vendredi 25 octobre 2019

Prochaine séance de lecture du Pratyabhijnâ-hridayam

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La prochaine séance de lecture du Pratyabhijnâ-hridayam de Kshéma Râdja aura lieu le mardi 5 novembre à 21h.

Sur Skype.
Pseudo :
DavidDuboisTrika

Pour le texte :

A bientôt,
David

Qu'est-ce que la culture ?

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Ce que ne comprennent pas bien des gens, c'est qu'une tradition est une manière de vivre. Un emploi du temps quotidien. 
Et au cœur de toute culture, il y a la lecture. Il y a les textes. C'est une pratique. Une pratique du corps. Lire est une pratique de tout l'être. Les microcéphales analphabètes (pour reprendre la judicieuse expression de l'un de mes maîtres) qui rejettent les textes ou rabaissent la pratique de la lecture n’accéderont jamais à l'âme de la tradition, quand bien même ils clament leur traditionalisme. Car c'est une pratique. 

Comme dit Krishna :

abhyāsād ramate yatra 
duḥkhāntaṃ ca nigacchati  
yat tadagre viṣam iva 
pariṇāme 'mṛtopamam

tat sukhaṃ sāttvikaṃ proktam 
ātmabuddhiprasādajam

"Quand on se réjouit dans une pratique assidue
et que l'on s'achemine vers la fin du mal-être,
quand, au début, cela semble du poison,
mais que cela devient comme du nectar :
c'est cela que l'on nomme bonheur véritable,
engendré par la paix de l'intellect et du Soi."

(Gîtâ, XVIII, 36b-37)


La force du poète


Le shivaïsme du Cachemire est une tradition de la vie.
C'est donc un courant de poésie.

Abhinava Goupta, son plus célèbre maître, est poète et poéticien, penseur de la théorie de la résonance ou de l'écho (dhvani).

Abhinava a notamment composé un commentaire peu connu à un poème sanskrit, pourtant traduit en français par Bernard Parlier. Dans l'introduction à sa traduction, ce dernier évoque ainsi la théorie de la résonance poétique :

"le dhvani est non seulement vibration (spanda) mais la sonorité qui fait tout vibrer "à l'unisson de". En mon d'harmonie où le yogin est parvenu, tout suggère tout, d'où correspondances et échos à l'infini. La résonance est spontanée, car pour qui est identique à tout, un rien fait résonner l'ensemble, les parties n'étant plus séparées du Tout. Ceci s'avère possible puisque le dhvani cosmique n'est autre que parâvâk, parole vivante, vibrante, indifférenciée. Le dhvani en esthétique se tient plutôt en madhyamavâk (parole intermédiaire), l'écho ne se répand pas si loin, néanmoins sujet et objet ont même substrat.
Cette définition du dhvani explique ce qu'il y a d'essentiel dans l'expérience artistique : le coeur sensible du sahridaya apte à résonner. Pourquoi ? Parce que, comme le mystique, il éprouve le shântarasa [la sérénité] source et fondement du dhvani, car il faut un calme désintéressé pour que le coeur vibre et que la suggestion joue. Ce qui vibre ainsi ce sont les vâsanâ du sahridaya, ses impressions latentes éveillées par l'expression poétique et qui s'étendent à un lointain passé, lors d'un samsâra infini où le sahridaya a tout vécu, tout éprouvé, d'où l'universalité de cette expérience non limitée par l'espace et le temps. Dans son Kramastotra ABhinavagupta dit qu'il est lui-même devenu omniscient à force de transmigrer à travers d'innombrables vies." (La Ghatakarparavivriti, De Boccard, p. 12).

Autrement dit, la poésie est manifestation du Savoir Vrai (sad-vidyâ), de la non-dualité, de l'intuition (pratibhâ) de l'unité du sujet et de l'objet (ahamtâ-idantâ-sâmânâdhikaranya).

Mais la poésie est-elle innée ou acquise ?

Abhinava répond à la fin de sa glose au Poème de la cruche brisée :

kavīnāṃ śaktir eva balīyasī, sā eva lokottarā vyutpattir iti abhidhīyate; na tu anyā kaviśakter vyutpattir nāma kācit | 

"La plus grande force du poète, c'est son pouvoir (shakti)", c'est-à-dire son instinct inné. Cette puissance visionnaire (kavi-shakti) devient culture quand elle prend assez de recul par rapport au monde : "Cette même énergie est appelée "culture" (vyutpatti, éducation, formation) quand elle transcende le monde. Car en vérité, cette "culture" (poétique) n'est rien d'autre que la puissance du poète (kavi-shakti)."

On voit ici comment le "shivaïsme du Cachemire" conçoit le rapport entre inné (shakti) et acquis (vyutpatti), entre nature et culture : sans rupture. De fait, c'est le même rapport qu'entre connaissance (jnâna) et action (kriyâ) ou Shiva et Shakti, ces deux dimensions essentielles du Coeur universel. C'est-à-dire que l'action n'est rien d'autre qu'un prolongement de la connaissance. L'action est la connaissance manifestée, comme les vagues sont le mouvement de la mer elle-même. La connaissance, autrement dit, est action, de même que la masse liquide de la mer est toujours déjà en mouvement. La connaissance est activité subtil, spanda. De même, la culture est la manifestation "publique" de la nature, l'acquis est le développement de l'inné, et non un ajout véritablement extérieur. Par conséquent, le monde n'est pas un brouillard qui cache le Cœur, venant planer sur lui surgi d'on ne sait où, mais il est au contraire la manifestation du Cœur, il est le Coeur palpitant. 

Et aimer cette pulsation, c'est la bhakti. S'y attacher, c'est le yoga. Résonner avec elle, c'est la poésie. Le rapport fécond entre nature et culture n'est ainsi rien d'autre que le rapport entre Shiva et Shakti, entre l'être et la conscience qu'il prend de lui-même sous d'innombrables formes et modes.

jeudi 24 octobre 2019

Quand l'obstacle devient moyen



Souvent, je me plains de "ne pas pouvoir pratiquer assez" : pas assez de méditation, de calme, de retraite, de silence, pas assez de yoga, de jeûne... et ainsi de suite. De manière générale, la vie et ses affaires m'apparaît comme un obstacle à la réalisation spirituelle, un voile qui cache mon essence, le Soi (âtmâ). 

Mais la Reconnaissance est justement une voie qui reconnait dans les "obstacles" des possibilités (upapati, upâya). Comment ? En reconnaissant que je suis la présence en laquelle tout se présente, non comme des reflets dans un miroir, mais comme des vagues dans l'océan : tout ce qui apparaît, c'est moi, présence infinie, qui apparaît ainsi. Pourquoi ? Parce que je le désire. Et cela, ce n'est pas un dogme, mais une donnée de l'expérience universelle, commune, ordinaire, pour n'importe quel être doué de conscience, c'est-à-dire pour n'importe quel être vivant. Le monde, c'est moi, essence de lumière consciente, en train de me manifester et de me réaliser ainsi.
C'est ce que suggère, à la manière du poète (dhvanyâ, litt. "par écho", par résonance), ce verset d'Outpala Déva : 

bhaktānāṃ bhavadadvaitasiddhyai kā nopapattayaḥ &
tadasiddhyai nikṛṣṭānāṃ kāni nāvaraṇāni vā //

"Pour tes amoureux,
tout sert à réaliser la non-dualité avec toi.
Mais pour les vulgaires,
tout cache ta réalisation !"

ou, plus littéralement,

"Pour ceux qui participent [à toi],
quelles ne sont les possibilités
pour réaliser la non-dualité avec toi ?
Pour ceux qui te rejettent,
quelles ne sont les obstacles
à ta réalisation ?"

