l'arrière. Le principe est, à chaque fois, d'aller caresser les "rebords" de la masse vibratoire, par exemple les omoplates. On ressent comme une irradiation à partir d'eux. Ils se déploient alors comme deux ailes. Puis on va "toucher" avec l'attention les extrémités de ces ailes. Et ainsi de suite, à l'infini. Dès que je porte l'attention, sorte de regard de lumière, au loin, une "couche" supplémentaire de vibration se révèle. Ce qui semblait vide et mort se remplit, se dévoile palpitant. Le "vide" est toujours relatif. C'est à ce plan, subtil, que la posture parfaite se ressent, comme entrer dans une veste bien ajustée. Même si l'extérieur semble limité, le corps subtil déploie ses ailes. 

C'est une pratique de la vie de tous les jours, dans le métro ou en train de faire la vaisselle. Légère aspiration vers le haut... et tout le corps se place se lui-même, comme un casse-tête. L'attention redevient alors fraîche et disponible, souple et légère, à la fois centrée et ouverte à l'immensité du silence. Cela suffit, c'est déjà la pleine contemplation.



On raconte l'histoire de ces singes qui, par hasard, avaient vu un yogi solitaire en pleine contemplation, posture parfaite : par jeu, ces bestioles l'imitèrent. Et c'est ainsi que, par hasard, ils s'éveillèrent, dit-on.

vendredi 28 septembre 2018

Comment entrer et approfondir l'état de méditation ?

(NB : je désapprouve absolument ce que suggèrent ces volutes, qu'on se le dise)

La vie intérieure est la vie tombée amoureuse de cette transparence nue qui se donne entre deux pensées, entre deux respirations. Souvent, on la découvre d'abord comme par hasard, au détour d'un moment ordinaire.

Mais comment la retrouver ?

Une aide puissante peut être la compréhension que cet "état" est en réalité la toile de fond de chaque instant du quotidien.

Une douleur aux fesses ? Voir que c'est comme une étoile dans le ciel de la Présence sereine.

Un choc du à une contrariété (par exemple, pour recevez un rappel des Impôts et vous réalisez que vos économies ne pourront vous payer votre super voyage en Inde) ? Une vague dans l'océan limpide de la conscience.

Ici, il ne s'agit pas de fixer la sensation de panique, de choc, de colère, de mal au ventre, en l'opposant à une paix supposée. Si l'on fait ça, on se heurtera vite à une frustration irrépressible, et c'en sera fait de nos belles résolutions. On conclura que "c'est juste des mots" et on ira chercher une consolation dans le frigo. Et ainsi, les années passant, la vie intérieure restera un songe.

Je suggère plutôt d'examiner avec un grain de folie, avec le corps et l'esprit, sans vivre sous la tyrannie de la dualité entre "ressenti" et "intellect". L'important est d'y mettre tout son être. Voilà pourquoi la douleur est souvent un facteur de motivation puissant.

Tout est conscience. Réfléchissons-y, de tout notre être, sans séparer, sans préjugés. Tout apparait dans l'espace de conscience, de Présence, qui ne disparait ni n’apparait. Il faut jouer avec ça, comme un chat avec une souris. Il faut chercher à détruire cette idée, à la déchirer, à la tester, à la frapper dans tous les sens, pour en avoir le cœur net. N'est-ce pas le plus important ? Ne pas lâcher la proie. Chercher l'issue, comme un besoin vital d'air. La vie intérieure doit se révéler une question de survie. Si vous explorez simplement dans l'espoir d'un mieux, vous n'aurez rien. Quand vous dites "c'est intellectuel", c'est souvent l'expression (un peu hypocrite) d'un manque d'intensité. D'un manque d'ardeur. Quand je me surprends à faire ce jugement, je prends le temps de me calmer, de prendre du recul, puis j'y reviens. Et, à presque tous les coups, je vois clairement que j'ai manqué d'honnêteté. J'ai fait preuve de paresse.

D'un autre côté, il y faut une profonde détente, un total laisser-aller, se hâter lentement. C'est un peu comme tout ce qui est vital : une présence totale et, dans le même acte, un don entier de soi.

"Tout est conscience"
"Tout est dans la conscience"
Est-ce vrai ou non ?
Est-ce un gentil bavardage du dimanche soir pour se préparer au lundi, ou bien la merveille des merveilles ?

