dimanche 30 juin 2019

D’où viennent les mots ?




D’où viennent les mots ?
D'où provient cette profusion, si à l'origine il n'y a que l'Un ?
D'où vient la dualité s'il n'y a qu'unité ?

L'origine du langage est, aussi bien, l'origine du Multiple à partir de l'Un.


Abhinava Goupta répond, dans son libre commentaire (Vârttika) au Tantra de la Guirlande de Victoire (Mâlinî-vijaya), que Shiva n'est pas simplement Lumière. Il est aussi conscience et donc, pensée. "Être, c'est être perçu", pensé, désiré et jugé. Dans les quelques centaines de vers qui suivent cette déclaration, Abhinava Goupta va s'efforcer de montrer comment tout discours s'enracine dans la connaissance que Shiva a de lui-même, et comment ces enseignements apparemment contradictoires ne sont que différentes manières pour l'Être de se connaître, de se désirer et de jouer avec lui-même.

Grâce à cette compréhension, on évite à la fois le sectarisme et le relativisme dogmatique. Même les pensées et les expériences profanes deviennent autant d'aides sur la voie : "Pour les êtres fortunés, l'inclination à la jouissance elle-même sert à atteindre le Bien Souverain, si elle est infusée par la conviction que 'telle est l'inclination de la Conscience elle-même' " (MSV, I, 45). 'L'inclination de la Conscience', c'est la vie quotidienne, mais c'est aussi le 'flot des traités', des tantras et autres discours, car toutes ces paroles et expériences s'épanchent également de Shiva, ou plus exactement de l'émerveillement sans cesse renouvelé qu'il éprouve à prendre conscience du mystère qu'il est. 
Ainsi, les différentes sortes de vision du monde qui "sortent" des Cinq Faces de Shiva sont l'équivalent sacré des différentes modalités de la conscience profane. Ces différentes prises de conscience forment une gamme continue de notes et de climats subjectifs : "Moi, Tchaitra, je vois cette cruche, et non un vêtement"; "Mais lui, il en voit un"; "Ce vêtement ne perçoit rien"; "Je percevrais, puis je ne percevrais plus"; "Parfois je connais, parfois non"; "Maintenant, je connais"; "Je connais en partie, en totalité"; "Je connais tout"; "Je ne connais rien"; "Je ne suis pas un objet"; "En vérité, je n'existe pas"; "Je suis toujours toutes choses"; Je suis un, je suis l'univers, comment pourrait-il être distinct de moi ?"; "J'apparais de toutes ces manières"..." (MSV, I, 71-74)

Autrement dit, "la dualité n'est pas totalement absente de cette non-dualité (que nous professons)" (MSV, I, 108ab). Le problème, en effet, ce n'est pas la dualité en elle-même, mais seulement la croyance en une dualité morale : "La certitude qu'il y a du pur et de l'impur et autres (dualités morales) naît de la peur du (samsâra)..." (MSV, I, 110ab) La dualité morale provient donc le la peur - infondée - que suscite en nous le spectacle de la dualité phénoménale. Comme dira Nietzsche plus tard et ailleurs : "Il n'y a pas de phénomène moral, il n'y a que des interprétations morales des phénomènes".

Quand à la non-dualité, il n'y a pas de pratique pour s'y "établir" : "Il n'y a pas d'exercice (abhyâsa) pour pénétrer et demeurer en Shiva omniprésent qui est sans dualité, car ("pénétrer" et "demeurer") sont des notions qui n'ont de sens que dans la dualité... Par conséquent, tous les efforts accomplis par les maîtres et les disciples ne servent qu'à ôter cette crainte provoquée par la dualité qu'ils imaginent." (MSV, I, 112cd-113cd). Bref, "il faut seulement se libérer de toute crainte" (MSV, I, 117) après avoir admis l'existence de la dualité à l'intérieur de la non-dualité, comme autant de reflets dans l'orbe d'un excellent miroir. Car exclure la dualité est parfaitement vain : "Même en se persuadant toute notre vie que (la dualité n'existe pas), il est impossible de rester indifférent face à elle..." (MSV, I, 115).

La seule solution consiste donc à accepter, avec tout notre être, que tout, absolument tout, est intégré dans le miroir sans taches de la Lumière indivise.
"La dualité n'est pas impossible dans la non-dualité. Car la non-dualité suprême (n'est pas l'absence pure et simple de dualité). Elle s'impose lorsqu'il n'y a ni acceptation ni rejet de la dualité." (MSV, I, 123)

Voilà pourquoi Abhinava Goupta insiste tant sur la présence des phonèmes - germes de toute pensée - dans la pure conscience elle-même.

vendredi 28 juin 2019

Peut-on tout réduire à la psychologie ?

Dans "Le pouvoir de l'instant présent", Eckhart Tollé écrit :
"Des millions de personnes vivent actuellement seules ou en familles monoparentales parce qu'elle sont incapables d'établir une relation intime ou qu'elles ne veulent pas répéter la folie des mélodrame connus dans leur relations passées."

Il est vrai que le nombre de célibataires augmente.
Mais les causes sont-elles seulement psychologiques ? Tollé accusé ces gens d'être " incapables d'établir une relation intime". Comment le sait-il ?

Je crois qu'ils y a d'autres explications plus crédibles, à commencer par l'émancipation des femmes. C'est une révolution inouïe. Avant cela, les femmes n'avaient aucune possibilité de choisir leur vie. Les hommes, très rarement, sauf à devenir soldat ou matelot. Et cette révolution, toujours en cours, est récente. Ça n'est pas un évènement du Moyen-âge.

Comment se fait-il que nous ayons la mémoire si courte ?
Et comment expliquer qu'un livre de spiritualité si populaire soit à ce point inconscient de l'histoire et de tout contexte ?
Peut-être l'auteur craint-il de heurter l'inculture de ses lecteurs ? Peut-être est-ce le prix à payer pour toucher un milieu ou la connaissance est bien peu valorisée et où la psychologie est la nouvelle et la seule religion ? Peut-être est-ce une précaution indispensable pour ne pas vraiment parler de politique ?

Pour ma part, je crois que la connaissance est libre, intégrale. Ou alors, elle n'est pas. Comme dit Abhinava Goupta, la connaissance est d'autant plus libératrice qu'elle est intégrale, portant sur tous les niveaux de l'être et embrassant plus de points de vue. Et je crois que les gens ont envie de connaissance, de réflexion, d'une vision plus globale pour se repérer dans ce monde chaque jours plus complexe.
Faisons le pari de l'intelligence et de la liberté.

jeudi 27 juin 2019

L'expérience de l'unité



Quand je plonge en moi-même, 
je sens que nous ne sommes tous qu'un seul être,
une seule sensation d'être, 
un ressenti viscéral de plaisir et d'amour.

Selon mon expérience, ça n'est pas une extase exceptionnelle. 
C'est une sensation toujours présente en moi.
Je la découvre à chaque fois que je m'y plonge.
C'est comme si, en moi, il y avait un second Moi,
un "plus moi que moi", un être toujours plongé 
dans ce ressenti d'unité.
En fait, ça n'est pas "comme si".
Mais c'est difficile à décrire.
Il y a, en moi, quelqu'un qui médite, qui prie,
qui est une contemplation et une extase ininterrompue.
Je n'ai pas le sentiment que ce soit le résultat d'une pratique.
Ce cœur est toujours présent.
C'est mon Moi de surface qui, lui, peut être plongé plus ou moins dans cette extase, qui peut la rejoindre ou pas, ici et maintenant, instant après instant. Je découvre cet être en prière constante, en extase, en méditation, en contemplation, oui. Mais ça n'a rien de spécial. Ca n'est pas une grâce spéciale, ça n'est pas religieux, ça n'a pas d'étiquette.
D'un autre côté, je le sens comme l'essence, l'a^me commune de tout.
C'est la vie.
Mais je le répète, c'est un fait. Je ne prends pas de drogues, je ne bois pas, je n'ai pas de religion, ni d'envie de religion. Ou alors, disons que ce ressenti est la base de ma religion naturelle. Mais au fond, c'est la vie. Le courant. La force. Aucun discours ne peut l'épuiser. Mais c'est la source de tous les discours. 
Me mettre à l'unisson de cette prière sans parole me rend bavard, me console, me guide. Parfois, cela me plonge dans un certain sommeil. Parfois, ça m'excite ou fait surgir des idées, des images, des sentiments. Jamais cela ne me coupe de la parole. C'est une parole, un verbe, quoique sans mots. C'est un seul Mot. 
Mais c'est un fait. Pas une interprétation, bien que cette source m'incite et m'invite à interpréter, à spéculer, à chercher, à créer. Tout est là, mais tout est à découvrir. Tout est donné, et pourtant tout doit être donné, transmis.
C'est un trésor inépuisable. Sans cela, je ne serai rien. 

