La tradition bouddhiste est, comme je l'ai déjà dit ailleurs, la principale source des techniques de méditation pratiquées dans le monde.
Le Bouddha historique a enseigné la "contemplation" ou "vision", dhyâna en sanskrit. Il en existe quatre niveaux, indispensables pour préparer le corps et l'esprit à l'Eveil libérateur.
Je note que le Bouddha insiste sur la sensation de plaisir comme énergie initiale de l'aventure intérieure. Dans la méditation bouddhiste, on part de l'observation de la respiration, puis on éprouve un bien-être (sukha) intense qui infuse "tout le corps", comme si l'on s'y baignait. Puis cette sensation de plaisir s'affine et laisse peu à peu la place à une pure lucidité à la fois détendue et alerte.
Mais dans cet état, la conscience est-elle coupée du monde extérieur ? L'activité des sens y cesse-t-elle ?
Selon Ajahn Brahm, tous ces états sont bien caractérisés par un arrêt des cinq sens.
Mais je ne suis pas d'accord avec lui.
D’abord, dans le premier niveau de dhyâna, il affirme qu'il n'y a plus aucun discours intérieur, plus aucune pensée (p. 155 de l'édition anglaise de Mindfulness, Bliss and Beyond, disponible en français chez Almora).
Pourtant, la définition traditionnelle parle de "raisonnement" (vitarka) et d'"examen" (vicâra) dans ce premier état de méditation. Ajahn Brahm se livre à une manœuvre alambiquée pour essayer de nous convaincre qu'il ne s'agit pas là de pensée, mais d'une attention qui va et vient autour de la sensation de plaisir. Peu convaincant.
Mais surtout, il affirme qu'il n'y a plus de perception sensorielle du tout. A l'appui de cette interprétation, il convoque l'anecdote ou il est rapporté que le Bouddha pouvait rester en méditation immobile au bord d'une route où passaient "cinq cent chars" (si ma mémoire est bonne).
Mais cela n'est pas non plus convaincant. La méditation bouddhiste, comme la méditation de Shiva (shâmbhavî-mudrâ) est une méditation les sens grands ouverts, sans rien bloquer ni fermer.
Bien entendu, il est possible que la perception ordinaire cesse alors, surtout si le corps est immobile. Mais l'essentiel n'est pas là. Il est également fort possible que les silences entre les pensées s'allongent, voire que tout discours intérieur cesse. Mais l'essentiel n'est pas là.
L'essentiel est dans la reconnaissance de la transparente présence en laquelle vont et viennent les perceptions et les pensées.
Les pensées, le monde, surgissent dans l'espace limpide ; les pensées, le monde, s'en vont dans l'espace limpide ; apparitions et disparitions sont simultanées, comme des dessins tracés sur l'eau qui, à peine tracés, s'évanouissent déjà.
La méditation où l'on bloque délibérément les six sens (en comptant le mental) est une impasse, même si parfois il est bon de fermer les yeux pour méditer.
La méditation ou contemplation juste est une concentration de silence intérieur, qui laisse être les perceptions et les pensées, sans se laisser distraire par elles. Autrement, le monde est perçu comme un ennemi. La méditation devient une fuite. Ce qui n'est pas un mal en soi. Mais c'est une impasse, car ce que nous sommes (le Soi, la "nature de l'esprit", le cerveau, peu importe) est aussi mouvement, activité, créativité.
Les perceptions et les pensées sont comme des vagues dans l'océan de la présence silencieuse.
Les perceptions et les pensées sont la créativité de la présence transparente.
Il y a bien un silence intérieur. "Quelque chose" se tait. Et il faut bien de la concentration et une sorte d'effort pour cela. Mais bloquer les sens ou voir dans l'arrêt des sens une condition préalable à la méditation est une erreur et une impasse. Et, si ce que l'on cherche est juste la cessation de toute perception, on en fait automatiquement l'expérience lors du sommeil profond. A quoi bon la méditation pour cela ?
La contemplation est un exercice de l'attention où l'on se familiarise avec une attention ouverte, silencieuse, légère, pareille à l'espace. Il suffit d'arrêter de bavarder. Cet exercice, mené avec intensité, conduit à une sorte d'immobilité. Mais très vite, on découvre cette même immobilité dans le mouvement des sens. Il y a le flot rapide des actions qui s'enchaînent, et pourtant le silence intérieur est parfait, presque audible je dirais. On peut même ajouter que l'agitation extérieure, particulièrement après une pratique intense ou prolongée de ce silence intérieur, fait ressortir, comme par contraste, l'immobilité de l'espace que nous sommes.
L'essence de la méditation n'est pas dans l'arrêt des sens, mais dans l'arrêt du bavardage intérieur et dans le plaisir qui s'y révèle.
Après le poids des mots, le choc des photos :