Outpala Déva, Hymnes à Shiva, I, 15

Ici, le mot siddhi, traduit par "réalisation" signifie aussi "manifestation". C'est-à-dire que la clé de la réalisation spirituelle (siddhi), c'est de reconnaître que la conscience est la cause de la manifestation (siddhi) de tout. Ainsi les expériences ordinaires deviennent des possibilités de réalisation.
Autrement, aucune réalisation spirituelle n'est possible. Même si vous êtes un yogi parfait qui arrive à tenir sur la tête sans les bras, même si vous ne mangez que des légumes crus et que vous pouvez rester des heures durant dans le plus parfait samâdhi, vous perdrez tout cela quand l'activité reviendra. Et elle reviendra. Pourquoi ? Parce que la conscience - le Soi - est activité. Purifier ses habitudes, son inconscient, n'est possible que dans une certaine mesure, car la conscience EST mouvement, spanda.
La seule issue est donc de reconnaître la réalisation de soi dans le mouvement : je suis comme l'océan en mouvement, toutes les vagues sont mes vagues. 

Et ça n'est pas un dogme, mais un fait d'expérience ; c'est l'expérience. Mais d'ordinaire, je n'y prête pas attention. Je n'y "participe" pas. C'est cela, la bhakti. Et le yoga, c'est orienter son attention vers cela, vers la conscience-désir-vibration, vers l'océan.

Si je sais m'en souvenir, alors je ne me sentirai plus jamais en manque de méditation ou de toute autre pratique. Tout sera méditation, tout sera yoga, retraite et ascèse. Pour de vrai.

mercredi 23 octobre 2019

Y a-t-il ignorance (avidyâ) dans le sommeil profond ?

Beaucoup de gens colportent l'idée fausse, selon laquelle le Vedânta affirme que l'état de sommeil profond est un état d'ignorance (avidyâ). Mais comme le rappelle ici Ira Schepetin, citation à l'appui, ce que nous appelons "état de sommeil profond" est le Soi - pure conscience, et rien d'autre. Chaque soir, yoga ou pas, éveillé ou pas, sage ou pas, tout se résorbe dans le Si, le sommeil profond : sushupti=sva-apiti "il retourne en soi", dit la Brihad Âranyaka Upanishad, sans doute le plus ancien texte philosophique du monde. Pas besoin de yoga, ni de samâdhi : chaque fait l'expérience de l'absence de tout et du mental dans le sommeil profond. Or, sans mental; comment pourrait-il y avoir ignorance ? L'éveil, dit Shankara, c'est juste réaliser que "je ne me suis jamais réveillé", c'est annuler définitivement l'expérience de l'état de veille en comprenant qu'il n'y que sommeil profond, qu'il n'y a que pure conscience et rien d'autre, aucun objet, aucun monde, aucun mental, aucune ignorance. Et cette pure conscience est aussi bien pure inconscience, car elle n'est conscience de rien. Comme une lumière qui n'a nul objet sur lequel se réfléchir. Aucune conscience de soi, donc aucune conscience au sens où nous l'entendons. Il n'y a pas à maintenir une conscience de soi jusque dans le sommeil". Ce sont là des mythes, colportés par des gens que le quidam prend pour des experts, comme par exemple David Godman sur Ramana Maharshi, que tous le monde prend pour une autorité, alors qu'il répète toutes les âneries possibles sur le sujet, dont celle selon laquelle l'éveil consisterait à être conscient jusque dans le sommeil profond. C'est une erreur qui pourrit la vie intérieure de bien des gens, qui se retrouvent coupables de dormir, en plus !

Je vous conseille donc d'écouter Ira, même si pour ma part je ne suis pas entièrement d'accord avec lui, ni avec le Vedânta de Shankara.

La Réalisation de ce qui ne dépend pas des actes

नित्यानन्दं परमसुखदं केवलं ज्ञानमूर्तिं
भावातीतं गगनसदृशं तत्त्वमस्यादिलक्ष्यम् ।
एकं नित्यं विमलमचलं सर्वधीसाक्षिभूतं
विश्वातीतं त्रिगुणरहितं सद्गुरुं तं नमामि ॥ ३

Extrait du célèbre "Hymne au gourou" récité dans tous les ashrams de l'Inde, selon l'édition de Kanchipuram.

Traduction :

"Joie permanente, source de l'ultime bonheur,
incarnation de la pure est simple connaissance [libératrice],
au-delà des états, comparable au ciel,
pointé par les phrases comme "Tu es cela",
un, permanent, pur, immuable,
qui est le Témoin de tous les esprits,
au-delà de tout, libre des trois humeurs :
ce vrai gourou, je le salue."

Comme on voit, le gourou n'a pas de corps. Il n'est autre que le Soi, incarné dans la connaissance, c'est-à-dire dans le Vedânta.

Je ne suis pas un adepte du Vedânta, mais j'admire la compétence, la rigueur et le sérieux de ses meilleurs enseignants. 
Ecoutez, par exemple, cet enseignement sur la "Réalisation de [l'absolu] libre de [tout] action" (Naishkarmya-siddhi), tel qu'interprétée par le "Nouveau Shankara" (Abhinava-shankara) du XXe siècle, Svâmî Satchid Ânandendra, gourou d'Ira Schepetin, que je me permet également de vous conseiller chaudement.

Si seulement toutes les philosophies de l'Inde étaient expliquées aussi clairement ! C'est traditionnel, un mélange d'anglais et de sanskrit, mais tout à fait accessible avec me texte en main, accompagné d'une traduction française ou anglaise. Elle est disciple d'Ashvattha Nârâyana Avadhânî de Mattur au Karnâtaka, que j'ai eu la joie de rencontrer. Bien loin du pseudo-vedânta :

La joie de plonger en soi




Le shivaïsme du Cachemire n'est pas basé sur des dogmes, 
des mystères auxquels il faudrait croire dans l'attente de la grâce.
Le shivaïsme du Cachemire est basé sur l'expérience ; 
non pas l'expérience exceptionnelle de tel ou tel sage, mystique, avatar ou yogi, 
mais sur l'expérience présente, sur l'expérience commune. 
Autrement, il s'agirait d'un culte ésotérique. 
Fascinant, exotique, mais lointain.

Or, non, c'est basé sur la reconnaissance de ce qui est donné ici et maintenant. 
Et cette reconnaissance a le pouvoir de changer la saveur de l'expérience.
C'est cela : une joie intime, indicible, ineffable, divine sans doute, mais intime. 
Une présence donnée, gratuite, qui précède toute recherche, 
tout geste, toute pratique, toute opinion.