L'expérience de l'unité est accessible à tous, toujours, partout. Concret, clair, précis ; et vague, insondable et mystérieux. Il suffit de plonger en soi, de se tourner vers cet être intérieur, encore, encore et encore. Tout est là.
Voilà, je vous partage ça même si cela semble un peu obscure à certains. Mais je suis persuadé que l'expérience est l'expérience de l'unité, c'est le cœur de tout vie, que cela soit réalisé ou non. Toute vie est spirituelle, toute vie est la vie en train de se réaliser. Quoi de plus important ?

mercredi 26 juin 2019

Son seul désir - Le Cœur de la Reconnaissance 9


Tout est manifestation de la conscience. Le monde, les individus sont autant de créations de la conscience.

Cependant, en disant cela, ne reste t-on pas dans une forme de dualisme entre la conscience et le monde ? La conscience n'a-t-elle pas besoin de matière pour créer le monde ? En effet, même si la conscience crée des formes, elle a sans doute besoin d'une substance pour la modeler. N'est-elle pas comme ce potier qui façonne des pots à partir de l'argile ?
Tel est le sens de l'objection qui suit dans l'autocommentaire :

"Mais si la conscience est la source du Tout, alors on reste dans le dualisme, puisqu'elle dépend de la matière (pour créer ce Tout) !"

L'Auteur répond :
"Pour répondre à cette objection, je dis :

La conscience fait éclore le Tout par son seul désir, en son propre fond. 2

Cette conscience fait tout éclore par son seul désir, et non par le désir d'un autre, comme Brahmâ et les autres dieux (qui sont soumis à la volonté de Dieu).
De plus, elle le fait seulement par son propre désir, sans dépendre d'une matière première ni d'instruments, car alors sa soi-disant liberté souveraine serait anéantie, et la conscience elle-même deviendrait une impossibilité."

La conscience, en manifestant le monde, ne fait que se manifester elle-même. 
En effet, comme il est établi par notre expérience que rien ne peut exister en dehors de la conscience, il s'ensuit nécessairement que la seule matière utilisable par la conscience, c'est la conscience elle-même.
Par conséquent, quand la conscience manifeste le monde ou n'importe quelle autre chose, c'est elle-même qui se manifeste. Elle se manifeste sous ces formes. il n'y a donc pas dualisme. 

Mais peut-être est-elle soumise au désir ou à la force d'un autre ? 
Mais cela est impossible, puisqu'il n'y a que la conscience. Si elle se manifeste, c'est donc selon son désir.
Voilà pourquoi la conscience est liberté. Il n'est même pas correct de dire qu'elle est libre, comme si elle pouvait ne pas l'être. En réalité, elle est une liberté si radicale, qu'elle peut jouer à ne plus l'être. Si ignorance ou aveuglement il y a, c'est seulement par libre désir, un désir qui, lui aussi, ne fait qu'un avec elle. Ce désir n'est pas un accident venu d'on ne sait où, puisque rien n'existe en dehors de la conscience, ce désir est la conscience, comme l'océan est mouvement.

Il n'y a donc aucun dualisme entre la conscience et le monde. Plus loin, l'Auteur dira que le monde, c'est-à-dire l'action, est comme la cristallisation de la sève qu'est la conscience.

dimanche 23 juin 2019

Du bon usage du "neti neti"

Se persuader que "je ne suis rien et que donc je peux tout devenir", est-ce là le sommet de l'existence ?

En Inde, le Vedanta enseigne que la pratique de nier tout ce qui peut l'être, pratique nommée "non, non" (na iti, na iti en sanskrit), suffit à révéler l'évidence qui ne peut être niée : une conscience immuable, un témoin statique du monde privé de tout sens, de toute valeur.
Mais le prix de cette libération est l'exclusion du corps, du monde, des autres et de tout. La liberté consisterait à tout dédaigner.

A l'opposé, nous avons dans la philosophie de la Reconnaissance (Pratyabhijna) la pratique de l'inclusion (vyapti) de toutes choses en la conscience par un chemin dialectique, mythologisé en dialogue entre le dieu et la Déesse, un parcours qui transcende et intègre, partant de la dualité vers l'unité, puis allant de cette unité vers la dualité sur fond d'unité.

En Europe, nous avons l'existentialisme de Sartre, qui affirme que "je ne suis rien", que toute forme d'identification est un mensonge, mais qu'il faut s'engager quand même pour combler le vide "visqueux" (et féminin) qu'est le réel dépourvu de tout sens intrinsèque. La ressemblance avec le Vedanta est frappante. Le réel est un Autre, une Maya absurde que l'on rempli de fictions mais que l'on doit détruire.

A l'opposé, nous avons par exemple Hegel. Lui aussi voit dans le "non" une formidable puissance libératrice, mais la liberté chez lui s'incarne, elle dépasse en incluant, au lieu d'exclure. Elle réconcilie les opposés sans simplement les nier. La vie, le monde, l'individu, les autres, tout a sa place. La ressemblance avec la Reconnaissance, là aussi, est frappante.

Je crois en une grammaire universelle des problèmes et des solutions. Partout, les mêmes impasses.
Mais cela ne signifie pas que tout a déjà été dit. L'existence d'une grammaire commune ne détermine pas une clôture des solutions possibles. Bien au contraire, cette grammaire garantie la possibilité d'un progrès.
En Orient comme en Occident, l'usage du "non" peut, soit conduire à un désert stérile qui rend la vie impossible, soit à un effort de croissance, de naissance, de nature, c'est-à-dire de vie.

samedi 22 juin 2019

La conscience est-elle un effet de la nouveauté ?

Dans un texte célèbre, Bergson défend la thèse selon laquelle la conscience est un effet de la nouveauté ou, plus précisément, du choix.

Son raisonnement est le suivant : quand nous apprenons une tâche nouvelle, nous nous sentons davantage conscients. Par exemple quand nous apprenons à faire du vélo. Puis, au fur et à mesure que la nouvelle tâche devient plus facile, automatique, la conscience retourne à son niveau d'intensité normal. Bergson en conclut que la conscience est un effet de nouveauté, c'est-à-dire de contraste. Puis il ajoute que ce contraste est lui-même du a des choix. Donc la conscience est choix. En fait, il ne dit pas que la conscience est créée par des choix, mais plutôt que la conscience est choix.
Je suis d'accord avec lui.

Mais comment réconcilier cette affirmation avec l'idée que la conscience serait immuable ?

Je pense que ça n'est pas possible. Je pense que ce fait, cette identité ou cette proximité entre conscience, choix et nouveauté, dit quelque chose de l'essence même de la conscience qui, selon moi, est la substance de tout.
La conscience est nouveauté, car elle se réalise sans cesse sous des formes nouvelles, inédites, imprévues. La conscience est évolution créatrice. La conscience, c'est-à-dire l'expérience en général, est délectation de soi, étonnement, conscience de soi qui est toujours, en son fond, émerveillement. L'expérience est un miracle, le miracle de la prise de conscience de soi en train de se créer, instant après instant. Le vertige de jouer à exister ainsi, puis autrement. L'ivresse de séparer puis d'unir, d'affirmer puis de nier, de se souvenir puis d'oublier, de goûter puis de se sentir dégoûter, de s'attacher et de se détacher. Ce balancement, cette danse, certes sauvage, terrifiante et souvent douloureuse, ce chaos, comporte en son cœur une palpitation qui est émerveillement devant l'imprévu de soi. Et cet étonnement d'exister ne va pas sans une non moins profonde assurance d'être indestructible. Je sens, en mon centre, que je ne suis pas une chose, que je suis donc libre de devenir toutes choses, que je suis assez sensible pour en souffrir, mais tout cela sur fond de sécurité.