Car enfin, si c'est vrai, alors c'est la découverte la plus bouleversante de toutes. En comparaison, une EMI ou une sortie du corps de sont que des ballades pour caniche.

Et c'est autant une affaire de foi, de lâcher-prise, que de technique, je veux dire de geste. Non le geste mécanique du cuisinier du dimanche qui tente une pâte à pizza, mais la caresse fluide, toute plume, sur le cou du chat.

Par exemple, la position du corps. Essentiel.
Oui, tout est conscience ; oui, le corps apparait et disparait dans la conscience.
Mais non. En réalité, si je regarde avec passion, avec des regards tactiles, je vois que ce corps est comme un ensemble de vagues dans l'océan de la Présence sans rebords définit. Et que la position est une question importante, aux infinies ramifications et d'une abyssale profondeur.

J'y reviendrai.
Maintenant, plongeons.

Être libre de descendre

L'autre jour, je tombe (aïe !) sur ce passage où Mercure prend la défense de l'insondable Jupiter qui, en l’occurrence, demande à Nuit de couvrir ses arrières. Jupiter est le Soi, naturellement ; Nuit est l'ignorance qui demande des comptes ; et Mercure est l'intelligence de ces choses. Car enfin, la question de Nuit est légitime : pourquoi donc l'Immortel assume-t-il tous ces visages ? Pourquoi celui du taureau ? Homme, passe encore. Mais bête ? Pourquoi s'abaisser ainsi ?



"LA NUIT
J'admire Jupiter ; et je ne comprends pas
Tous les déguisements, qui lui viennent en tête.

MERCURE
Il veut goûter par là toutes sortes d'états,
Et c'est agir en Dieu qui n'est pas bête.
Dans quelque rang qu'il soit des mortels regardé,
Je le tiendrais fort misérable,
S'il ne quittait jamais sa mine redoutable,
Et qu'au faîtes des cieux il fut toujours guindé.
Il n'est point, à mon gré, de plus sotte méthode
Que d'être emprisonné toujours dans sa grandeur ;
Et surtout aux transports de l'amoureuse ardeur
La haute qualité devient fort incommode.
Jupiter, qui sans doute en plaisirs se connait,
Sait descendre du haut de sa gloire suprême ;
Et pour entrer dans tout ce qu'il lui plait,
Il sort tout à fait de lui-même,
Et ce n'est plus alors Jupiter qui parait."

Admirable propos !
Il n'est point "de plus sotte méthode que d'être emprisonné toujours dans sa grandeur." Être prisonnier de soi, fut-ce du Soi, c'est encore être prisonnier. C'est être défini, compris, délimité. Au contraire, le Soi (le mystère au centre de soi) se définit par ce pouvoir de sortir de soi, de transcender toute limite. L'objet, la chose est ce qu'elle est. Quand elle change, elle devient autre chose. Mais le Soi, c'est-à-dire la conscience, est douée du pouvoir singulier de s'altérer sans devenir autre. Elle est libre, car elle est libre de dépasser ses limites, tout en restant une et la même. N'est-ce pas le mystère de la personne ? Mille masques et, pourtant, une ? C'est la plus belle parole d'Abhinava Goupta : le Soi ("a la mine redoutable", Bhairava) n'est prisonnier d'aucune essence, il n'est pas, dit-il, sva-âtma-mâtra-nishthita "confiné seulement à son Soi", au propre soi-même : merveilleuse définition de l'indéfinissable - de la liberté.  

Evidemment, on peut protester de ces descentes (avatâra) incongrues, chaotiques et absurdes. Dieu serait-il masochiste ? Et Nuit donc de rétorquer à Mercure :

"Passe encor de le voir de ce sublime étage,
Dans celui des hommes venir ;
Prendre tous les transports que leur cœur peut fournir,
Et se faire à leur badinage ;
Si, dans les changements où l'humeur l'engage,
A la nature humaine il s'en voulait tenir ;
Mais de voir Jupiter Taureau,
Serpent, cygne, ou quelque autre chose,
Je ne trouve point cela beau,
Et ne m'étonne pas, si parfois on en cause.