Cela se trouve déjà suggéré 
dans le Vijnâna Bhairava Tantra
source de tout le shivaïsme du Cachemire 
et en particulier de la philosophie 
de la Reconnaissance (pratyabhijnâ) :

dikkālakalanonmuktā deśoddeśāviśeṣinī |
vyapadeṣṭum aśakyāsāv akathyā paramārthataḥ || 14 ||

antaḥsvānubhavānandā vikalponmuktagocarā |
yāvasthā bharitākārā bhairavī bhairavātmanaḥ || 15 ||

"La Déesse de Dieu est cet état de pleine divinité
affranchi des considérations de temps et de lieu,
qui ne peut être indiquée par un enseignement,
qu'on ne peut transmettre, indicible en vérité :
elle est la joie de l'expérience de soi, à l'intérieur,
libre de toute hésitation et de toute exclusion."

Vijnâna Bhairava Tantra

La Déesse est la présence dont nul ne peut se débarrasser,
que rien ne peut exclure. Elle n'a ni opposé, ni contraire.
Mais elle n'est pas non plus prisonnière d'elle-même,
puisqu'elle peut se réaliser sous d'innombrables formes,
y-compris l'oubli et l'inconscience.
Elle est l'expérience, là, maintenant, instant après instant,
tout simplement.
La Déesse est l'expérience que le divin fait de soi.
Elle est la conscience, l'adhésion au mystère,
le mystère qui jaillit à chaque instant.
Toujours nouveau, à jamais insaisissable.
Évident et insondable.

Tout ceci au cœur de toute expérience,
comme le cœur qui bat dans une chair vivante.
Pas de dualité dans la dualité.
Elle est l'expérience indicible de l'indicible.
Elle est l'expérience ici et maintenant.

C'est cela, la reconnaissance :
reconnaître ici et maintenant
le divin conçu comme loin, cru comme transcendant.
C'est reconnaître le transcendant dans l'immanent,
le divin dans l'humain,
le surnaturel dans le naturel,
l'éternel dans l'ici-et-maintenant.
La joie, même au cœur de la souffrance.

mardi 22 octobre 2019

Lecture de texte tantrique - Changement d'horaire

Chers amis, la lecture-traduction, à la manière, du Cœur de la Reconnaissance de Kshéma Râdja (Pratyabhijnâ-hridayam), texte essentiel du shivaïsme du Cachemire, aura lieu
les mercredis soirs à 21h sur Skype.

Gratuit. Mais exigeant : il ne s'agit pas d'un "satsang pour recevoir l'éveil" mais d'une lecture-traduction. Aucune connaissance préalable du sanskrit n'est requise, mais il faut être capable de concentration, d'écoute et de réflexion, ainsi que d'assiduité : c'est la tradition, que l'on appelle aussi d'un vieux mot désuet et un peu réac sur les bords : la "culture" (bhâvanâ, samskriti, vângmaya, vyutpatti, etc.).
SI vous êtes résolus à en être, demandez-moi parmi vos contacts Skype :

DavidDuboisTrika

(attention aux majuscules !)

Pour le texte sanskrit :
gretil.sub.uni-goettingen.de/…/6_…/3_phil/saiva/pratyabu.htm

Ci-dessous, une photo du savant Moukound Râm Shâstrî, l'un des éditeurs des "Kashmir Series of Texts and Studies". Le shivaïsme du Cachemire n'est PAS une doctrine anti-intellectuelle pour bobos débiles.

Comme dit Abhinava Goupta :

tarkam yogângam uttamam
"La raison est le suprême auxiliaire de l'union divine."

Pandit Mukund Ram Shastri

jeudi 17 octobre 2019

Un silence saisissant



J'arrête.

...

Ça s'arrête.
Comme ça, soudain, d'un coup, sans préavis.
Comme quand on s'assoit et qu'on jette un caillou dans l'eau. Pour rien. Juste comme ça. Pleinement vacant.

...

Il y a comme un saisissement.
La sensation que tout s'allège. S’éclaircit.
Instantanément. 

C'est comme l'immobilité.
S'arrêter de bouger.
Tout bouge. Le cœur, la respiration, tout cela continue. 
Mais j'arrête de bouger.
Pareil pour le silence :
J'arrête de parler.
Les bruits, les paroles extérieures continuent.
Les bruits intérieurs continuent.
Mais c'est comme quand un moteur s'arrête :
même si c'est dans un lieu bruyant,
c'est saisissant.
Cet arrêt est le Mantra à la fin de om, de phat, de hrîm, de l'avion qui passe dans le ciel,
de n'importe quelle pensée. Mais c'est inutile : ce qui suffit, c'est de s'arrêter.
Plus que cela n'est pas nécessaire.
Juste arrêter.
Directement, comme l'hirondelle plonge dans son nid.
Instinctivement. Parfaitement. Naïvement.

Une musique est ce silence.
Ce silence devient plus fort que n'importe quel bruit.
C'est qu'il est liberté, indépendance.
Sensation de réveil.
De se réveiller.
Pas de théories sur "y a quelqu'un", "y a pas quelqu'un", etc.
C'est complet.
Suffisant pour une vie.
C'est l'initiation directe. Intime. Sur mesure.
Ça s'arrête.
Regain. Renaissance. Réveil.
Net, propre, limpide, transparent, absolu, parfait, rien ne manque,
rien n'est supprimé. Juste un arrêt. Une sorte d'arrêt.
"Quelque chose" continue, indicible.

Là, peut-être, le coeur s'éveille.
Comme une braise sous un courant d'air frais.
Je m'arrête. Si simple. Rien. Presque rien. Infime. Un détail.

Comme un étonnement fou. Un émerveillement de rien.
Encore et encore.
Cela englobe toutes les pratiques, mondaines ou spirituelles.
C'est la panacée.
Juste je m'arrête. 
Sans analyser, sans douter, sans hésiter.
Silence absolu. Comme un vol plané. Une apesanteur.

...

mercredi 16 octobre 2019

Élucubrations pseudo tantriques

Illustration de l'adage "Celui qui parle ne sait pas".

Une bougie pour éclairer le soleil ?

Abhinava Goupta, Cachemire, 5000 000 000 avant J.C.