Pourquoi choix ? Parce que le choix, c'est la liberté d'exclure, de nier, d'oublier, pouvoir indispensable, sans lequel il serait impossible de faire l'expérience de quelque chose. Et ce choix, qui est aussi bien le pouvoir de conceptualiser en disant c'est ça et pas autre chose", exige aussi celui de mémoire.
La conscience est donc pouvoir de se conceptualiser, c'est-à-dire de se réaliser comme autre tout en s'identifiant à certains de ces "autres", et donc pouvoir de choix et de mémoire.
La conscience, l'expérience, la vie, l'absolu, est ce jaillissement toujours nouveau (abhinava) et pourtant insondable (gupta) que nous sommes. Une liberté terrifiante (bhairava) et un miracle délectable.
Au fond, le non savoir est inséparable d'un savoir absolu. La sécurité et l'aventure.

L'expérience de la vibration

Tout est l'absolu en son expansion perpétuelle.
L'absolu n'est pas une mer d'huile, un océan statique, car "c'est la nature de l'océan que d'être parcouru de vagues" (Abhinava Goupta), de même que c'est la nature du miroir de refléter.

Ainsi, si je reconnais l'absolu en moi, en mon expérience, c'est-à-dire si je reconnais mon expérience comme étant celle de l'absolu, ma vie ne va pas se congeler soudain, le monde ne va pas disparaître. Mais son expérience sera modifiée, sans pourtant que rien de plus ne se manifeste. Il en va comme dans les dessins ambigus :


Dans sa description de cette expérience, la philosophie de la Reconnaissance l'analyse comme une vibration ou un frémissement. Mais ici, il ne faut pas comprendre ces termes comme des descriptions d'une sensation, plutôt comme description du fait que l'expérience consiste naturellement en une alternance entres des régimes opposés - essentiellement le sommeil profond, le rêve et la veille. Voici comment Abhinava Goupta décrit ces états de la vie de l'absolu en commentant une stance d'Outpala Déva :

"Le 'Seigneur' est éclosion vers l'extérieur, 
l’'Éternel' est l'acte de se refermer vers l'intérieur." (Pratyabhijnâ-kârikâ III, 1, 3)

Commentaire d'Abhinava : ... Le terme "éclosion" désigne l'état de la conscience nommé "le Seigneur", car l'acte d'éclore c'est l'extériorité, c'est-à-dire la clarté de [la manifestation] de l'univers/ de toutes choses. Et la "fermeture", c'est l'état de conscience nommé "l’Éternel", car c'est un état où les choses ne se manifestent pas clairement/ de façon obscure, à cause de la prédominance de la pleine conscience de soi "Je"...
C'est là un pur frémissement, le fait, pour le Seigneur suprême qui ne bouge pas, de changer d'état sans se laisser submerger [pour autant, aprarûdha], car il se manifeste clairement [comme autre, et cette manifestation distincte] consiste en une sorte de mouvement [immobile]."

La conscience alterne entre deux états :
- l'état d'ouverture ou d'éclosion (unmesha, le fait d'ouvrir les yeux), dans lequel la conscience se manifeste "clairement", c'est-à-dire comme multiplicité de choses séparées les unes des autres. C'est la manifestation de la dualité, qui n'est qu'une différenciation de soi. "Claire manifestation" ou "extériorité" sont donc synonymes de manifestation différenciée, de dualité. 
- l'état de fermeture ou d'intériorisation est synonyme d'unité, d'identité, d'indifférenciation. C'est la même conscience qui se manifeste, mais de manière indifférenciée et donc "obscure" ou "faible" (aprarûdha).

Mais en réalité, la conscience se manifeste toujours. La dualité ("à l'extérieur", "clairement") est simplement une réalisation de soi comme autre que soi. L'unité ("à l'intérieur", "obscure") est la réalisation adéquate de soi, dans l'unité.

Mais tout cela est frémissement/ vibration, spanda, car la conscience se manifeste à la fois comme une et comme multiple, comme soi et comme autre, comme la même et comme différente, comme claire/ différenciée et comme obscure/ indifférenciée. C'est ce pouvoir de se manifester à soi comme autre que soi tout en restant soi qui constitue l'expérience de la vibration, ce balancement immobile, cette "sorte de mouvement". "Vibration" est donc synonyme, ici, de liberté (svâtantrya) et de magie (mâyâ).

Quand la conscience s'éveille,  quand elle se manifeste dans la séparation, elle reste une. Quand elle se ressaisit dans l'unité, elle reste grosse de toutes choses. Unité et multiplicité sont inséparables. C'est cela, l'expérience de la vibration. Et c'est cette oscillation ineffable qui se manifeste dans l'alternance des états de veille (dualité) et de sommeil (unité), ainsi que dans tous les cycles de la vie.

Ce que la Reconnaissance veut nous faire comprendre, c'est que ces états ne s'opposent pas. Il ne s'agit pas de choisir un état et de dénigrer l'autre. Au contraire, nous sommes invités à reconnaître dans ce jeu d'expériences opposées, le libre jeu de la libre conscience que nous sommes déjà. C'est cela, l'expérience de la vibration. 

Et on peut la ressentir "dans le cœur", c'est-à-dire de manière viscérale, lors d'un mouvement brusque, à l'orée d'une perception intense ou au premier instant de n'importe quelle émotion. Cette alternance est alors si rapide qu'elle confine à la simultanéité, à la manière d'une toupie qui paraît d'autant plus immobile que son mouvement est rapide. Dans ce cas, le terme "vibration" décrit bien une sensation.

vendredi 21 juin 2019

Qu'est-ce que l'action ?

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Les philosophies de l'Inde rejettent l'action dans le domaine de l'objectif, du matériel, de l'impersonnel. Pour le Sâmkhya et le Vedânta, l'action ne concerne que l'objet privé de conscience propre, que cet objet soit une matière inerte ou une sorte d'illusion inexplicable. Pour le bouddhisme de même, l'action se réduit à une relation de cause à effet entre des objets qui sont des atomes ou des phénomènes : "Ceci étant, cela apparaît", ce qui d'ailleurs s'apparente plus à une corrélation qu'à une causation.

Du coup, le monde et la vie sont vus comme un genre de fonctionnement impersonnel, sans âme, "aride" (sushka) entre des choses inertes, un peu comme dans une gigantesque partie de billard. Le sujet n'y tient aucune place et le mouvement ainsi que le changement demeurent des mystères, car soit l'on pose qu'une chose apparaît de rien, soit qu'elle est la transformation d'autre chose. Mais comment est-ce possible ? 
Et surtout, tout apparaît comme une énorme machinerie (yantra) sans intériorité, sans désir ni élan.
Le scepticisme paraît être l'aboutissement de cette vision, que ce soit dans le Madhyamaka bouddhiste ou dans sa version védântique, chez Shrî Harsha principalement.

Toutes ces pensées qui veulent réduire l'action à des relations impossibles entre des objets inertes, sont des pensées mécanistes et réductionnistes. Le sujet disparaît, éclaté dans les choses, d'où les expressions que l'on entend parfois : non pas "je vois" mais "cela est vu" ou "il est vu que". Non "je m’assois sur la chaise" mais "la chaise est assise [par moi]". Non pas "Je désire" mais "il y a un désir". On le vois, le sujet s'éclipse en faveur de l'objet. 

Ce phénomène est du à un dualisme entre la connaissance et l'action. Cette dernière est vue comme séparée de la connaissance, de la cognition, de l'acte de connaître. La forme pure de ce dualisme se rencontre dans le Sâmkhya - une pure conscience immobile (connaissance) face à une pure matière mobile (action). Le but est alors de discriminer entre l'immuable connaissance et l'action éphémère. On peut ensuite se livrer à l'action, sachant que "personne n'agit". L'action est illusion, seule la connaissance est réelle.