MERCURE
Laissons dire tous les censeurs.
Tels changements ont leurs douceurs,
Qui passe leur intelligence.
Ce Dieu sait ce qu'il fait aussi bien là qu'ailleurs ;
Et dans les mouvements de leurs tendres ardeurs,
Les bêtes ne sont pas si bêtes que l'on pense."
(Amphitryon, Prologue)

Autrement dit, le mystère de ce jeu, même s'il reste irrationnel, n'en participe pas moins à l'expression d'une extase d'exister, de sortir de soi, pour mieux éprouver le vertige de réaliser que l'on n'en sort pas. Jouer à sortir de l'espace, pour ressentir que l'on en sort jamais (car pour sortir, il faut bien de l'espace).
Mystère aussi de la personne du Christ. Né entouré de bêtes, au plus bas du monde des hommes. Le Fils de l'Homme, enfant, n'est-il pas ce joueur ? Il faudrait demander à Madame Guyon, elle qui s'était fait un vœu d'adorer toujours le "Petit Maître" et créa même un ordre semi-secret du Christ-Enfant.

Au Cachemire, on médita aussi cette énigme de l'Universel qui se prend aux tragi-comédies animales :

"Par jeu, le Maître des maîtres s'incarne en des chairs souffrantes, qui goûtent les fruits de leurs actes jusqu'aux entrailles des Enfers... C'est comme un roi qui règne sur la Terre entière et qui, entraîné par l'extase de son pouvoir, joue au fantassin et partage sa condition. C'est ainsi que le Pouvoir, l'âme ravie, joue encore et encore." 
(Vision de Shiva, I, 36-37)

Outpala Déva explique joliment que c'est la "nature" de Dieu que de jouer ainsi, comme un enfant, comme un fou. 

S'il y a un sens à tout cela, c'est un sens certes, mais un sens qui coure toujours en avant. 
Si le cours du monde, avec ses milles merveilles qui préparent à mille horreurs, a un sens, ce sens n'est pas comparable, je crois, à un "plan". Dieu n'est pas le Grand Architecte. Bien plutôt, il est le Grand Improvisateur. Il joue, sans vraiment savoir. Il improvise. Essayez : vous vivrez ce mélange d'intention et de création, de liberté et de soumission qu'est le jeu de l'improvisation. Cette imprévision n'est, ni totalement aveugle (les matérialistes ont tort), ni totalement planifiées (les spiritualistes ont tort). Quelle incroyable, vertigineuse expérience, que celle de l'improvisation !

C'est un scandale.
Dieu est masochiste. Oui.
Dieu est coupable de tous les crimes.
Mais Dieu est victime de tous les crimes, aussi.
Chaque être est cet Être.
Incroyable.
L'homme politique à qui le pouvoir monte à la tête serait-il l'illustration adéquate de cette folle dérive cosmico-comique ?
Pourrait-on apercevoir dans les aventures d'un Jean-Vincent Placé la figure paradigmatique de cette libre déchéance ?

Quoi qu'il en soit...
La vie intérieure, c'est vivre cela.
Monter.
Descendre.
Bouger sans bouger.
Que dire ?
Que ne pas dire ?

jeudi 27 septembre 2018

Les oreilles du monde


Tout est frémissement.
C'est vrai.

Mais parmi les vibrations, il en est une sorte très intime : les sons. Voire, les paroles.

En regardant cette vidéo sur Depardieu,


j'apprend qu'il a surmonté ses problèmes d'élocution grâce à la méthode du docteur Tomatis. Passionnant. Passionnant aussi le pouvoir des textes. Leur pouvoir de nous tisser, mot après mot, comme fil après fil.

A cette occasion, je partage cette belle réflexion d'une amie sur le pouvoir des sons :

"C'est marrant ce matin, j'ouvre le livre la mystique du silence que j'avais laissé un peu de côté et qui traînait à côté de mon lit, ce livre quoi que tu penses de son auteur est je trouve tout de même un très bon livre sur le son intérieur et le silence...

bref et j'ouvre le livre au hasard et, bing ! je vois apparaître le nom du docteur Tomatis dont Vigne décrit un exercice dans lequel Tomatis plonge ses patients dans une sorte d'état second par l'écoute au casque de sons feutrés assez similaires aux sons intra-utérins que perçoit le bébé dans le ventre de sa mère et c'est tout à fait ce à quoi correspond pour moi l'écoute du son intérieur, un peu comme si on se branchait sur une fréquence radio un peu brouillée mais sans grésillements, pas de pics, de pointes, pas du tout coupant, tout le contraire, non plutôt flouté, c'est ça flouté, ce sont des formes de type volutes, onctueuses, veloutées, sensuelles, mais sans mollesse non plus, il y a une puissance, une force indicible qui déploie ce déhanchement animal, cela tient du félin, cette nonchalance tonique qui peut se faire explosive, voilà c'est ça, ça tient du félin vraiment.