Abhinava Goupta Pâda, cette belle réincarnation du sage Patanjali, lui-même avatar du Grand Serpent Primordial, mémoire des éons et gardien des savoirs immémoriaux, ne commence par son Essence des tantras (Tantra-sâra) en nous appelant à nous purifier, à faire, à pratiquer, à nous amender ainsi ou autrement, mais simplement ainsi, par un rappel à soi qui est un éveil :

yadā khalu dṛḍhaśaktipātāviddhaḥ svayam eva itthaṃ vivecayati sakṛd eva guruvacanam avadhārya tadā punar upāyavirahito nityoditaḥ asya samāveśaḥ //
atra ca tarka eva yogāṅgam iti kathaṃ vivecayati iti cet ucyate yo 'yaṃ parameśvaraḥ svaprakāśarūpaḥ svātmā tatra kim upāyena kriyate na svarūpalābho nityatvāt na jñaptiḥ svayaṃprakāśamānatvāt nāvaraṇavigamaḥ āvaraṇasya kasyacid api asaṃbhavāt na tadanupraveśaḥ anupraveṣṭuḥ vyatiriktasya abhāvāt //
kaś cātra upāyaḥ tasyāpi vyatiriktasya anupapatteḥ tasmāt samastam idam ekaṃ cinmātratattvaṃ kālena akalitaṃ deśena aparicchinnam upādhibhir amlānam ākṛtibhir aniyantritaṃ śabdair asaṃdiṣṭaṃ pramāṇair aprapañcitaṃ kālādeḥ pramāṇaparyantasya svecchayaiva svarūpalābhanimittaṃ ca svatantram ānandaghanaṃ tattvaṃ tad eva ca aham tatraiva antar mayi viśvaṃ pratibimbitam evaṃ dṛḍhaṃ viviñcānasya śaśvad eva pārameśvaraḥ samāveśo nirupāyaka eva tasya ca na mantrapūjādhyānacaryādiniyantraṇā kācit // Tantra-sâra, II


"Quand - et c'est vrai ! - on comprend ainsi par soi-même, simplement par soi, transpercé d'un choc de conscience (shakti-pâta), n'écoutant qu'une seule fois l'enseignement du maître, alors, sans aucune méthode, on est possédé, envahi à jamais.
Et si l'on questionne à ce sujet, demandant comment peut-il y a voir compréhension sans la raison et autres auxiliaires du yoga, on répond que le Seigneur des seigneurs est Lumière évidente, auto-lumière - il est notre propre Soi, il est moi ! Alors à quoi bon une méthode, que pourrait donc un moyen. On ne peut gagner notre essence, car [par définition] nous la possédons toujours. Il n'y a pas non plus de connaissance [de notre Soi évident] car il est toujours déjà manifeste en cet instant même, il est ce qui ce manifeste par soi en cet instant ! Il n'y a pas non plus "disparition des voiles", car il est impossible qu'il y ait aucun voile [car tout "voile" se manifeste, se manifeste par cette Lumière, est cette Lumière !].  Il n'y a pas non plus "absorption dans le Soi" car celui qui s'absorbe ne peut jamais rien être de plus que [cette Lumière], il n'est jamais rien d'autre !
Et quelle serait la pratique ici ? Car enfin, rien d'autre, rien de plus ne peut exister ! Par conséquent, tout ceci [ici et maintenant] est un seul état de pure et simple conscience/présence/illumination, qui ne se mesure par à l'aune du temps, qui ne se délimite pars en terme de lieu, qui ne souffre aucune circonstance, qui n'est pas façonné par les formes, qui n'est pas exprimé par les mots, qui n'est par expliqué par les preuves, qui est le fondement même de l'essence de tout cela ! Et qui se manifeste ainsi parce qu'il le désire, et pour aucune autre raison ! Et qui est liberté, joie sans faille, qui est l'être [de tout] : c'est cela même que je suis ici et maintenant. Tout apparaît en moi, reflété [comme dans un miroir]. Qui comprend cela sans l'ombre d'un doute est à jamais possédé et envahi par le Seigneur des seigneurs, sans aucune méthode, et il ne dépend d'aucune règle, d'aucune définition, d'aucun dogme tels que les Mantras, les rituels, les visualisations, les pratiques, etc."

Comme disait mon gourou "spashtam", "c'est clair".
Mais si vous insistez, il y a tout plein de règles, de dogmes et de pratiques : vin, danse, musique, saucisses, brochettes, rituels, Mantras, encens, et logique, aussi.

mardi 15 octobre 2019

La méditation de l’émerveillement

illustration du geste de Shiva par Gopinâth Kavirâj


Je découvre le silence vivant entre deux pensées, entre deux respirations, en retournant mon attention vers moi, ou en laissant l'attention s'élargir à l'infini.

Puis, les yeux grands ouverts, la bouche détendue, le corps lâché comme des nuages autour d'une montagne, je plonge en moi, dans la vibration, dans l'émerveillement, dans la présence instantanée :

tam adhiṣṭhātṛbhāvena svabhāvam avalokayan /
smayamāna iva āste yas, tasya iyaṃ kusṛtiḥ kutaḥ ? // SpandaKâ I, 11 //

ukta-upapatty-upalabdhy-anuśīlana-pratyabhijñātaṃ taṃ spanda-tattva-ātmakaṃ svabhāvam ātmīyam adhiṣṭhātṛbhāvena vyutthāna-daśāyām api vyāpnuvantam avalokayaṃś cinvānaḥ /
na vrajen na viśec chaktir marudrūpā vikāsite /
nirvikalpatayā madhye tayā bhairava-rūpa-dhṛk ||
iti tathā /
sarvāḥ śaktīś cetasā darśanādyāḥ sve sve vedye yaugapadyena viṣvak /
kṣiptvā, madhye hāṭaka-stambha-bhūtas tiṣṭhan, viśva-ākāra eko 'vabhāsi ||
iti śrī-vijñāna-bhairava-kakṣyā-stotra-nirdiṣṭa-sampradāya-yuktyā nimīlana-unmīlana-samādhinā, yugapad-vyāpaka-madhya-bhūmy-avaṣṭambhād adhyāsita-etad-ubhaya-visarga-araṇi-vigalita-sakala-vikalpo 'krama-sphārita-karaṇa-cakraḥ ||
antar-lakṣyo bahir dṛṣṭir, nimeṣa-unmeṣa-varjitaḥ /
iyaṃ sā bhairavī mudrā sarva-tantreṣu gopitā ||

ity āmnāta-bhagavad-bhairava-mudrā-anupraviṣṭo, mukura-antar-nimajjad-unmajjan-nānā-pratibimba-kadamba-kalpam an-alpaṃ bhāva-rāśiṃ cid-ākāśe eva uditam api, tatra eva vilīyamānaṃ paśyan, janma-sahasra-apūrva-paramānanda-ghana-lokottara-sva-svarūpa-pratyabhijñānāt jhaṭiti truṭita-sakala-vṛttiḥ, smayamāno vismaya-mudrā-praviṣṭa iva, mahā-vikāsa-āsādanāc ca, sahasâ eva samudita-samucita-tāttvika-svabhāvo yo, yogīndra āste tiṣṭhati, na tv avaṣṭambhāc chithilībhavati.

"Contemplant cela, sa véritable nature,
en tant qu'on fait l'expérience d'être cela qui porte [les phénomènes],
se tenant là comme émerveillé,
d'où viendrait ce mauvais samsâra ?"

Kshéma Râdja explique :

"Contemplant, atteignant clairement, méditant, cela, sa propre véritable nature qui est l'être de la vibration reconnu, devenu intime grâce aux raisons et aux expériences que l'on est en train d'expliquer, en tant qu'on fait l'expérience d'être cela qui porte [les phénomènes], c'est-à-dire même dans l'état où les sens et le mental sont actif (vyutthâna).