Mais la philosophie de la Reconnaissance propose une autre approche. Le scepticisme ne propose, en guise d'explication, qu'une absence d'explication. Il n'est donc pas une philosophie. Les partisans d'une causation de quelque chose à partir de rien congédient, eux aussi, la raison. Quand à ceux qui pensent que l'action consiste en la transformation d'une même chose (le Sâmkhya), ils voient juste. Malheureusement, ils réduisent ce qui se transforme à une matière inerte. Or, une matière inerte ne peut se transformer elle-même sans soulever d'insurmontables contradictions, puisqu'elle est censée être à la fois une et multiple, identique et différente. 

En revanche, cela est tout à fait possible pour la conscience. Si l'on admet que l'action est conscience, c'est-à-dire connaissance, alors tout s'explique. De fait, la conscience est capable de se transformer elle-même en autre chose qu'elle-même, sans s'altérer. Tout est fait à la fois d'identité et de différence. Le Madhyamaka fait fond sur cette contradiction apparente pour nous vendre son scepticisme, une sorte de suicide intellectuel. Mais cette contradiction est surmontée et intégrée si tout est conscience, car l'expérience commune nous enseigne que la conscience est parfaitement capable de se manifester comme des choses opposées, sans difficulté. Cela s'appelle imaginer, tout simplement. C'est ce que les enfants font très bien, c'est ce que chacun sait par sa propre expérience. Donc l'action est conscience, car c'est la seule explication valide et parce que c'est notre expérience. 

C'est ce que résume ainsi Abhinava Goupta :

paradarśanoktaḥ kāryakāraṇabhāvo jaḍarūpapratiṣṭho na kathaṃcidupapannaḥ , kintu cidrūpa evāntarbahirātmanā prakāśaparamārthenāpi vapuṣā tathābhāsanarūpeṇa vartamānaḥ kālakramam ākṣipan kriyābhidhīyate , tasya pramātureva jñānaśaktivapuṣo dharmastat iti / tasmādaviyuktaṃ jñānaṃ kriyā ca / jñānaṃ vimarśānuprāṇitam , vimarśa eva ca kriyeti / na ca jñānaśaktivihīnasya kriyāyogaḥ iti / 

"La relation de cause à effet telle qu'elle est expliquée par les autres philosophies est absolument impossible, car elle se base sur ce qui est inerte et privé de conscience.
En revanche,  [selon nous], on appelle "action" la conscience elle-même, qui existe à l'intérieur et à l'extérieur en se projetant selon un ordre temporel sous des formes appropriées qui ne sont, en fait, que Lumière consciente. Elle appartient au sujet qui est connaissance. Connaissance et action sont donc inséparables (aviyukta). La connaissance est animée par la conscience (vimarsha) et l'action est aussi conscience. Et il n'y a pas d'action pour ce qui est privé du pouvoir de connaître." (Vimarshinî, III, 1, 1)

Autrement dit, la séparation ruineuse imaginée par "les autres philosophies" (Sâmkhya, Nyâya, Bouddhisme, Vedânta) entre connaissance et action n'a pas lieu d'être, car 1) La connaissance est une forme subtile d'action et 2) L'action est une forme grossière de connaissance. La distinction entre connaissance et action ne devient problématique que dans une pensée de la substance, qui ferait de l'action un objet ou un système d'objets face à un sujet statique. Mais si l'on reconnaît que l'objet n'est rien d'autre que la manifestation de la conscience qui se manifeste aussi comme objet, c'est-à-dire que la conscience est acte dynamique, et non substance inerte, alors tout s'explique. Et cette hypothèse est confirmée par l'expérience commune.

L'action est donc conscience. Et je suis conscience. Et je peux sentir que je suis l'action - toutes les actions possibles - quand je me plonge dans le ressenti du "premier instant du désir", dans le premier élan de n'importe quel mouvement.

C'est un seul et même acte, une seule et même conscience qui se manifeste sous la forme des sois et des autres, des sujets et des objets, des causes et des effets, des cognitions et des actions, des intérieurs et des extérieurs, des mondes privés et des mondes publiques.

mercredi 19 juin 2019

L'objection du miroir

A lire lentement, avec attention. Merci.

Quand je regarde vers ce qui regarde, quand je retourne mon attention vers la source du regard, je ne vois, au lieu d'une tête avec deux yeux remplis de conscience, qu'une vaste ouverture transparente, ou plutôt une absence de tête qui est remplie par la présence du monde.




A première vue, je suis le seul à être ainsi. Tous les autres ont une tête. Mais ils me disent que, quand ils retournent leur attention de 180°, ils voient cette même absence-pour-le-monde. Cela semble extraordinaire, remarquable : comment expliquer qu'une chose disparaisse et, de chose vue, devienne non-chose voyante de toutes les choses ? C'est remarquable. Là où il y a quelque chose de petit, limité dans le temps et l'espace, complexe, opaque, matériel, doué de forme, je ne vois ni espace, ni changement, rien qu'une absence simple, transparente et sans forme.
Qu'est-ce qui peut expliquer pareille exception ? Cela a tout l'air d'un miracle. N'est-ce pas cela, le miracle de la conscience ?


Cependant, si je poursuis ma réflexion, je me rappelle qu'il y a d'autres objets en dehors des personnes douées de conscience, qui partagent cette propriété remarquable de disparaître en faveur de l'autre, d'être non-chose pour d'autres choses. 
Ces objets, ce sont les miroirs, ainsi que leur semblables artificiels (les plaques sensibles dans les mobiles, etc.) et naturels (la surface de la rétine, la surface d'un cristal, la surface d'un lac, etc.). Ces objets, en effet, disparaissent en faveur d'autres objets. Ils ne disparaissent pas entièrement, dans le cas des cristaux ou des vitres, qui ne reflètent qu'en partie, qui n'accueillent donc que partiellement les autres objets. Mais ils possèdent plus ou moins les même pouvoirs que moi en mon absence de tête du point de vue de la première personne.

Et pourtant, il est clair que ces objets ne sont pas doués de conscience, car ils n'en manifestent pas les pouvoirs, le principal étant la parole, prise en son sens large, c'est-à-dire non pas seulement seulement verbal.

Le pouvoir ou la propriété de s'absenter en faveur de la présence des autres ne semble donc pas être une propriété propre à la conscience. C'est un phénomène optique. Seulement, quand je retourne mon attention de 180°, je ne vois pas de surface transparence, ni de défauts. Mais peut-être cela est-il du à la perfection de ce "miroir" qu'est la rétine, dont la perception est elle-même retravaillée par le cerveau, par exemple pour faire disparaître ses points aveugles (ces zones de la rétine où les cellules sont absentes, pour laisser passer les nerfs optiques) ou encore les zones de la rétine qui sont arrachées, avant qu'elles ne se reconstituent ? Toutefois, si je fais attention, je peux voir la rétine, apprendre à la distinguer du contenu du champs visuel. Par exemple, je peux m'exercer à remarquer les débris qui flottent dans l’œil.
Donc, quand je dis que je vois l'absence de chose, "ici", absence qui accueille les choses, "là-bas", je veux dire en fait que je vois mon champs visuel, c'est-à-dire ma rétine "retravaillée" par l'activité du cortex visuel. Exactement comme un miroir a le pouvoir de disparaître en faveur des apparences qu'il accueille. Il perd sa forme propre pour gagner les formes qui se reflètent en lui. Mais il n'y gagne aucune conscience. S'il gagne quelque chose, il ne le sait pas.

Les formes disparaissent quand on les approches de lui, les reflets ne sont pas séparés de lui, mais bien "en" lui, il n'y a donc aucune distance entre les reflets et le miroir, le miroir n'a ni forme, ni couleur propre, mais il accueille les formes et les couleurs : le miroir semble posséder toutes les caractéristiques de mon absence de tête ici, au-dessus des épaules. Pourtant, il n'est pas conscient de tout cela, il ne ressent rien, ne réagit pas, ne choisit pas, ne désire pas, ne se souvient pas, n'imagine pas.