Tout cela pour dire que du coup, je suis allée regarder quelques liens sur la méthode et je suis tombée sur cette vidéo...et c'est fascinant l'intuition de cet homme...et me vient un vers du bateau ivre de Rimbaud qui m'a toujours fasciné

Moi, l’autre hiver,
plus sourd que les cerveaux d’enfants,
je courus !

J'adore ce vers où Rimbaud exprime sa surdité temporaire à la poésie, j'adore le rapprochement qu'il fait avec l'hiver et qui m'évoque de suite la neige qui feutre tout et assourdit les sons et cette image des cerveaux d'enfants qui parfois se ferment à l'entendement du monde des adultes et seulement à cela parce que pour moi l'enfance est le règne du vrai entendement, du rapport direct aux choses, de l'écoute sans filtre aucun, bref là toutes les pièces d'un petit puzzle ce sont mises en place et j'adore ces moments où une intuition vient s'éclairer, c'est comme une nuit obscure qui subitement s'étoile et cela me renvoie à un autre poème de Rimbaud que j'ai en adoration tant je le sens et je le vis avec lui cet instant qu'il décrit en ces termes que j'ai dû aller vérifier car ma mémoire tu le sais est trop impressionniste pour une telle précision...parlant de l'aube d'été :

En haut de la route, près d’un bois de lauriers, je l’ai entourée avec ses voiles amassés, et j’ai senti un peu son immense corps."

mercredi 26 septembre 2018

Merveille des merveilles !

J'appelle "conscience" cette lumière en laquelle tout vient au jour.
Je pourrais aussi bien la nommer "inconscience", pour les raisons que j'ai dites ailleurs, mais tout bien pesé conscience convient aussi bien.

Il y a un beau passage à ce sujet dans le livre Dieu existe de Frédéric Guillaud, dont j'avais parlé il y a cinq ans (déjà !). Il rejoint mes remarques à ce sujet :

"L'objet naturel du regard humain ce sont les choses colorées. il va de soi que notre attention se porte d'emblée sur ces dernières. Pourtant, cette vision en suppose une autre, plus fondamentale, à laquelle nous ne prêtons pas attention : la vision de la lumière. La lumière est ainsi la condition de possibilité inaperçue, et en ce sens invisible, de toute vision. La lumière blanche, la luminosité infinie, pure de toute diminution, est la condition nécessaire de toute vision des différentes couleurs particulières. La vision implicite, irréfléchie, non thétique [=qui n'est pas vue à la manière dont on voit un objet, un "cela"] des choses colorées qui en sont la diffraction. De même, selon une très frappante inégalité de rapports, la perception implicite de l'infini est la condition de possibilité de la perception explicite du fini. Que cette vision, cette perception soient non thétiques est une nécessité. Si elles ne l'étaient pas, la vision de la lumière blanche, prise réflexivement comme objet, ferait obstacle à la vision des couleurs particulières. L'erreur serait en effet de penser que la lumière et l'infini doivent d'abord être vus thétiquement, comme des choses,  comme des objets, pour permettre ensuite la vision des choses colorées, et des choses finies. Une telle interprétation "chosifiante" [de la lumière blanche et de l'infini]  nous conduirait à des absurdités psychologiques et à une mécompréhension profonde de la thèse que nous examinons [à savoir, la présence en nous d'une intuition de l'infini prouve l'existence de Dieu]. Mais de même qu'il est possible dans un second temps temps d'acquérir, par une variation de l'attention, une vision explicite de la lumière, il est possible, par un mouvement de retour sur soi, de prendre l'ouverture à l'infini de notre subjectivité comme un objet propre de considération. Cette remontée vers les conditions de possibilité de l'expérience la plus anodine constitue à coup sûr le point de départ de l'aventure métaphysique [et mystique]. C'est à partir de cette réflexion [et de ce retournement de l'attention] que l'intelligence philosophique en viendra à théoriser clairement l'idée selon laquelle cette ouverture elle-même suppose l'existence d'un être infini qui en soit l'origine. Malheureusement, cette réflexion peut n'avoir jamais lieu. Absorbés par le spectacle bariolé des couleurs, certains restent aveugles à la lumière, qui pourtant les leur fait voir, et se privent ainsi du plus grand émerveillement qui soit, celui qui naît non du contenu du spectacle, mais de la merveille des merveille : qu'il y ait un spectacle." (Dieu existe, pp. 373-374)