'Quand l'énergie du souffle
n'ira ni vers l'intérieur,
ni vers l'extérieur,
elle entrera en expansion.
Grâce à cette énergie sans dualité
qui [se dilate] dans l'intervalle [entre inspir et expir],
il y a vision de l'essence absolue.'

De même,

'Toutes les énergies d'attention, comme la vision, etc.,
sont laissées libres de s'élancer toutes
vers leurs objets respectifs.
Alors tu es présent au centre,
tel un pilier d'or.
Un, tu te manifeste sous toutes les formes [qui apparaissent].'

Ainsi, selon l'enseignement traditionnel du Vijnâna Bhairava Tantra comme de l'Hymne à la Déesse, qui est la pratique d'une concentration à la fois 'les yeux fermés' et 'les yeux ouverts', on se fixe dans l'état qui est présent dans ces deux sortes de concentration, [comme si] on consumait toute dualité [dans le feu allumé] par le "frottement" des deux bouts de bois [que sont la concentration les-yeux-fermés et celle les-yeux-ouverts], et alors la "roue" de nos énergies [physiques et mentales] entre en expansion sans tarder.

'L'attention vers l'intérieur,
le regard vers le dehors,
sans dualité vers le dedans ou le dehors :
telle est le geste de Shiva,
caché dans les tantras.'

Ainsi pénétré et envahi dans ce geste traditionnel et sacré de Shiva, le meilleur des yogis demeure là, soudain uni à et en harmonie avec, la réalité, parce qu'il est entré en expansion infinie, et il se tient ainsi comme émerveillé, saisi, comme absorbé dans un geste d'étonnement. Il se tient fixe, dans déchoir.Tous ses préoccupations s'effondrent d'un seul coup car il a reconnu son essence intime qui transcende le monde, félicité et conscience ininterrompues. Or, cela il ne l'avait jamais fait durant les milliers d'expériences d'avant [cette reconnaissance]. Et bien que toutes les choses variées apparaissent dans l'espace de la conscience, comme dans l'orbe d'un miroir, elles s'y résorbent toutes, ce que l'on voit [directement]."

Ce verset décrit l'incroyable expérience du geste de Shiva, où les sens sont pleinement éveillés, mais où l'attention est complètement ouverte. Libre activité des sens, mais sans aucun commentaire intérieur. Lumières et silence. Simple transparence. 
Cette pratique, très simple et accessible à tous, ne dépend d'aucune grâce, ni d'un gourou, ni d'une initiation, ni d'une technique, ni d'une croyance, ni de la foi, ni de l'acuité intellectuelle, ni de la forme physique, ni d'un mode de vie spécial. 
Elle est la pratique centrale du shivaïsme du Cachemire, sans laquelle on ne peut parler d'un enseignement "traditionnel", comme nous le rappelle ici Kshéma Râdja. 
Avec le geste de Shakti, qui la complète, c'est le coeur du coeur de la vie intérieure.
C'est le yoga royal, l'état non-mental, le samâdhi, l'expérience directe du Soi, la liberté en cette vie, l'éveil immédiat, l'initiation véritable (akritrimâ), le Mantra authentique, le salut sans y croire, etc. 

C'est LA pratique du tantra, la clé oubliée de cette tradition. 
N'oublions jamais : tout ce qui est décrit dans le shivaïsme du Cachemire, c'est ce qui est donné à chaque instant, mais qui n'est pas reconnu, faute d'attention, de dévotion et d'audace. Le shivaïsme du Cachemire, derrière les symboles et les clichés sur "LE TANTRA", parle juste de ce qui jaillit, ici et maintenant, qui est simplement recouvert d'un voile de préjugés et d'indifférence. Ni plus, ni moins.

illustration du geste de Shiva par un yogi tibétain

lundi 14 octobre 2019

Documentaire sur Abhinavagupta et le shivaïsme du Cachemire

etau bandhavimokṣau ca parameśasvarūpataḥ |
na bhidyete, na bhedo hi tattvataḥ parameśvare || 14

Abhinava-gupta, Bodha-pancadasikâ

"Lien et délivrance ne sont pas autre chose
que l'essence du Maître véritable,
car en réalité, il n'y a pas de différence [absolue]
dans le Maître véritable."

Abhinava Goupta, Poème pour l'éveil, 14

Voici un documentaire sur Abhinava, en anglais, fait en Inde, qui fait le bilan. Malheureusement, tout n'a pu être tourné au Cachemire "à cause des troubles".



Outre les maîtres les plus connus de la tradition, comme Swâmî Râm et Lakshman Joo, on peut y découvrir quelques chercheurs contemporains, dont Mark Dyczkowski, que nous visiterons lors de notre voyage à Bénarès en février 2020.
On y apprend aussi que les karanas ne sont peut-être pas des postures fixes, mais plutôt des mouvements. 

dimanche 13 octobre 2019

Présence substantielle de Dieu et transformation en Dieu : voie directe ou progressive ?

une seule lumière, une infinité de rayons uniques


L'autre jour, un ami me demandait : 
Si tout est déjà conscience, pourquoi "plonger en soi" ? Pourquoi aspirer à une expérience (spéciale ?) si toute expérience est également l'absolu ? Pourquoi ne pas se contenter de cette intuition ?

Oui, c'est une vraie question : Si tout est Ce Qui Est, pourquoi aller chercher plus loin ?

Cette approche existe. Pour moi, elle me laisse avec le sentiment que quelque chose manque. Il y a l'intuition. Mais il y a aussi l'expérience, avec ce qu'elle implique d'évolution, de progrès, de hauts et de bas, d'effort aussi. Mais pourquoi, si tout est Ce Qui Est ?

Jean de la Croix offre cette piste, il distingue entre l'Être pur, qui est toujours déjà Ce Qui Est ("la présence substantielle de Dieu") et l'union intime et transformante en Ce Qui Est ("l'union et la transformation de l'âme en Dieu"). Cette distinction me semble pertinente et utile.

Il décrit ainsi le premier aspect, dans sa Montée du Carmel (II, 5, 3) :

"Pour entendre que est cette union [=cette transformation de l'âme en Dieu] dont nous traitons,
il faut savoir que Dieu est présent en toutes les âmes, fut-ce celle du plus grand pécheur du monde, et qu'il y est présent en substance. 
[Qu'est-ce à dire ? Comment en être certain ? En quel sens Dieu est-il présent, si je ne le sens pas ?]
Et cette manière d'union est toujours [déjà] faite [=accomplie] entre Dieu et toutes les créatures, grâce à laquelle il les conserve en leur être ; de sorte que, si elle venait à manquer, elles s'anéantiraient aussitôt et ne seraient plus.
[Autrement dit, Dieu est d'abord et toujours déjà l'être de tout ce qui est ; "je suis" : en ce sens, je suis toujours déjà uni à Dieu ; Dieu est l'être ; sans lui, sans cette union substantielle, sans cette "union" qui consiste à être Ce Qui Est, rien ne serait ; ça tombe sous le sens ; Mais si tout est toujours déjà Dieu en substance, alors à quoi bon la vie intérieure ? Il répond :]
Quand nous parlons de l'union de l'âme avec Dieu, ce ne sera pas à propos de cette présence substantielle de Dieu qui est toujours [déjà] faite en toutes les créatures [car certes, il serait vain de chercher à faire ce qui est déjà fait],
mais de l'union et de la transformation de l'âme en Dieu qui n'est pas toujours faite,
[Il y aurait donc une autre union, d'un autre ordre que Ce Qui Est. Qu'est-ce ?]
mais qui se fait seulement lorsqu'il y a une ressemblance d'amour.
Et celle-ci se nommera union de ressemblance, comme l'autre s'appelle union essentielle ou substantielle."