Ce qui semblerait indiquer que le retournement du regard, s'il consiste seulement à voir l'absence de tête ici, au-dessus des épaules, n'est que la vision d'un phénomène matériel et optique. Le raisonnement est le suivant : cette vision a les mêmes caractéristiques qu'un objet appelé "miroir", objet matériel privé de conscience ; cette vision est donc un phénomène matériel privé de conscience. De fait, si un appareil photo peut reproduire ma vision en première personne, alors que cet appareil est privé de conscience, n'est-ce pas que le phénomène est exactement le même, et qu'il ne touche pas la conscience ?

Pourtant, quand je retourne mon regard, mon attention donc, vers moi, j'ai le sentiment qu'il y a quelque chose de plus. Ce quelque chose de plus n'est, bien évidemment, pas une chose, mais une "non-chose" de plus. Ou de moins.
Je m'explique : quand je regarde vers moi, je ne regarde pas le champs visuel, cet ovale de lumières colorées. Mon regard, mon attention, ne s'arrête pas aux limites du champs visuel.

Pourquoi ? Parce que cette forme, cet ovale du champs visuel est encore un objet, situé là, devant, au-dedans d'un autre espace. Il est en moi, à une distance nulle d'un point de vue matériel, mais il reste un objet, en ce sens qu'il est délimité : il s'ouvre, mais il ne s'ouvre pas à 360°. Il a des limites. Vagues, sans doute, indéfinies, mais ce sont quand même des limites, c'est bien pourquoi je dois tourner la tête pour faire entrer tel ou tel objet dans mon champ de vision.

Alors que vois-je, quand je regarde vers moi ?
Difficile à dire. Je dirai que je vois la conscience, comme en un saisissement, comme en un réveil, comme en une surprise, comme en une bouffée d'air frais. Ça n'est pas quelque chose car il n'y a pas de limites. Mais ça n'est pas rien. C'est un saisissement, un ressenti, un retour, une réalisation - une conscience, en somme. Mais une conscience de conscience, non une conscience de ceci ou de cela. Une conscience de soi, mais non une conscience de soi en tant qu'objet, en tant qu'Untel doué de tels et tels traits. C'est un rien total, une absence présente, une vacuité alerte. Et au fond de ce regard, je dirai que je ne peux plus appeler cela un regard. C'est plutôt un pur ressenti, comme le trou d'un terrier de lapin, qui débouche à l'instant sur un pur ressenti total, une plénitude dont toutes choses semblent être comme des vagues : pas de séparation, les vagues sont bien l'océan, mais elles ne sont pas tout l'océan. Et là, il faut bien le dire : on ne peut rien dire. Ou on peut tout dire. Ce que je trouve enthousiasmant. Exaltant. Réjouissant et ravissant.

Cette objection du miroir me montre que ce que je veux voir est indicible. Je vois bien cette absence au-dessus des épaules. Mais il y a quelque chose de plus que dans le cas d'un miroir : un écho intérieur, une explosion sensible, un ressenti. Il y a, autour du champs visuel, une explosion tactile, une fraîche effervescence qui éclate et se propage en des rides d'étonnement. J'essaie là de décrire l'expérience. Ce ne sont pas de simples métaphores, quoi que toute expression soit partiellement métaphorique. C'est comme si j'ouvrais les yeux. Mais ces yeux sont des yeux de conscience, ils s'ouvrent au-delà des paupières. C'est comme un caillou jeté dans une eau calme : les cercles grandissent, encore et encore, emportant l'attention au-delà du regard, dans un espace qui enveloppe le champ visuel et tous ces mouvements, ces vagues, que l'on appelle des "sensations". L'attention s'ouvre à 180°. Et ce qui se passe alors est, à mon avis, facile à vivre, mais difficile à décrire. Je suis renvoyé vers mon centre, mon Moi vraiment moi, un peu comme dans les films de SF ou le héros est propulsé à travers un "trou de ver". Il y a à la fois mouvement, voyage et, en même temps, la sensation d'un simple retour instantané.

Et une sensation de paix après l'agitation, de silence après le bruit.
Je suis comme un miroir. Je ne suis pas un miroir.
Je suis conscience.

La conscience est liberté - Le Cœur de la Reconnaissance 8

la déesse, représentée avec sa ceinture de méditation

Kshéma Râdja revient enfin sur les termes du premier aphorisme qui n'ont pas encore été expliqués : 

"Dans le premier aphorisme ["la conscience libre est la cause de l'univers et la source de toute réalisation"], « la » conscience est au singulier afin d'exprimer qu'elle n'est pas enfermée dans le temps ni dans l'espace, etc. Je montre ainsi la fausseté de toutes les théories dualistes.
Le mot libre indique la différence entre notre philosophie de la Reconnaissance et la doctrine du Védânta. Il exprime le fait que la conscience est douée d'une souveraineté totale.
Enfin, l'expression source de toute réalisation signifie que cette conscience est à la fois douée de tous les pouvoirs, qu'elle est la source de tout, qu'elle est un moyen facile (d'atteindre la réalisation), et qu'elle est le fruit le plus beau (que l'on puisse atteindre en cette vie)."

Ce premier aphorisme est plus important que les autres. En effet, ceux qui vont suivre ne sont que des explications du premier. Il y a une tendance, dans la littérature indienne, à commencer un discours par le plus important et à l'expliquer ensuite, en répondant à des objections possibles sur tel ou tel point. Selon la Reconnaissance, ce schéma est analogue à l'action de la conscience. La conscience est tout. Pour elle, agir ou créer, c'est donc prendre conscience de soi. D'abord, elle prend pleinement conscience de soi, puis de manière de plus en plus différenciée. De l'implicite on passe à l'explicité. C'est ce qui se passe à chaque instant : tout repart de l'origine, de la conscience. Mais d'ordinaire, cette action est si rapide qu'elle passe inaperçue. Le but de cet enseignement est justement d'attirer notre attention sur l'expérience. Ce discours est donc le développement graduel d'une intuition atemporelle, de même que le devenir est la manifestation temporelle d'une réalité éternelle, car tout est conscience, de manière indifférenciée d'abord, puis différenciée, "comme l'arbre est déjà dans sa graine".

Les théories dualistes sont "fausses" car elle oublient l'unité, sans laquelle aucune dualité n'est possible.

La différence entre la Reconnaissance et le Vedânta et que, pour ce dernier, l'absolu n'agit pas. Il n'est pas un agent, sauf en apparence, c'est-à-dire de manière tout à fait illusoire. Alors que pour la Reconnaissance, l'absolu est action, création et acte de créer. Être soi est bien plus que d'être simplement immuable, ce qui serait une limitation. L'absolu est justement ce pouvoir extraordinaire de se manifester comme autre que soi tout en restant soi. Et c'est cela que l'on appelle "la conscience".

La manifestation, le monde, sont donc la voie vers l'absolu, puisqu'ils en proviennent. De même que les reflets révèlent la pureté et donc l'essence même du miroir, le monde révèle l'absolu. La dualité est donc une voie, tout autant que l'unité. Les deux ne s'excluent pas : unité et dualité sont deux façons, pour la conscience libre, de se réaliser. 

mardi 18 juin 2019

L'expérience et son sens

sens et expérience


La distinction entre l'expérience et son sens est vitale.

Pour moi, le silence intérieur et le ressenti viscéral sont les deux dimensions principales de l'expérience. Mais elles ne dépendent pas du sens que je découvre en elles ou que je leur donne. Je peux les interpréter d'une façon,puis d'une manière complètement différente par la suite. L'expérience est tout entière donnée. Le sens est un processus sans fin.

C'est vital car le sens et la valeur d'une expérience évoluent, progressent et donc régressent. Le risque est alors de bloquer l'accès à l'expérience en la faisant dépendre du sens que je lui donne, de les confondre. Mais à l'inverse, je peux aussi imaginer un sens, sans jamais vraiment m'ouvrir à l'expérience. C'est ce qui se passe souvent dans les approches traditionnelles : l'expérience est placée très haut sur le piédestal du sens absolu, ultime, de sorte qu'on ne s'autorise jamais à y accéder.

Je viens de lire un excellent article de Douglas Harding sur ce sujet (dans The Turning Point, p. 19), intitulé justement "L'expérience et le sens".

