mardi 8 décembre 2020

Le langage, obstacle ou moyen ? Le cas de la poésie




Il existe un cliché selon lequel les mots ne seraient qu'un obstacle entre nous et le silence intérieur de notre essence véritable.

Pourtant, ce sont bien des discours qui célèbrent ce qui est au-delà de tous les discours. Les philosophes du shivaïsme du Cachemire ont dès lors pris le parti de ne pas séparer les paroles du silence, bien qu'ils distinguent entre ces pôles d'innombrables nuances. A les écouter, le silence intérieur est parole subtile, et la parole articulée est ce silence qui se fait audible.

Ce continuisme conciliateur est encore plus manifeste dans le cas de la réflexion cachemirienne sur la poésie.

Voici les versets "de bon augure" (mangala) de quelques œuvres de poétique. Ces inaugurations sont précieuses, car elles sont censées contenir le message de l'œuvre entière :

svecchā-kesariṇaḥ svaccha-svacchāyāyāsitendavaḥ /
trāyantāṃ vo madhuripoḥ prapannārti-cchido nakhāḥ //
"Ô ennemi de Madhu !
toi qui fut lion selon ton propre désir/toi qui est un lion par ton désir :
puisse (tes) griffes,
dont l'éclat immaculé fait honte à la Lune,
(nous) protéger en tranchant les souffrances
de tes dévots."
Ânanda Vardhana, Lumière de la résonance

jagattritayavaicitryacitrakarmavidhāyinam /
śivaṃ śaktiparispandamātropakaraṇaṃ numaḥ //
"Je salue Shiva,
artiste créateur de la fresque merveilleuse
des trois mondes,
allié à la simple vibration qu'est sa Puissance."
Kuntaka, L'âme de l'expression indirecte

niyatikṛtaniyamarahitāṃ hlādaikamayīmananyaparatantrām /
navarasarucitāṃ nirmitimādadhatī bhāratī kaverjayati //
"Gloire à la parole du poète,
créatrice d'œuvres étincelantes
à l'éclat des neufs saveurs esthétiques,
affranchie des règles de la nécessité,
elle qui n'est que délectation
et qui ne dépend de rien d'autre."
Mammata, Lumière de la poésie

namaskṛtya parāṃ vācaṃ devīṃ trividhavigrahām /
gurvalaṅkārasūtrāṇāṃ vṛttyā tātparyamucyate //
"Je me prosterne devant la Parole suprême,
Déesse au triple corps,
afin d'expliquer le sens des paroles concises
énoncés par le maître (Vâmana) à propos des ornements poétiques."
Ruyyaka, Le Manuel de l'ornementation poétique

Vâmana qui, au début de ses "paroles concises" (kāvyālaṅkārasūtra) s'était lui-même prosterné devant "la lumière ultime, chère aux poètes" (praṇamya paramaṃ jyotirvāmanena kavipriyā).

śarad-indu-sundara-ruciś cetasi sā me girāṃ devī /
apahṛtya tamaḥ santatam arthān akhilān prakāśayatu //
"Puisse la Déesse Parole,
bel éclat d'une lune d'automne,
manifester en mon cœur
l'étendue de toutes les vérités,
après (en) avoir écarté les ténèbres !"
Vishva Nâtha Kavirâja, Le Miroir des lettres

vāgdevī vadane mama sphuratu yā dhvanyātmanollāsinī varṇavyaktimupāgatā ca tadanu sthānaprayatnādibhiḥ /
bhāvānāṃ padasaṃjñayā vidadhatī tredhā samullekhanāny ānandānanusaṃdadhāti viduṣāṃ prāptā mahāvākyatām
"Puisse la Déesse Parole fulgurer sur mon visage,
elle qui illumine la résonance poétique
en manifestant chaque syllabe
à travers les différents points d'articulation,
elle qui agence sur trois plans les lettres
à travers le sens des mots qui décrivent les choses,
lettres qui sont autant de félicités dont elle fait la synthèse,
elle que réalisent les discours les plus hauts des êtres cultivés !"
Vishveshvara Kavicandra, Le Clair de lune de l'émerveillement


1 commentaire:


  1. "Un jour nouveau se fait... Je vois... Le dieu m'inspire...
    Je prends un libre vol... C'est du feu ! du délire !
    Dans mon cerveau brûlant un vin a fermenté.
    Le soleil soit béni ! Ma lyre va chanter."

    Saint-Pol-Roux (1861-1940)
    'élève' de V.Hugo

    'Qu’est-ce en effet qu’une victoire humaine, sinon de l’avenir ramené au présent, sinon une colonisation partielle de l’Inconnu ? Dieu, Ce pseudonyme de la Beauté ne demande qu’à céder à nos violences, car de même que l’ambition de l’homme consiste à se diviniser, celle de Dieu consiste à s’humaniser ; aussi bien la définitive apothéose de la Vie relèvera-t-elle de la collaboration des hommes et de Dieu, celui-ci n’étant que ceux-là prenant conscience de leur force.
    Poètes, haussons nos âmes par-dessus les horizons et que nos vœux appareillent pour l’Infini ! '

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