"Une ressemblance d'amour" ? 
De quoi parle-t-il ?

Il veut dire qu'en plus d'être, nous désirons. En plus d'avoir un entendement, c'est-à-dire une faculté de voir l'invisible, de contempler Ce Qui Est, nous avons un coeur (une "volonté", aussi appelée libre-arbitre) qui est aussi fait "à l'image et ressemblance" de Dieu. Mais, à la différence de notre être, qui ne peut être que Ce Qui Est, notre coeur peut s'écarter de Ce Qui Est, de Dieu, de l'être. Je peux imaginer, désirer, vouloir autre chose que l'être. Je peux vouloir contre Ce Qui Est. Et par conséquent, même si, comme tout ce qui est, je suis déjà Ce Qui Est, je puis encore m'en écarter. Et c'est ce que nous faisons tous à chaque instant, en nous détournant de la vibration la plus profonde de notre être. Quand je veux ce que je veux, je suis dans l'égoïsme, je me dresse contre Ce Qui Est, et je m'en éloigne, je "passe à côté", quand bien même "je suis", étant tout entier, toujours déjà, de cet être qui est nécessairement, par essence, Ce Qui Est. Et donc, tout en étant déjà Ce Qui Est, je m'en éloigne par mon coeur, par mes choix, instant après instant. 
Par conséquent, "je suis", mais je consacre mon être que je reçois de l'Être, à être autre chose, à être contre Ce Qui Est. Et donc j'aspire à me réconcilier, à m'unir avec Ce Qui Est.
Car je vois que je ne suis pas seulement Ce Qui Est : je suis aussi désir, liberté, choix ; et donc, je porte en moi la possibilité d'errer, de me tromper, de m'égarer. Je peux "m'identifier à" : cette liberté ouvre la porte de tous les possibles, y-compris les pires. Même si "je suis". Car enfin, je vois que je ne suis pas simple, comme cette pierre. Elle, elle est. Rien de plus. Elle est simple. Elle est seulement ce qu'elle est. Toute son union à Dieu est dans son être, dans sa simple présence, car elle n'a nullement le pouvoir de s'écarter de son être. Mais moi, c'est différent. En plus d'être, je suis conscient. Imaginant. Pensant. Choisissant. Et cette "conscience de" introduit la possibilité d'un décalage entre "je suis" et ce que je choisi de faire de ce "je suis". Je peux choisir un "je suis David", "je suis grand, vieux, riche, ceci, cela"... Je suis "libre" signifie que j'ai le choix. Ce Qui Est me fait ce don, car Ce Qui Est, n'est pas seulement Ce Qui Est, mais aussi désir, choix, imagination, pensée, jugement, bref liberté. Liberté. Et donc, ça n'est pas tout d'être ; il faut encore aimer Ce Qui Est. 
"Être" est toujours déjà. Mais aimer... Vouloir Ce Qui Est, ou faire de ma liberté un seul mouvement avec la liberté de Ce Qui Est... Cela est une autre union, qui n'est pas toujours déjà faite. Elle reste à faire. Toujours encore. Peut-être à jamais. 
Bien sûr, on peut dire que "aimer Ce Qui Est" n'est rien d'autre que "réaliser que Ce Qui Est est toujours déjà ce que je suis et tout ce qui est. Sans doute la "transformation de l'âme en Dieu", à faire car elle n'est pas toujours déjà faite, consiste à réaliser que tout est, toujours déjà, uni à Dieu, du seul fait d'être. Oui. Mais cette réalisation est du coeur, du désir, de la volonté, de l'affect en moi. Et donc, elle peut toujours évoluer, s'approfondir ou régresser, car je reste, toujours et à jamais, libre. Il n'y a sans doute pas de réel retour en arrière possible. Mais l'évolution, avec ses semblants de hauts et de bas, est de l'ordre du fait. Car je ne suis pas "être" pur et simple ; non, je suis "acte d'être", je suis liberté de me faire être, ainsi et autrement. C'est ce pouvoir, vertigineux et inouï, qui justifie la vie intérieure, le chemin spirituel. 
Ça n'est pas tout d'avoir l'intuition, aussi immédiate soit-elle, que "je suis". Encore faut-il l'aime, m'y accorder, l'épouser, m'y laisser transformer, y mourir et y renaître, instant après instant, jour après jour.
Voilà pourquoi le débat sur la voie "directe" ou "progressive" m'a toujours laissé perplexe. Car enfin, la voie est directe, puisque, comme le rappelle Jean de la Croix, tout est Ce Qui Est. Mais elle est aussi "progressive", car encore me reste-t-il à aimer, à vouloir, à désirer, à penser, à mémoriser, à sentir, bref à incarner. A mettre tout mon être en harmonie avec Ce Qui Est, avec ce que je suis toujours déjà. Me laisser recréer, transformer en Dieu : voilà la progression, progression dont le moteur est l'intuition directe que tout est toujours déjà Ce Qui Est.

Un emploi du temps quotidien ?

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Quand on étudie les enseignements des sages, tous horizons confondus, il peut être intéressant de se pencher sur leur mode de vie au quotidien : quand se levaient-ils ? que mangeaient-ils ? comment occupaient-ils leur journée ? prônaient-ils une manière de vivre ?

Approcher ces questions à partir de l'emploi du temps permet de leur donner un tour concret.

Ainsi, le Dalaï Lama se lève à 3h. Il médite de 3 à 5h. Puis fait une petite promenade. Il prends son petit déjeuner à 5h30, du porridge. De 6 à 9h, il pratique à nouveau, des pratiques rituelles (sâdhanam), des prosternations, du tapis roulant. De 9 à 11h, il étudie des textes : il lit un texte dont il apprend par coeur les parties versifiées, et il lit différents commentaires dessus. C'est "la lecture personnelle" (sva-âdhyâya). Dans les sociétés traditionnelles, on lit généralement ensemble, à haute voix. On distingue donc cette lecture publique de la lecture privée, en silence ou murmurée. 