Ce retournement de l'attention vers l'ouverture est, en effet et de fait, ouverture ou miracle, c'est-à-dire transcendance, lieu hors nature, inattendu, insoupçonné, radicalement décalé ; et pourtant intime, plus évident que n'importe quelle chose, que n'importe quelle idée. Hypnotisé jusque-là par les choses, je m'éveille à l'espace qui accueille les choses, comme le suggère ce portrait célèbre d'Ersnt Mach, portrait d'un homme, ou de... ?


Peut-on imiter la nature ?

Les traditions de sagesse sont fondées sur l'idée que la nature est juste, harmonieuse. 
Que ce soit la juste proportion des Grecs, la Providence des Chrétiens ou le karma des Bouddhistes, le monde est interprété de manière à être fondamentalement juste. Tout s'explique. Les incohérences et contradictions ne sont qu'apparentes. 
Du coups, la nature offre un modèle rassurant à imiter et dans lequel chacun pourra trouver sa place.

Or, le Nuage (New Age, plus le développement narcissique, l'écologie, le yoga, le bien-être, bref toute la smala au grand complet des grands jours) est encore fondé sur cette idée. Il plane, si j'ose dire, dans ce même éther et nous arrose des mêmes sussurations.

Dès lors, cette idée mérite d'être examinée. J'aime la nature. J'en ai besoin. Je veux dire, je ressens le besoin de sentir l'air, le vent, de voir et d'entendre le vent dans les arbres...
Mais suis-je assez naïf pour prendre la nature comme modèle ? 
Peut-être pas, et pour deux raisons principales.


La première est que, dans la nature, on peut trouver des exemples de tout et de son contraire. Ainsi, si je suis communiste pris d'un accès d'égalitarisme dément, je puis certes invoquer les termites. Ou... les fourmis ? Oui, mais non. Car les fourmis, n'en déplaisent à La Fontaine, ne sont pas aussi laborieuses qu'on l'a cru. Selon cette très sérieuse étude, l'oisiveté joue un rôle essentiel parmi ces bestioles apparemment disciplinées. "Apparemment" : tout est là. La science contredit nos préjugés. Et la tradition, ou les traditions, ce sont beaucoup de préjugés. De même pour l'idée que "l'homme est un loup pour l'homme" : maintes bêtes s'entre-tuent et l'homme n'est pas en tête de liste en cette matière. C'est la mangouste qui arrive en tête, non loin des lémuriens et des marmottes. Eh oui. Contre-intuitif, paradoxale, encore. Et de même pour la sexualité ou le sens moral. Or, quand on peut trouver des exemples de tout, on se retrouve avec des exemples de rien. La nature ne peut donc servir de modèle.

La seconde raison est que l'homme, selon ces traditions elles-mêmes, n'a pas de nature. Ou du moins n'a-t-il pas seulement une nature. Outre elle, il a le pouvoir d'aller contre sa nature ou de se construire toute une panoplie de contre-natures - une culture. Du mythe de Prométhée à la Lettre de Pic de la Mirandole, l'homme est le moyeu de la nature. N'étant rien, il est capable de tout devenir, ange ou bête. Imiter la nature, c'est donc d'abord se trouver face à un choix morale. Qu'est-ce donc que je choisis d'être ? Je suis, au lieu de "moi", vacant. Il y a bien de la place pour mille créature, dont certaines n'existent même pas dans la nature visible ! Comment, dans ces conditions "suivre ma nature" ? Il me semble que réaliser cette absence présente des conséquences profondes et terribles. Le Fils de l'Homme n'a nul lieu où poser sa tête. Pour le pire. Pour le meilleur aussi. Que nous le voulions ou non, nous sommes condamnés à choisir. Si nous choisissons "la nature", nous choisissons encore. Rien n'est purement naturel pour nous. Voyez ces végans qui se bourrent de compléments plus ou moins synthétiques... Il est certes possible de réfléchir sur les conséquences de nos actes. Ce conséquentialisme est même la morale. Mais la nature ne nous dit pas ce qu'il faut faire, ni comment vivre. La nature, à dire vrai, est muette, dépourvue de personnalité. Il n'existe pas plus de Gaïa que de Pacha Mama, sauf à titre de métaphore pédagogique.

