jeudi 29 mars 2012

La mémoire, joyau qui exauce les souhaits ?




Toutes les traditions spirituelles prônent l'oubli du monde et le souvenir de l'être. Mais qu'en est-il de la mémoire au sens ordinaire ? En général, le souvenir banal, tel celui du croissant que j'ai mangé ce matin, est considéré comme un obstacle, au motif que le souvenir est une construction mentale et, partant, une illusion. 

Mais le shivaïsme non-dualiste à un point de vue très original sur la question. Car le souvenir y est décrit comme une prise de conscience qui transcende l'instant présent et qui donc me révèle comme conscience intemporelle et libre de se ressaisir comme ayant fait telle expérience à un moment du passé.

Je suis sûr que certains lecteurs se diront que les souvenirs sont des illusions. En quoi peuvent-ils être une voie vers soi, vers le Soi ? Du reste, n'est-il pas vrai que la plupart de nos mémoires ne sont que des reconstructions qui varient avec le temps ? Et même, que certain souvenirs sont "faux", au sens ou ils ne correspondent à aucune expérience véritable ?

Sans doute, répondrait Abhinavagupta. Mais il ajouterais que seule une conscience libre d'unifier ou de séparer à sa guise les pensées peut se souvenir. Car tout souvenir implique une synthèse du passé et du présent. Or, seule une conscience autonome en est capable.

En outre, le souvenir n'est pas un simple épisode de la vie consciente, mais son essence. Selon Abhinavagupta, la perception elle-même est une synthèse. En Occident, Bergson l'a montré en analysant la musique ou le langage. Pour entendre "souvenir", il faut que "sou" soit encore présent quand on entend "nir". Et, selon le même raisonnement, "ni" doit être encore présent quand on entend "r", faute de quoi, l'on ne comprendrait rien du tout ! La mémoire n'est donc pas une activité particulière de la conscience, mais sa nature même, son être, son activité permanente, sans laquelle elle cesserait d'être conscience. La conscience est mémoire. 

Cela étant, certains souvenirs sont plus propres que d'autres à la reconnaissance de la conscience en sa liberté. Par exemple, quand on a un mot ou un nom sur le bout de la langue. La conscience se tend, se rafraichit, mais... vers quoi ? Pas vers "quelque chose" en tous les cas. Dans cet intervalle la conscience est conscience de la conscience, sans objectivation. Conscience pure donc.

De plus, le souvenir nous arrache à ce qui est. Car la conscience n'est pas l'être, n'est pas simplement "le-présent-qui-est", mais plutôt arrachement à l'être. Liberté.

Voyez cette stance du Vijnâna Bhairava Tantra, suivie de deux commentaires sanskrits inédits :
 

Quand on est en train de se souvenir d’une chose,
On doit l’abandonner dès que l’esprit la voit (enfin)[1].
Alors, quand notre corps s’est (ainsi) affranchi de tout support,
Le Seigneur se manifeste.


Explication de Shivopâdhyâya :
« Quand on est en train de » connaître une chose à travers une cognition qui est un souvenir, du type « ceci (que je vois) est cela (que j’avais vu) », on doit l’abandonner, la rejeter, dès que l’esprit a fait de l’expérience (originelle) son support, car (en effet), l’expérience est antérieure au souvenir. Notre corps perd alors tout point de référence. Et alors, le Seigneur en forme d’expérience se manifeste. Il devient évident en tant que celui qui opère la synthèse unifiante du souvenir et de l’expérience (originelle), c’est-à-dire de ce dont on est en train de se souvenir et de ce dont on est en train de faire l’expérience (à travers ce souvenir).

 Le Clair de lune de la félicité :
Quand, grâce à la Puissance de remémoration, on voit un lieu (manifesté par) la Puissance d'expérience qui a son fondement dans le Soi, l'esprit doit le quitter et se recueillir. On doit alors méditer notre propre corps comme étant dépourvu de support, (car) il est (alors) pour ainsi dire dépourvu des huit (sortes de) restrictions. Alors il est certain que l'on se dévoile être soi-même le Puissant. Voici ce que cela signifie : de l'expérience naît le souvenir et autres (cognitions comme l'imagination). (Ces souvenirs) sont comme une collection de joyaux enfilée sur le fil de la mémoire. Ils ont donc pour essence la conscience dont ils sont (ainsi) tissés. Cela est démontré (dans les Stances pour la reconnaissance). C'est donc cela qu'il faut méditer, est-il sous-entendu.