A ce propos, il est significatif que le composé svâdhyâya, présent dans le Yogasûtram, est souvent traduit par "étude de soi", comme s'il s'agissait de connaissance de soi, d'introspection. Cela dénote un certain mépris pour la lecture, bien typique du "culte de l'ignorance" ( voir La Sainte ignorance) qui passe aujourd'hui pour de la spiritualité, voire une forme de sagesse transcendante, en même temps que cela est symptomatique d'une dérive de toute l'existence vers une forme de psychologisme nombriliste, seul apte, semble-t-il, à faire "résonner" (à défaut de le faire raisonner) le vulgum pecus solubilis

Puis à 11H30 le Grand Lama déjeune, sans viandes, quoiqu'il ne les refuse point quand il est en déplacement, c'est-à-dire souvent. Il ne dîne pas, selon la règle des moines bouddhistes. De 12h30 à 15h30, il s'occupe des affaires politique. De 15h30 à 17h, il reçoit. A 17h, thé (tchaï). De 17 à 19h, il lit et pratique, puis "il se retire" (pour regarder Game of Thrones ou les Simpson ? nul ne le sait). Durant son temps libre, il aime démonter des montres.

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Ramana Maharshi se levait à 3h du matin. Il se lavait, allait à la cuisine préparer les repas avec ses disciples, dont des idlis, sortes de soucoupes de pâte de riz et poix-chiches, cuits à la vapeur. C'est pour le petit-déjeuner. Ramana a toujours insisté sur l'importance des travaux manuels et sur le soin qu'on y apporte. Pas un seul grain de riz ne devait se perdre. Il soulignait la valeur de la cuisine et il y a plusieurs anecdotes sur sa créativité culinaire. Son attachement à la cuisine est le principal point sur lequel il se distinguait du mode de vie traditionnel du "renonçant" (sannyâsî). Mais quand, lors d'un sombre procès, un juge lui demanda s'il était sannyâsî, Ramana répondit qu'il était "au-delà de tout état" (ati-ashrâmî) et que son gourou était "le Soi".
Dans son ashram, il n'y avait aucune pratique, ni rituel, ni rien d'autre. Aucune activité, aucune transmission. Mais peu à peu sa famille l'a rejoint et des activités religieuses ont commencé. 
Vers 5h, l'ashram ouvrait ses portes. Vers 5h30, Ramana s'asseyait, des brahmanes commençaient à réciter des textes védiques (Taittirîya Upanishad), et les femmes avaient le droit d'entrer (mais pas de rester pour la nuit).
Vers 6h30, Ramana reprenait un bain, puis il allait prendre son petit déjeuner avec les autres. Ensuite il allait se promener sur la montagne d'Arunâtchala.

Vers 8h, Ramana revenait et s'installait sur sa couche. Des dévots s'assemblaient face à lui. La plupart en silence, mais certains récitaient des hymnes, chantaient des poèmes, etc. Certains employaient ce moyen pour raconter leur problèmes à Ramana, dans l'espoir d'un miracle ou d'un conseil. Certains se lancaient dans des débats. Il était interdit de toucher, de photographier, de filmer et d'enregistrer. Seuls les animaux pouvaient le toucher. Il caressait souvent les chiens (créatures très impures dans l'hindouisme, comme dans l'islam) et les vaches. Il recevait des offrandes, des livres et des bonbons.

Vers 9h, il ouvrait son courrier, jusque vers 11h. Jusqu'à 14h, il allait déjeuner, puis lisait les journaux (anglais) ou faisait une petite sieste. Les gens revenaient, et vers 16h30, il repartait en promenade sur Arunâtchala. 

Vers 17h30, une sorte de méditation commençait, en même temps que la nuit tombait (vers 18h/18h15, toute l'année). Des brahmanes commençaient à réciter des hymnes et l'Upadesha-sâram, l'Essence de l'enseignement de Ramana. Une demi-heure de silence, puis les femmes se levaient pour quitter l'ashram pour la nuit.

Dîner vers 20h30, les disciples ensuite se rassemblaient autour de Ramana. Puis chacun se prosternait et partait. On raconte que souvent, la nuit Ramana se promenait dans l'ashram, comme pour veiller sur le sommeil de ses disciples.

Le trait saillant de son mode de vie est l'absence de pratique religieuse (elles se sont imposées, peu à peu, de l'extérieur) et l'importance accordée à la cuisine.

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Vedânta Déshika (XIIIe siècle), un maître de la tradition de Krishnamâcharya se levait vers 3h. Dans son lit, il récitait des hymnes à ses maîtres et aux saints de sa tradition. Cette pratiques est courante dans toutes les traditions hindoues et bouddhistes tibétaines.
Ensuite il allait au bord d'une rivière sacrée et faisait ses ablutions. C'est le Sandhyâ-vandanam, un culte adressé à la divinité (Shiva ou Vishnou) sous la forme du soleil. A refaire à midi, au crépuscule et à minuit. On récite alors la Gâyatrî ou une de ses variantes. C'est un poème védique adressé au soleil. 
Puis il faisait ses rituels quotidiens obligatoires, qui durent 1h30/2h. C'est culte, avec hymnes et offrandes d'eau consacrée, de fleurs, etc. 
Puis (sans qu'on sache l'heure exacte), il se rendait dans un temple pour enseigner le Vedânta (pas celui de Shankara).
Ensuite ses disciples allaient mendier pour lui (car il était sannyâsî, mais suivant des règles différentes de celels des sannyâsîs de Shankara). Avant de manger la nourriture ainsi collectée, il l'offrait à Vishnou? c'est-à-dire à Dieu.
Ensuite il enseignait à nouveau, puis se rendait au temple pour le culte public. Il n'utilisait que des ustensiles en bois.
Puis à la fin de l'après-midi, il écrivait et débattait contre les nihilistes, c'est-à-dire les partisans de Shankara.
Puis il faisait son Sandhyâ-vadanam du crépuscule et à nouveau une cérémonie pour Vishnou. Après avoir couché Vishnou et la Déesse Péroun Dévî, il allait se coucher, dans le souvenir de Vishnou (nârâyana-smritau) et à l'image de son sommeil yogique (yoga-nidrâ), le cycle quotidien et humain se faisant ainsi l'écho du cycle cosmique et divin.

Puis il se relevait à 3h, et ainsi passaient les jours et les nuits.

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Swâmî Âtmânandendra Sarasvati de Mysore, disciple de Satchidânandendra, l'un des plus grands maîtres de Vedânta du XXe siècle, si ce n'est LE plus grand, et maître d'Ira Schepetin, vit ainsi, au dire de ce dernier :

Il se lève à 2h. Puis il médite jusqu'à 3h30 sur la première pensée qui lui est venue. Par exemple, s'il a mal au genou, il médite qu'il est le Témoin de cette sensation.

Puis il récite "Om", le Mantra des Sannyâsîs, le temps d'en réciter 10 800 avec deux rosaires combinés. Il purifie ainsi son intellect, pour le préparer à entendre la seule source de libération selon le Vedânta orthodoxe : "Tu es cela". Il s'arrête avant terme vers 12h. Il prend un tchaï avec une craquotte. 

Puis de 12h à 14h, il étudie les textes. D'abord les dix Oupanishads, puis la Bhagavad Gîtâ, puis les Brahmâ-sûtra, le tout avec les commentaires de Shankara. Rien d'autre. Il lit très lentement. L'ensemble lui prend 7 ans. Quand il a fini, il recommence du début.