Harding y envisage les rapport entre l'expérience de la Vision (voir l'absence de tête ici, au-dessus des épaules, ce qui correspond à ce que j'appelle le "silence intérieur") et la valeur ou le sens qu'on lui donne.

Ce rapport est d'abord un rapport de contraste, de "dichotomie" (p. 23) : l'expérience est immédiate, simple, entièrement accessible en un instant, elle n'évolue donc pas, elle est silencieuse, elle ne parle pas, ne pense pas, ne signifie pas, en tous les cas, elle ne dit rien, muette et mystique. Le sens, au contraire, est en évolution constante, il se livre peu à peu, jamais entièrement, il est lié à la parole et à la pensée, il est prolixe. 

Nous avons là une opposition, voire une antinomie, entre le naturel et l'artificiel, entre l'intuitif et le discursif, l'immédiat et l'élaboré, entre le silence et le langage, entre ce qui est donné et ce qui est interprété, entre le produit brut et ses applications, entre le simple et le compliqué.

On pourrait alors se dire qu'il vaut mieux s'en tenir à l'expérience seule, sans interprétation. Mais, comme le remarque Harding, c'est de fait presque impossible. De plus, la Vision demande du temps et de la pratique pour être stabilisée. Or, cela est impossible sans une forte motivation, et cette motivation n'existera pas si l'expérience n'a, à nos yeux, aucune valeur. Harding se montre assez pessimiste (ou réaliste) en estimant que seul 3 ou 4% des gens qui font l'expérience lui trouveront une quelconque valeur, une signification. Les autres réagirons par un "oui, et alors ?"

Il examine ensuite le rapport opposé, celui où l'on a le sens, mais sans aucune expérience. Et là, Harding devient sévère. C'est le domaine de la religion, de l'idéologie, des arguments d'autorité, des gourous. Harding cite trois exemples de gourous qui ont approché la Vision, qui en avaient déjà le sens, mais qui s'en sont détourné à cause de leur préjugé, sans que l'on sache exactement pourquoi : Osho (alias Rajneesh, qui présente une sorte de visualisation d'autodécapitation, soi-disant inspirée du Vijnâna Bhairava !), Krishnamurti (coincé comme à son habitude dans son personnage de gourou anti-gourou) et Alan Watts (à qui l'expérience fait simplement rêver de gens décapités).

Les traditions sont censées être des transmissions de l'expérience, mais elles sont bien souvent des trahisons de l'expérience. Comme Harding, j'admire certes des personnes du passé, revendiquées par les traditions, j'y vois de précieux amis, mais les institutions et systèmes de pouvoirs qui se sont construits autours sont des barrières, plus que des moyens. Et surtout, dans leur cas, le sens qu'ils ont construit est comme une prison qui empêche de voir, justement.

Harding invite donc à se méfier des interprétations et à se contenter le plus possible de l'expérience brute. 
Je suis d'accord avec lui : même si je spécule à partir de l'expérience, je ne la perd jamais de vue. Silence, encore et encore. De toute façons, le silence intérieur, comme son nom l'indique, est plutôt une expérience de silence radical, de nudité. "Juste ce qui est", comme disent nos amis du Nuage. Mais tout cela même est interprétation. L'expérience reste plus simple. Toujours plus simple. Et plus riche. 

En revanche, le ressenti viscéral me semble échapper à cette dichotomie entre les faits et leur interprétation. Pourquoi ? Parce qu'ici, l'expérience porte en elle un sens. Ce ressenti, manifeste à l'orée de n'importe quel mouvement, en particulier lors des choc émotionnels et des élans intenses, est porteur d'une valeur. Bien sûr, l'expérience, ici non plus, ne dit rien. Mais elle murmure. Il ne s'agit pas d'un discours, d'un message divin ou sur l'avenir de l'humanité, etc. Mais il y a quand même un sens, dans l'expérience elle-même. Il y a une intuition signifiante je dirais. Son contenu serait quelque chose comme "je suis tout", ou bien "tout est bien", "je suis un avec tout".

A mon sens, il faut donc revoir le rapport entre sens et expérience. Je suggère qu'il est le même qu'entre ce que le shivaïsme du Cachemire appelle la Lumière (prakâsha, personnifié par Shiva) et son pouvoir d'autoréalisation, de conscience de soi (qui est perception de soi, désir de soi, pensée de soi, etc.), de prise de conscience, que comporte cette Lumière (vimarsha, personnifié par Shakti). 

Or, ces deux-là sont inséparables. Et la prise de conscience ou réalisation, qui est sens, valeur et interprétation, est inséparable de la Lumière, de la Manifestation ou de l'Apparaître, qui est de l'ordre, apparemment, du donné. Il n'y a jamais présentation (expérience) sans représentation (sens). Il n'y a jamais Lumière sans prise de conscience, sans jugement, fut-il intuitif et non verbal. Pas de Shiva sans Shakti, sans quoi, dit Outpala Déva, la Lumière, même colorée par les formes, n'en n'aurait nulle conscience et jamais aucune expérience n'aurait lieu. Pas de conscience simple sans un minimum de retour sur soi. 

Abhinava Goupta dit par ailleurs que le rapport entre Lumière et Conscience (si l'on traduit ainsi cet intraduisible), le rapport entre Shiva et Shakti donc, est semblable à la relation entre question et réponse. La conscience est sens, intrinsèquement, car elle est question. La Lumière est présentation, manifestation - elle est réponse. Tout est engendré par cette relation entre la conscience et le monde, entre la pensée et l'être. La conscience est conscience de soi. La pensée, c'est l'être qui se pense, qui se questionne. Il y a distinction certes, mais non pas séparation entre deux entités qu'il faudrait ensuite mettre en relation.

Ce rapport est aussi un rapport de reconnaissance. Reconnaître le sens dans l'expérience. Telle est la formule idéale. Reconnaître le sens transcendant, lointain, idéalisé, réputé inaccessible, parfait, dans l'expérience banale, ordinaire, proche, intime. C'est ce que propose la philosophie de la Reconnaissance (pratyabhijnâ). Vois, ressens : "Tu es cela". Ce que tu es vraiment est ce qui est vraiment. L'expérience que tu es, est le sens qui est.

L'expérience est donc, toujours, sens. Et tout sens est expérience car, comme l'admet Harding à la fin de son article, toute expérience, fut-elle enfermée dans un sens factice, comme c'est le cas pour la plupart des humains, reste l'expérience, la Vision, car la Vision est de l'ordre du fait, justement. Elle ne dépend pas des interprétations.

Reste que je suis parfaitement d'accord avec Harding pour pencher en faveur de l'expérience. Le sens, oui, mais à partir de l'expérience. Autrement, on reste dépendant d'une autorité extérieure, en attente d'une confirmation et d'une autorisation d'expérimenter. Les gens suivent souvent un gourou dans l'espoir que celui-ci les autorisera à vivre. C'est ce que l'on appelle l'éveil, la "réalisation spirituelle". En attendant de vivre, en attendant l'expérience, on suis les méandres d'une interprétation coupée de l'expérience (purification, préparation... sans fin) qui interdit l'expérience. Ce qui est une bien triste situation, comme toute forme de minorité ou d'esclavage. 

Revenir sans cesse à l'expérience. Sobriété. Diététique du mystique. Non pour rejeter a priori tout discours, mais pour nourrir un discours vivant, original, personnel et, surtout, libre.

lundi 17 juin 2019

S'il n'y a que conscience, comment peut-il y avoir autre chose ? - Cœur de la Reconnaissance 7bis

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Comme nous l'avons vu dans le Cœur de la Reconnaissance, le monde n'est pas une création de la conscience à la manière d'un pot façonné par un potier, mais plutôt à la façon dont l'océan est la cause des vagues. Il ne s'agit pas d'une relation de cause à effet au sens matériel du terme, mais d'une relation d'identité ou de nature, organique disons, entre un tout et ses parties, ou entre une espèce et ses individus. Quand on voit Socrate, on voit l'humanité. 
Par ailleurs, le monde est conscience, mais conscience ralentie, contrainte, telle une sève cristallisée, et conscience qui se manifeste comme autre qu'elle-même, dans l'oubli d'elle-même.