[1] Je suis l’interprétation de Śivopādhyāya. Mais il se pourrait bien que ces deux premières lignes aient un sens différent : « Quand on se rappelle une chose à la vue d’un lieu (familier), l’esprit doit l’abandonner ».

dimanche 25 mars 2012

L'expérience de la non-dualité est-elle universelle ?



Le śivaïsme non-dualiste distingue trois moyens pour atteindre la plénitude de la liberté.

Le dernier est le yoga et la pratique rituelle.

L'intermédiaire est la philosophie.

Le premier est l'absorption mystique dans la volonté, définie comme pur élan avant toute pensée.

Ce dernier moyen est ce que les mystiques chrétiens du pur amour comme Benoit de Canfield ont appelé volonté essentielle. Ce moine d'origine anglaise écrit ceci à Paris, dans les dernières années du XVIe siècle :

"Cette volonté essentielle est purement esprit et vie, totalement abstraite, épurée d'elle-même, et dénuée de toutes formes et images des choses créées, corporelles ou spirituelles, temporelles ou éternelles, et n'est appréhendée par le sens ni par le jugement de l'homme. (Elle est) ainsi hors de toute capacité et par-dessus tout entendement des hommes, pour ce qu'elle n'est autre chose que Dieu même; elle n'est chose ni séparée, ni encore jointe, ni unie avec Dieu, mais Dieu même en son essence. Car cette volonté étant en Dieu, il s'ensuit qu'elle soit Dieu, puisqu'en Dieu il n'y a que Dieu."

Règle de perfection, 3e partie, I, p. 269, édition de 1632

Abhinavagupta n'aurait pas parlé autrement. Il y a bien une expérience mystique par-delà les dogmes religieux, n'en déplaise aux dogmatistes; comme ceux-là, qui veulent faire passer Canfield pour propriété exclusivement chrétienne, comme si le Christ était la seule "porte". Alors que Louis Cognet note que dans ce texte "il n'est presque pas question du Christ" ! (Hist. de la spiritualité chrétienne IV, p. 248)

Mais avant ce premier moyen de l'élan essentiel, avant même ce pur amour sans images aucunes, il y a un "moyen sans moyen", correspondant au moyen sans moyen (anupāya, alpopāya, ānandopāya, ātmopāya) du śivaïsme non-dualiste :

"Moyen, dis-je, sans moyen. Car tenez pour assuré que nul acte, méditation, pensée, aspiration ou opération profitent ici, nul discours, exercice ou enseignement, nul moyen doit ici moyenner entre l'âme et cette volonté essentielle ou essence de Dieu; mais cette seule fin, sans aucun moyen, nous doit attirer à elle, et nous élever à l'heureuse vision et contemplation d'icelle (...) En ce lieu, la plus excellente spéculation, comme de la Trinité ou autre, doit être laissée, suivant le précepte de Saint-Denis, non qu'elle ne soit bonne ou noble, mais pour ce qu'il y a une plus haute capacité en l'âme, par laquelle seulement le suprême des esprits est très excellemment atteint."

Règle de perfection, 3e partie, II, pp. 277-278, 1632

Peut-on décrire plus pure expérience de la non-dualité ? Je rappelle que cet homme n'a pas vécu il y a mille ans en Inde, mais il y a 400 ans à Montmartre.

La non-dualité est véritablement une expérience de liberté. Voilà pourquoi elle défie les temps, les lieux et les dogmes.

Ce texte est accessible sur internet ou dans une excellente édition chez Arfuyen.

jeudi 22 mars 2012

Comment plonger dans l'espace ?



L'espace est au cœur de la non-dualité.

Comment entrer dans l'espace ?

On trouve dans le śivaïsme non-dualiste des indications précises. Par exemple dans l'Enseignement secret de Śiva (śivopaniṣat) :

La bouche grande ouverte,
La langue au centre, on doit d’abord placer l’attention au centre (de la cavité buccale).
On énonce mentalement un « ha ».
(L’esprit) se résorbe alors dans la paix.
(81)

Déesse ! Ecoutes. Je vais
Te dire le tout de cette tradition :
La liberté naît d’un seul coup
Pour qui se contente d’immobiliser ses yeux.
(113)

Ces deux stances décrivent quelques aspects de l'attitude de Bhairava (bhairava-mudrā). Bhairava est en effet représenté les yeux ouverts, la bouche ouverte, la langue au centre. 