De 14 à 16, il lit des magazines scientifiques. Il était ingénieur chimiste. Parfois, il enseigne durant ces deux heures.

De 16 à 18, il finit sa récitation de "Om".

A 18h, il dîne : trois chapatis sur la main, sur lequel il met trois poignées de légumes frits à l'huile. Il mange. Puis, il lave ses vêtements : 2 étoffes de rechange, en plus des 2 qu'il porte. Puis il va se coucher vers 22h, sur le sol, sans matelas ni coussin.

ne session d'étude des Brahmasûtras :


[ils débattent de l'ordre de manifestation des éléments de la création - l'espace d'abord ? ou l'énergie vitale ? - et donc, en passant, de l'existence d'une "ignorance à l'origine de l'ignorance" (mûla-avidyâ) qui a fait et qui fait encore débat ; comme vous entendez, la discussion est animée, ça parle vite ; le gourou arrive au bout de 20 minutes, tous le monde se lève, puis l'échange reprend ; le gourou modère le débat, puis propose une conclusion ; en gros, l'idée est que l'espace est premier du point de vue macrocosmique (point de vue "en troisième personne", dirions-nous) et que l'énergie vitale est première du point de vue microcosmique ("en première personne", dirions-nous) ]

Puis il se lève à 2h, et ainsi passe les jours et les nuits, depuis presque 50 ans qu'il est sannyâsî. Comme son maître, il suit strictement la tradition de Shankara, sans aucun divertissement, sauf les magazines scientifiques.

Source
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Dans un excellent article, Dominic Wujastyk décrit ainsi le quotidien des étudiants brahmaniques, en l’occurrence qui apprenaient le sanskrit, mais le schéma ne varie guère pour les autres matières :

L'apprentissage commence vers l'âge de 8 ans. Ils doivent mémoriser plsuieurs textes de grammaire et des dictionnaires entiers, le tout en trois mois. Si, par exemple, je désire étudier le Shivasûtram, la procédure est la même : j'apprends les sûtras et les kârikâs par coeur, puis le gourou lit les commentaires avec moi. C'est la méthode générale.

Ils se lèvent à 4h. Ils commencent de suite à mémoriser, jusqu'à 7h. Ils ont droit à un verre d'eau, rien de plus. Puis ils mémorisent encore, jusqu'à 11h. La méthode de mémorisation est la répétition : on prend un hémistiche ou la moitié d'un sûtra et on le répète 7 fois, en comptant avec les doigts, avec un rosaire ou avec des cailloux. Tout doit être mémorisé. Même les dictionnaires, où se trouve le vocabulaire sanskrit sous forme de versets. Et aussi les 4000 sûtras de la grammaire sanskrite de Patanjali. Et ainsi de suite.

A 11h, ils vont demander l'aumône dans les maisons les plus proches. Les maisons sont toujours les mêmes. Ils reviennent manger à la maîson du gourou, où ils habitent. 

De 14 à 19h, le gourou explique ce qui a été mémorisé. Il y a des échanges, modérés par le gourou. Les disciples se questionnent les uns les autres. Souvent, le gourou se lève, sort et laisse les élèves débattre seuls. 

Puis ils vont se coucher, tôt.

Et ainsi de suite, jusqu'à leur mariage ou leur majorité. Parfois plus tard encore. De toutes façons, toute la vie du brahmane est une vie de mémorisation, de méditation et d'explication, fondée sur les trois piliers de la logique, de la grammaire et de l'exégèse. Ce sont "les trois portes de la délivrance" (moksha-dvâra).

Source
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Et qu'en est-il du shivaïsme du Cachemire ?

Pour l'apprentissage que je viens de décrire, il n'était sans doute pas différent. Selon Abhinava Goupta, la grammaire est très, très importante. Selon une tradition orale, il était considéré comme la réincarnation de Patanjali, et donc comme un expert exceptionnel dans le domaine de la grammaire. Et de fait, ses enseignements sont truffés de digressions sur la grammaire. De plus, Abhinava Goupta a passé sa vie à étudier. Il ne s'est jamais marié. Il devait donc se lever tôt et lire beaucoup. Il a écrit un traité de logique. Selon lui et la tradition authentique du shivaïsme du Cachemire, la logique (tarka) est le sommet du yoga (tarkam eva yoga-angam uttamam). 

Par où l'on voit que ceux qui, aujourd'hui propagent leur anti-intellectualisme au nom du shivaïsme du Cachemire, "se trompent eux-mêmes autant qu'ils trompent les autres", pour reprendre une expression d'Abhinava Goupta. Ne dit-on pas que l'ignorance est fille de l'orgueil ? Je le sais, parce que je suis le premier à être tenté chaque jour par la facilité et le paraître, dans un monde où le mot "tradition" n'est qu'un argument commercial de plus, dans un milieu où la rhétorique la plus plate règne en maîtresse.

Par contre, il est vrai qu'Abhinava Goupta ne semble pas prôner un mode de vie ascétique. Il propose une certaine ascèse, mais c'est une discipline de l'esthète, une discipline de la jouissance, à l'opposé de la gloutonnerie. Un yoga du plaisir. Après, la vie qu'il décrit dans son manuel, le Tantrâloka, est minutieusement réglée, sans qu'un emploie du temps se dégage avec précision. Mais il est certain que les rituels occupaient toute la journée, en plus de l'étude des textes. 

Cependant, Abhinava Goupta célèbre avant tout la liberté, l'indépendance et une certaine spontanéité, pourvu qu'elle soit inspirée par un véritable sentiment intérieur (bhâva). 

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Comme on voit, le mode de vie ascétique indien ressemble beaucoup aux modes de vie des autres ascètes, Chrétiens ou Musulmans, par exemple. On se lève tôt, et l'idée sous-jacente est d'inhiber les penchants naturels : limiter le sommeil, limiter la nourriture, limiter les expériences sensorielles, limiter la respiration (prânâyâma), limiter les mouvements (âsana), limiter l'activité mentale. Bref, le but est de tout immobilier. A cet égard, le yoga de Patanjali est emblématique. 

Le présupposé est que l'absolu est immobile et que tout mouvement est une déchéance.

Mais le shivaïsme du Cachemire, bien qu'il propose une certaine discipline, ne voit pas les choses ainsi. Inutile, selon de se forcer à se lever le matin pour pratiquer le yoga postural, d'ailleurs parfaitement inefficace et inutile. En fait, Abhinava Goupta affirme clairement que tout cela n'est ni bon, ni mauvais. Il souligne deux principes pour la pratique : premièrement, une pratique est bonne si on y croit et si elle se révèle efficace ; deuxièmement, il faut se concentrer sur l'intérieur. Et même, finalement, tout se concentre dans ce dernier principe : plonger à l'intérieur,, encore et encore. Oublier le reste, laisser venir, laisser partir. Se recentrer sans cesse sur la plongée, vers l'intérieur, vers le ressenti viscéral. Encore et encore. C'est le seul principe.