Voici un autre passage sur ce sujet, tiré d'un autre texte du maître de Kshéma Râdja, et qui l'a très probablement inspiré. Il s'agit d'un commentaire à l'un des versets du Poème pour la Reconnaissance du Maître en soi (Îshvara-pratyabhijnâ-vimarshinî), le poème étant d'Outpala Déva et son commentaire, d'Abhinava Goupta, qui fut sans doute cousin et maître de Kshéma Râdja. Quoi qu'il en soit, cette stance, comme il est d'habitude dans la littérature philosophique de l'Inde, est justifiée par et présentée comme la réponse à une objection :

"Mais si le niveau de conscience (tattva) nommé "Shiva" est ainsi [pure conscience de conscience] et si ce monde n'est rien de plus que lui, alors comment peut-il y avoir un autre niveau de conscience ? Si tous les niveaux de conscience reposent en un seul niveau, qui est [pure] conscience, comment peuvent-ils se manifester l'un après l'autre, puisqu'il n'y a pas, alors de différence spatiale ou temporelle [entre eux, attendu qu'ils sont tous également conscience] ?

- C'est vrai,

Mais au commencement [de la manifestation] des niveaux de conscience, il y a le niveau nommé "l’Éternel" quand [le monde] s'esquisse à l'intérieur, puis le niveau nommé "le Seigneur" quand [la conscience] s'oriente vers une manifestation [de soi] extérieure. III, 1, 2

Même s'il est vrai que le niveau de conscience appelé "Shiva" est absolument un, cette liberté manifeste en elle-même une différenciation de soi, à la manière de reflets [dans un miroir]."


Je vous rappelle que dans le langage de la philosophie de la Reconnaissance, "intérieur à la conscience" veut dire identique à la conscience. "Extérieur" signifie "manifesté comme différencié de la conscience, tout en lui étant identique". Et cette différence, cette dualité donc, n'est pas une pure illusion, mais bien plutôt la liberté qu'est l'acte de conscience. C'est la conscience elle-même qui se réalise d'abord comme purement identique à elle-même (niveau de "Shiva"), puis comme monde différencié mais tout juste esquissé, ce monde étant alors un monde subtil (niveau de "l’Éternel") ; et enfin comme création, acte de conscience grossier (niveau du "Seigneur"). 

Notons que le monde se déploie ici sans faire oublier son fond de pleine conscience de soi, de conscience d'unité. L'unité et la dualité n'y sont pas considérés comme contradictoires, la dualité ne fait pas oublier l'unité, mais l'unité n'y supprime pas non plus la dualité, c'est-à-dire l'expérience d'un monde avec un corps, etc. C'est pourquoi ces niveaux de conscience sont considérés comme "purs", c'est-à-dire complets. Ce sont des états de pleine conscience, car la conscience s'y ressaisit à la fois comme unité et comme dualité. 

L'important est de comprendre que la conscience du monde est compatible avec la conscience du fond d'unité en lequel apparaît le monde ; et que cette doctrine, si différente de celle du Vedânta, est rendue possible par une forme particulière de relation de cause à effet formulée par le Bouddhiste Dharmakîrti, la relation de nature (svabhâva-hetu), où relation du particulier au général, intéressante pour les philosophes de la Reconnaissance, car elle est à la fois identité et différence. Elle permet de voir la cause dans l'effet, en quelque sorte sans nier ni la cause, ni l'effet. 

Cette doctrine a des conséquences très intéressantes, car elle permet de voir le monde comme de la conscience cristallisée, comme de l'absolu en mouvement, en acte, et donc d'affirmer que l'absolu est acte, action, désir, etc. Du coup, le corps, le plaisir, les apparences, l'art, la beauté, le féminin, etc., peuvent être intégrés de plein droit dans la vie de l'absolu, et donc dans la voie de l'éveil. Autrui par exemple peut-être reconnu (à la manière de la reconnaissance du Soi) comme conscience visible, à travers sa parole (qui est plus que ses mots). Ce point passionnant et riche de conséquences est analysé de façon remarquable par Isabelle Ratié dans son étude Le Soi et l'autre, que je recommande une fois de plus. Il y a aussi cet article, en anglais.

dimanche 16 juin 2019

La dualité est à la fois l'obstacle et le moyen - Le Cœur de la Reconnaissance 7

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Si la conscience est la cause, la source et la substance de tout, comment se fait-il qu'il semble si difficile de la connaître ?

Comme nous l'avons, la conscience est à la fois évidente et inconnue. Ou à la fois familière et pourtant pas reconnue adéquatement. 

Mais n'est-ce pas la dualité qui la cache ?
La dualité, c'est le monde, tissé de différences. Si "je suis" conscience, n'est-ce pas cette dualité qu'il faut écarter pour révéler la conscience, tout comme un ciel bleu révèle sa pureté innée quand tous les nuages se sont évanouis ?

Oui, mais il ne faut pas oublier que c'est la conscience qui crée la dualité. Et non pas dans un lointain et glorieux passé, mais ici et maintenant. Comment le miroir pourrait-il être caché par les reflets qu'il accueille, attendu que ce reflets n'existent qu'en lui et par lui, identiques à lui ?

Là encore, même si l'on envisage le rapport entre la conscience et le monde comme un rapport de cause à effet, il y a plusieurs manières de le faire. On pourrait faire l'hypothèse que le monde est comme le fruit de cette graine qu'est la conscience. Or, de même que la fruition équivaut à la mort de la graine, peut-être l'existence du monde implique-t-elle la destruction de la conscience comme telle ? La dualité serait alors une transformation de la conscience. 

Cependant, cette hypothèse ne tient pas, car si la conscience cessait d'être ce qu'elle est, plus rien ne manifesterait le monde. Et l'on ne peut non plus admettre que c'est le monde lui-même qui se manifeste, car il est privé de conscience propre, défini comme pouvoir de manifester.

La conscience est donc toujours évidente.
Mais alors, en quel sens la dualité est-elle un obstacle ?
L'Auteur du Cœur de la Reconnaissance répond ainsi :

"De plus, cette (conscience immédiate) est la source à la fois de la réalisation, c'est-à-dire de la suprême fusion de non-duelle, et du voilement (de cette non-dualité). Voilà pourquoi elle est souverainement libre. Quand elle reconnaît sa propre liberté elle devient la source de toutes les réalisations qui sont à la fois expérience et indépendance vis-à-vis de l'expérience. Voici donc comment on peut expliquer cet aphorisme sous un angle différent.
En outre, (on peut encore expliquer cet aphorisme d'une troisième manière) : le Tout, c'est l'univers, c'est-à-dire (les perceptions extérieures) comme le bleu, (les sensations intérieures) comme le plaisir, ou encore le corps ou la respiration. La réalisation de ce Tout consiste à se laisser posséder par cette subjectivité pleine de conscience à travers une progression au moyen de raisonnements philosophiques (tels que ceux proposés dans la Reconnaissance). Or, cette conscience est elle-même le moyen d'accomplir cette reconnaissance, elle en est la source. Ce qui revient à dire que la conscience est le moyen facile (d'accomplir la reconnaissance du Maître en soi)2. Dieu le dit dans le vénérable Tantra de la reconnaissance de soi :

grāhyagrāhakasaṃvittiḥ sāmānyā sarvadehinām |

yogināṃ tu viśeṣo 'yaṃ saṃbandhe sāvadhānatā ||
La conscience dualiste du sujet et de l'objet
est le lot de tous les êtres.
Mais les yogis se distinguent
par l'attention qu'ils portent
à la relation (entre le sujet et l'objet)."
(Pratyabhijnâ-hridayam, 1)

La conscience est liberté. Elle est donc ambivalente. Elle est comme un magicien qui peut s'extasier devant ses tours de magie, mais qui peut aussi s'y perdre.  De même, la dualité est la manifestation de la conscience. Elle est la manifestation de soi comme sois et autres séparés et opposés. 