Or, on retrouve ces mêmes indications précises dans des traditions du bouddhisme tantrique, en particulier dans le dzogchen et la mahāmudrā. Voici un extrait du commentaire au Pont indestructible par un certain Kunzang Dorjé, que je traduis de l'anglais :

"Ne pas bloquer les sens et laisser les yeux ouverts le signe-clef de la clarté.
Ne pas bouger les yeux fait cesser les mouvements de l'esprit. Quand ce mouvement s'est arrêté et que les concepts ne surgissent plus, c'est le signe-clef de l'absence de concept.
Quand on éprouve du bien-être sans ressentir le corps et l'esprit ni juger "je suis bien", c'est le signe-clef de la félicité. Il a pour cause le fait de tirer la paroi abdominale vers la colonne vertébrale et de contenir le souffle vital inférieur par une contraction qui envoie le corps et l'esprit vers le haut.
Ces trois (aspects) - clarté, d'absence de concept et de félicité - sont désignés par des mots différents mais ils sont indifférents en leur essence. Quand ils  apparaissent ensemble, c'est le signe-clef de la non-dualité. Il surgit quand on ne laisse pas la langue se poser (sur le palais ou les dents)."[1]

Au-delà du fait que ces extraits confirment les liens étroits entre les différents courants du tantrisme même quand ils appartiennent à des religions différentes, ils montrent que la non-dualité n'est pas une question scolastique ou un jeu de langage à la Hofstadter, mais bien une voie d'expérience. Pas anti-intellectuelle, mais pas intellectualiste non plus.

mercredi 21 mars 2012

Qui se souvient ?



Qui se souvient ? Qui conceptualise ? Abhinavagupta répond clairement : c'est la conscience pure. La pensée est, certes, factice. L'ego est une construction. Mais ces élaborations ne sont possibles que grâce à une intuition de soi comme conscience, laquelle n'est pas un concept. Autrement dit, le souvenir par exemple est la synthèse d'une expérience présente (le souvenir) rapportée à une expérience passée. Cette synthèse - même si elle se rapporte à un sujet qui n'est qu'un objet (le corps, le souffle, l'intellect...) auquel s'identifie la conscience - est la conscience pure elle-même. L'identification à une individualité n'est possible que parce que nous savons, de la manière la plus directe qui soit, que nous sommes conscience. S'identifier à Untel n'est possible parce que, même dans cette identification factice, nous nous ressaisissons comme conscience. Ainsi, ce n'est pas Pierre ou Paul qui pensent et s'identifient à tel personnage, mais la conscience elle-même. 

Abhinavagupta affirme ici que la conscience est constituée de trois pouvoirs - la perception, faculté de prendre conscience de soi comme Autre tout en conservant son identité ; - la mémoire, faculté de retourner vers soi comme ayant fait telle expérience à tel moment : - et l'exclusion, faculté de ne percevoir ou de ne se souvenir que d'un aspect de soi à l'exclusion du reste.
Puis il cite une stance en forme de critique du bouddhisme et du Vedânta. Toute expérience est déterminée par le corps et l'esprit (l'"Octuple cité", équivalent shivaïte des huit consciences du Yogâcâra). Mais cet ensemble est lui-même animé par une pure saisie de soi-même, par-delà le temps et l'espace. Chaque perception, chaque souvenir, chaque pensée est une synthèse. Cette synthèse est comme un éclair, dit Abhinavagupta, dans lequel fulgure la liberté de la conscience.

"Ainsi, cette triade de Puissances appartient au Seigneur et à lui seul - c'est-à-dire qu'il se manifeste comme Pierre, Paul et autres (sujets limités) qui ont pour nature d'expérimenter, de se souvenir et de conceptualiser de cette manière.  Car c'est lui seul qui connaît par tel ou tel corps, c'est lui seul qui se souvient et qui forge des concepts. Le maître lui-même l'a dit, par exemple dans ce passage :

Même si l'existence des choses est confinée
Dans l'être vivant qui lui-même est déterminé
Par l'Octuple Cité et par le souffle vital,
Cette existence existe néanmoins dans le Soi suprême."

Abhinavagupta, Méditation sur les Stances pour reconnaître le Seigneur dans le Soi, section de la connaissance, fin du chapitre III

samedi 17 mars 2012

Comment aller droit à l'essentiel ?


Méditer, pour quoi faire ?

Pour calmer l'esprit. Une fois apaisé, il verra les choses telles qu'elles sont et les croyances sans fondement se dissiperont. Du coup, moins de souffrances. Telle est le pronostic du Bouddha et de bon nombre d'autres mystiques.

Imaginons l'esprit serein, pareil à une lampe abritée du vent, capable d'illuminer une fresque sans la déformer par sa propre agitation. 