La nature est donc une source d'inspiration parmi d'autre. Elle est aussi un besoin. Mais elle n'est pas un modèle : je crois qu'il est temps de le réaliser.

mercredi 19 septembre 2018

Nouvelle traduction : les Hymnes à Shiva

J'ai le plaisir de vous annoncer la parution très prochaine de ma traduction d'un texte qui me tient particulièrement à cœur :

Les Hymnes à Shiva 
d'Outpala Déva,
chez l'excellent éditeur Arfuyen


Grand philosophe fondateur de l'école de la Reconnaissance, Outpala Déva (IXe siècle, Cachemire) est aussi un puissant mystique. 

Dans ces Hymnes composés au jour le jour et rassemblés par ses disciples, il partage son expérience et son intuition : l'absolu se révèle dans chaque expérience, même la plus ordinaire. Paix ou agitation, joie ou pleurs, rire ou tristesse, le mystère de la vie brille en tout, à travers tous.

La voie royale vers cette reconnaissance du divin dans la vie quotidienne est la bhakti

Bhakti est un terme sanskrit difficile à rendre : il désigne littéralement la participation entière, le fait de s'adonner tout entier à une expérience ou une activité. Par exemple, dans la tradition du tantra non-duel (kaula), on parle de faire un rituel "avec bhakti", c'est-à-dire en le ressentant à fond, à l'opposé d'une action automatique, mécanique. Dans les poèmes d'Outpala Déva chaque expérience est occasion de participation. 

Mais le choix de traduction le moins mauvais est sans doute de rendre bhakti par "amour". Car c'est bien d'amour qu'il s'agit, tout simplement. De cet amour qui est élan de tout l'être vers la fascinante folie de la vie qui se donne jusque dans les occasions les plus humbles. 

Ici, Outpala Déva ne renvoit pas à des expériences exotiques. Il n'invoque pas des savoirs ésotériques, ni des lignées de yogis cachés au fond des Himalayas. 

Non, bien qu'il appartiennent à de prestigieuses lignées, il invoque l'amour, c'est-à-dire le réveil de la conscience, qui est déjà, par nature, amour de l'insondable. Voilà sans doute pour quoi il emploie le mot "amour" à chaque verset de ses poèmes, comme une respiration, une invocation, une palpitation.

Profond, il ne cherche pas à se fabriquer une image de gourou ni d'éveillé. Il dévoile ses doutes, ses émerveillements aussi, dans une poésie éloignée de l'image du sage transcendant, retiré dans sa grotte. 

Outpala Déva nous parle comme un autre nous-mêmes, avec ses hauts et ses bas, et c'est sans doute à cause de cette franchise qu'il nous parle à travers les siècles.

Pour moi, ce texte est l'un des plus beaux de la tradition tantrique du shivaïsme du Cachemire. Il est si important et profond à mes yeux, qu'à dire vrai je ne sais si je traduirai autre chose après cela...
Un trésor de vie à découvrir, loin des spiritualités artificielles et superficielles.

Voici le premier verset :


Je salue l'être plein d'amour
à qui Dieu se manifeste
sans aucun moyen,
sans image

La méditation est-elle un arrêt des sens ?

La tradition bouddhiste est, comme je l'ai déjà dit ailleurs, la principale source des techniques de méditation pratiquées dans le monde.

Le Bouddha historique a enseigné la "contemplation" ou "vision", dhyâna en sanskrit. Il en existe quatre niveaux, indispensables pour préparer le corps et l'esprit à l'Eveil libérateur.

Je note que le Bouddha insiste sur la sensation de plaisir comme énergie initiale de l'aventure intérieure. Dans la méditation bouddhiste, on part de l'observation de la respiration, puis on éprouve un bien-être (sukha) intense qui infuse "tout le corps", comme si l'on s'y baignait. Puis cette sensation de plaisir s'affine et laisse peu à peu la place à une pure lucidité à la fois détendue et alerte. 

Mais dans cet état, la conscience est-elle coupée du monde extérieur ? L'activité des sens y cesse-t-elle ?