Pourtant, il reste à chaque instant possible de réaliser cette situation, car la conscience consiste précisément en un pouvoir de prendre conscience de soi, et non seulement des choses, de la dualité. L'éveil est possible : il suffit de voir où la dualité apparaît. Les reflets cachent le miroir, mais ils le révèlent aussi bien, ils manifestent sa limpidité de miroir, ce que l'on attend précisément d'un miroir. Il n'y a aucune opposition entre le miroir et les reflets, bien au contraire. De même, la dualité n'est pas un voile jeté sur la conscience (jeté d'où ?), mais la dualité est la conscience elle-même, qui se manifeste librement à elle-même comme autre qu'elle-même. Pour me délivrer de ce trompe-l’œil, il suffit donc de prendre conscience de son fond, c'est-à-dire de prendre conscience de la conscience. Et chaque conscience d'objet est l'occasion de voir ce fond. Tout conscience d'objet est possibilité d'une conscience de conscience.

D'où le sens du verset cité enfin : l'éveillé (ou le yogi) voit ce que les autres voient. La dualité n'a pas disparue pour lui. Mais elle est connue complètement, c'est-à-dire comme manifestation du fond de conscience qui est sa source et sa substance, exactement comme dans le cas d'un trompe-l’œil. La dualité, étant manifestation de l'unité, est une "voie" pour revenir à l'unité, retour métaphorique, bien entendu. Ici l'apparence ne vient pas se plaque sur la réalité, mais en constitue un ornement révélateur, comme on dit qu'e l'on "reconnaît l'ouvrier à son oeuvre". Autrement dit, comme nous l'avons vu plus haut, la dualité n'est pas un effet de la conscience à la manière du pot façonné par le potier, ni à la façon du fruit qui est la graine transformée (et donc détruite en tant que graine), mais une extension du même genre que sa cause, de même que Socrate est un homme, ou que la vague est l'océan. L'océan n'a nul besoin de se transformer en vague, ni d'engendrer des vagues séparées de lui, de sa masse : il lui suffit d'être ce qu'il est - mouvement liquide - pour "engendrer" les vagues. Il y a ainsi relation, mais relation d'identité, entre l'océan et les vagues. C'est pourquoi faire l'expérience d'une seule vague permet de faire l'expérience de ce qu'est l'océan. De même, même une expérience (forcément) limitée de la dualité suffit à reconnaître en elle la conscience illimitée. 

Là encore, la différence entre le regard éveillé et le regard ordinaire est une simple différence d'attention. L'éveillé est éveillé justement parce qu'il porte une attention "spéciale" au fond de conscience sur lequel et en lequel apparaissent le sujet (le corps, l'esprit) et l'objet (le monde, environnement).

C'est ainsi que la dualité, connue seulement en partie, est un obstacle à l'éveil. Mais connue entièrement, c'est-à-dire comme vague dans l'océan de la conscience, elle devient la voie de l'éveil.

samedi 15 juin 2019

Ce que je veux vraiment ? La voie du désir ou le désir comme voie


La plupart des spiritualités et des philosophies valorisent l'intellect et la vision, au détriment de l'affect. Dès lors le désir est, au mieux, un mouvement que l'on peut orienter vers le Bien, mais il n'est pas le Bien souverain, ni l'absolu. 

Et si le désir et la conscience étaient deux mots pour désigner la même réalité ? Et si l'on appliquait au désir tout ce que l'on dit de la conscience ? Rares sont les réflexions ou recherches à ce sujet.

Les expériences inventées par Douglas Harding (1909-2007) sont remarquablement claires et efficaces pour éveiller la conscience à elle-même. On peut appeler cette pratique "voir", car de fait, son modèle est visuel. Harding était architecte et il privilégiait le dessin et donc la vue pour partager sa vision, précisément.

Mais comme nous l'avons vu dans l'article précédent, il exprimait parfois des doutes quand au pouvoir de cette vision de combler, à elle seule, ses aspirations. Mais il n'a pas proposé d'expérience partant du désir, sauf dans Head off Stress, beyond the bottom line (Shollond Trust, 1990, pp. 98-107), dans un chapitre intitulé Comment avoir ce que votre cœur désire ? Il y distingue trois niveaux de désir ou de volonté : individuel, inconscient et impersonnel ou universel. Il reprend ces idées dans un article publié dans le recueil La Troisième voie (Albin Michel, 1996, p. 130) où il affirme que le bonheur consiste à découvrir que la source de nos désirs est la source de tout ce qui arrive, de sorte que "vous avez ce que vous voulez parce que vous voulez [en tant que source de tout] ce que vous avez" (p. 136).

Il y aurait donc trois ensembles de désirs emboîtés. D'abord, il y a ce que je désire en tant qu'individu, consciemment. D'autre part, il y a mes désirs dont je n'ai pas une claire conscience, qui peuvent contredire ceux que je revendique consciemment. Pour dépasser ces contradictions entre mes différents désirs, il faut remonter à la source du désir, vers la conscience universelle, le point de vue de la première personne impersonnelle  : là, selon Harding, il n'y a plus qu'un seul désir qui est "désir de ce qui est". L'expérience qu'il propose est purement analytique et introspective : se retourner vers la source de soi pour constater que ce désir est déjà comblé, en quelque sorte, car il est "choix de ce qui est", désir de tout, sans désir d'y changer quoi que ce soit.


Le contraste entre cette "expérience" et celle que Harding propose sur le modèle de la vision est frappant. L'analyse qu'il offre sur le désir est succincte et, pour tout dire, elle ne peut que laisser le philosophe sur sa faim, car il n'y est pas vraiment question de ce qui est ressenti, ni de l'impact de ce désir de ce qui est, sur les autres désirs. En quoi "choisir ce qui est" pourrait-il faire disparaître les contradictions entre mes désirs ?
Harding évoque une certaine perfection en faisant observer que tous les désirs, contradictoires entre eux, émergent de la même source, qui est cet espace de vision vide et immobile "au-dessus des épaules", ici exactement. On le voit, le modèle reste visuel. Voir d'où viennent les désirs, ce serait voir que ce que nous sommes vraiment. Cet espace qui accueille l'ensemble des phénomènes est la source de tout et donc cela est "désir de ce qui est". 

Or certes, je vois que tout apparaît, subsiste et disparaît dans la conscience. Mais cela est voir. Cela n'est pas encore désirer, ou déjà plus. Cette observation est censée avoir des effets sur l'affect, mais elle est cognitive en elle-même, non pas affective. De plus, il ne précise pas le rapport entre le "désir de ce qui est" et la conscience universelle (ou impersonnelle) d'où provient ce désir. Est-ce l'impersonnel-universel qui désire ? Il semble bien que oui. Enfin, pourquoi réduire ce désir "total" au seul désir de ce qui est ? Pourquoi ne pas englober aussi le désir de ce qui pourrait être, de ce qui aurait pu être, de ce qui sera, et ainsi de suite ?

Selon moi, Harding va droit à l'essentiel quand il partage ses expériences, que l'on pourrait aussi comparer à des jeux d'exploration de l'expérience telle qu'elle se donne. En revanche, la dimension affective fait défaut, comme il le reconnaît. Bien sûr, voir est supposé faire effet sur la psyché, sur la vie quotidienne, mais ce sont des effets indirects. Le ressenti et le désir ne sont pas au centre.

C'est pourquoi je propose de compléter ces expériences par des expériences centrées sur le désir, des expériences de retournement du désir. On pourrait appeler cela "le Désir Sans Cœur", en calquant sur l'expression (guère séduisante en français) de "Vision Sans Tête" (Headless Vision), mais cela serait sans doute encore moins séduisant, quoique pas tout à fait inexact.

De plus, je propose d'appliquer tout ce que l'on dit de la conscience au désir, afin de reconnaître le Bien dans le désir lui-même, indépendamment de son orientation apparente. C'est ce que je m'efforce de faire sur ce blog et dans mes livres depuis une dizaine d'années.

J'affirme que le désir est l'absolu, qu'il est toujours présent, qu'il constitue tout, sans exception, qu'il est toujours accessible et que l'éveil au désir ainsi reconnut, ou l'éveil du désir, est une voie complète vers le Bien.