Selon Ajahn Brahm, tous ces états sont bien caractérisés par un arrêt des cinq sens.
Mais je ne suis pas d'accord avec lui.
D’abord, dans le premier niveau de dhyâna, il affirme qu'il n'y a plus aucun discours intérieur, plus aucune pensée (p. 155 de l'édition anglaise de Mindfulness, Bliss and Beyond, disponible en français chez Almora). 
Pourtant, la définition traditionnelle parle de "raisonnement" (vitarka) et d'"examen" (vicâra) dans ce premier état de méditation. Ajahn Brahm se livre à une manœuvre alambiquée pour essayer de nous convaincre qu'il ne s'agit pas là de pensée, mais d'une attention qui va et vient autour de la sensation de plaisir. Peu convaincant.
Mais surtout, il affirme qu'il n'y a plus de perception sensorielle du tout. A l'appui de cette interprétation, il convoque l'anecdote ou il est rapporté que le Bouddha pouvait rester en méditation immobile au bord d'une route où passaient "cinq cent chars" (si ma mémoire est bonne).

Mais cela n'est pas non plus convaincant. La méditation bouddhiste, comme la méditation de Shiva (shâmbhavî-mudrâ) est une méditation les sens grands ouverts, sans rien bloquer ni fermer. 



Bien entendu, il est possible que la perception ordinaire cesse alors, surtout si le corps est immobile. Mais l'essentiel n'est pas là. Il est également fort possible que les silences entre les pensées s'allongent, voire que tout discours intérieur cesse. Mais l'essentiel n'est pas là. 
L'essentiel est dans la reconnaissance de la transparente présence en laquelle vont et viennent les perceptions et les pensées.
Les pensées, le monde, surgissent dans l'espace limpide ; les pensées, le monde, s'en vont dans l'espace limpide ; apparitions et disparitions sont simultanées, comme des dessins tracés sur l'eau qui, à peine tracés, s'évanouissent déjà.
La méditation où l'on bloque délibérément les six sens (en comptant le mental) est une impasse, même si parfois il est bon de fermer les yeux pour méditer.
La méditation ou contemplation juste est une concentration de silence intérieur, qui laisse être les perceptions et les pensées, sans se laisser distraire par elles. Autrement, le monde est perçu comme un ennemi. La méditation devient une fuite. Ce qui n'est pas un mal en soi. Mais c'est une impasse, car ce que nous sommes (le Soi, la "nature de l'esprit", le cerveau, peu importe) est aussi mouvement, activité, créativité.

Les perceptions et les pensées sont comme des vagues dans l'océan de la présence silencieuse. 
Les perceptions et les pensées sont la créativité de la présence transparente.

Il y a bien un silence intérieur. "Quelque chose" se tait. Et il faut bien de la concentration et une sorte d'effort pour cela. Mais bloquer les sens ou voir dans l'arrêt des sens une condition préalable à la méditation est une erreur et une impasse. Et, si ce que l'on cherche est juste la cessation de toute perception, on en fait automatiquement l'expérience lors du sommeil profond. A quoi bon la méditation pour cela ?

La contemplation est un exercice de l'attention où l'on se familiarise avec une attention ouverte, silencieuse, légère, pareille à l'espace. Il suffit d'arrêter de bavarder. Cet exercice, mené avec intensité, conduit à une sorte d'immobilité. Mais très vite, on découvre cette même immobilité dans le mouvement des sens. Il y a le flot rapide des actions qui s'enchaînent, et pourtant le silence intérieur est parfait, presque audible je dirais. On peut même ajouter que l'agitation extérieure, particulièrement après une pratique intense ou prolongée de ce silence intérieur, fait ressortir, comme par contraste, l'immobilité de l'espace que nous sommes.

L'essence de la méditation n'est pas dans l'arrêt des sens, mais dans l'arrêt du bavardage intérieur et dans le plaisir qui s'y révèle.

Après le poids des mots, le choc des photos :







mardi 18 septembre 2018

Le Bouddha croyait-il en la réincarnation ?

un Bouddha a deux faces ?


Sujet de controverse séculaire, déjà, dans le bouddhisme moderne (j'entends par là le bouddhisme entré en contact avec la science moderne et sa méthode)...

Le bouddhisme offre des méthodes de contemplation attrayantes pour un esprit sceptique ou athée. 
Mais, comme pour les autres traditions de l'Inde, ces méthodes sont mélangées à des croyances qui sont loin, très loin, de faire l'unanimité.

Evidemment, me dira-t-on, il existe la Pleine Conscience, approche qui a déjà mis à jour ces méthodes contemplatives au regard des méthodes scientifiques. Mais la Pleine Conscience n'offre que l'approche contemplative, c'est-à-dire la méditation, la concentration, la relaxation. Selon le Bouddha lui-même, ces pratiques sont bonnes et source de riches bienfaits. Mais, à elles seules, elles ne mènent pas à l"extinction de la souffrance", c'est-à-dire à la cessation du désir d'être ou de ne plus être. Elles ne mènent pas au Nirvâna, à la guérison complète et définitive, à la fin des renaissances.

Mais, à dire vrai, on peut se demander si le Bouddha croyait vraiment en la réincarnation. Le terme indien, employé par toutes les traditions de l'Inde, est punar-bhava ou punar-janma, littéralement "re-naissance" ou "ré-existence". La traduction exacte serait renaissance ou, dans une version un peu pédante, la version française du terme que les Grecs avaient inventé pour traduire le sanskrit : la palingénésie;

Le Bouddha n'est pas clair sur la question des renaissances. Parfois, et certes souvent, il affirme que tous les êtres naissent, meurent et renaissent sous l'effet de leur actes et de leurs intentions. Le détail de cette "loi" est assez obscur. Seul un Éveillé (solitaire, enseignant ou enseigné) est censé pouvoir la comprendre complètement. Ces discours sont nombreux, surtout dans les récits des "vies antérieures" du Bouddha. Mais l'on est jamais sûr de pouvoir attribuer ces récits (très nombreux) au Bouddha historique.

Ailleurs, le Bouddha proclame que "personne ne naît, personne de meurt", en ce sens qu'il y a bien naissance, mais personne ne naît. Evidemment, il est très difficile d'expliquer ce qui, alors, constitue l'unité d'un "flux" ou d'une "série" individuelle et ce qui fait que ces séries ne se mélangent jamais. De plus, comment prendre au sérieux une continuité, apparemment personnelle mais réellement impersonnelle, en l'absence de mémoire ? Autant affirmer que mes ancêtres étaient "moi", au motif qu'il y a une continuité biologique entre nous ; ce que le Bouddha ne fait jamais, sans doute parce qu'il ignorait les ressorts de la génétique.

Parfois le Bouddha laisse entendre que ce genre de connaissance est inutile. Y a-t-il un Soi ou non ? Inutile pour remédier à la maladie de la souffrance. Ce qui amène de l'eau au moulin de ceux qui aspirent à un bouddhisme sans renaissances/réincarnations, puisque ce genre de pragmatisme du Bouddha suggère que seule la pratique et ses effets ici-bas comptent. Mais ailleurs, le Bouddha affirme que la seule véritable guérison définitive n'a lieu qu'avec la mort (pari-nirvâna, "extinction complète"). Un Éveillé-libéré vivant, selon lui, n'a aucune maîtrise sur les souffrances physiques - faim, soif, maladies... Le Bouddha âgé souffrait de terribles maux du dos.

Enfin, dans certains textes (Dîgha Nikâya II, 83 ; Majjhima Nikâya II, 86), le Bouddha affirme clairement qu'aucun "esprit" ne saurait exister indépendamment du corps (nâma-rûpa, en sanskrit). Ce qui implique qu'aucun esprit - personnel ou impersonnel - ne survit à la mort du corps. Quand le disque dur est détruit, les données sont détruites. Tous ceux qui ont connu cette mésaventure le savent bien... A moins de sauvegarder ces données sur un autre support. Mais cela n'est pas une hypothèse envisagée par le Bouddha historique. 

Alors, que pensait vraiment le Bouddha ?
Difficile de le déterminer clairement, et c'est sans doute pourquoi le bouddhisme a tant évolué par la suite.

Le bouddhisme a en effet expliqué par la suite que le Bouddha avait tenu un double discours, avec deux niveaux de vérité. Ce qui est étrange si l'on y réfléchit. Soit il y a renaissance, soit il n'y a pas renaissance. D'autant plus que la pensée bouddhiste n'est pas vraiment portée à la synthèse (sa "voie du milieu" n'a rien d'une synthèse).

En tous les cas, la croyance à la renaissance s'explique aisément. Elle répond au besoin humain (et partagé avec les mammifères) de justice. Une expérience célèbre des années 60 l'a assez montré (par Lerner, dans le sillage des expériences de Milgram). la plupart d'entre nous préférons une explication bancale, mais qui satisfasse notre sens de la justice, plutôt qu'une explication rationnelle, mais absurde : cliquer sur ce lien pour une introduction à ces expérimentations passionnantes.