Mais comment voir ? Que faut-il voir exactement ? Et comment ?

Dagpo Tashi Namgyal, un tibétain du XVIe siècle, expose la manière de voir les choses telles qu'elles sont dans son Rayon de lune, réputé être le plus détaillé manuel de la tradition dite de la "Mahāmudrā de la conscience naturellement présente en toute expérience" (sahaja-jñāna).

Vu qu'il est bouddhiste tibétain, on s'attend à un exposé de la méditation analytique du Madhyamaka. En effet, il est question de voir l'absence de substance dans les êtres et les choses : c'est la fameuse vacuité. 

Mais quand il entre dans le détail de cette méditation, ô surprise, on constate qu'il parle d'autre chose. Le Madhyamaka est mentionné, mais en passant, à côté de maîtres de l'école de la pratique du yoga (yoga-ācāra). Comme, par exemple, Dharmakīrti :

"En examinant les choses, on constate
Qu'elles n'ont pas d'existence réelle
Et sont dépourvues de nature intrinsèque
Aussi bien unique que multiple."[1]

Dharmakīrti fait ici allusion au raisonnement du "ni unité ni multiplicité" propre au Madhyamaka. C'est normal, car l'école de la pratique du yoga est venue plus tard que le Madhyamaka et l'a intégré. Le fondateur de cette dernière, Nāgārjuna, aurait vécu vers 150. Pour Dharmakīrti, on parle de 600-660. Mais cette intégration de la dialectique du Madhyamaka ne s'est pas faite sans recul critique.

En effet, alors que le Madhyamaka se concentre sur la chose et s'efforce de montrer que tout concept à son propos mène à des absurdités, l'école de la pratique du yoga ramène au sujet. Le monde est un rêve. Qui rêve ? C'est à chacun d'en faire l'expérience pour lui seul. C'est beaucoup plus simple, plus directe, et enraciné dans une expérience.

De même, Dagpo Tashi Namgyal résume la méditation analytique en l'incorporant dans une démarche différente de la dialectique du Madhyamaka. Au lieu d'analyser l'objet ou le sujet - mais considéré comme s'il était un objet comme les autres ! - il ramène son lecteur à ce qu'il y a de plus immédiat, de plus intime.

Il met ensuite en garde contre la dialectique du Madhyamaka avec notamment cette stance de Nāgārjuna souvent citée :

"Les Vainqueurs ont enseigné que la vacuité
Était l'émancipation de toutes les vues.
Ceux qui ont pour vue la vacuité,
Ceux-là, disent-ils, sont incurables."[2]

Puis il conclut avec un passage des Etapes de la méditation qui commence par nous enjoindre de "contempler le fait que les trois mondes ne sont qu'esprit."[3] Il n'y a donc que deux étapes dans ce Madhyamaka de l'expérience directe : premièrement, comprendre que tout est esprit ; deuxièmement voir l'esprit vide, pareil à un ciel transparent. Exit les raisonnements alambiqués du Madhyamaka.

La méditation analytique - comprenez la dialectique madhyamika - n'est donc pas indispensable. Elle représente même un danger, comme une formule magique qui peut agir contre son manipulateur imprudent.
Il conclut :

"La compréhension expérimentale que (1) les phénomènes sont l'esprit et que (2) la nature absolue de l'esprit, tel l'espace, échappe à l'observation est de loin supérieure à toute analyse conceptuelle de la vacuité"[4].

En clair, pas besoin de cette dialectique-là. Il suffit de retourner le regard vers ce qui regarde. Un fois entré dans la Tour des prodiges du Bouddha-Soleil, tout est dans tout.

A


[1] Ibid. p. 98.
[2] Ibid., p. 99.
[3] Ibid. p. 101.
[4] Ibid. p. 102.

vendredi 16 mars 2012

Non-dualité : l'obéissance absolue ?

Pourquoi obéissons-nous ?

En particulier, pourquoi obéissons-nous aux injonctions qui vont contre notre conscience ?

On répondra que ce ne sont-là que de petites dissonances dont chacun s'arrange avant de l'oublier devant un rayon de supermarché. Peut-être que nous obéissons seulement dans les cas où notre obéissance n'entraînera pas de grandes souffrances.

Ou peut-être pas. Milgram, dans sa célèbre expérience réalisée en 1963, a démontré qu'environs les trois-quarts des humains, placés dans les circonstances adéquates, obéissent à l'injonction de torturer et de tuer un inconnu qui ne leur a rien fait, et cela sans crainte d'une punition, ni espoir d'une récompense. Juste obéir pour ne pas désobéir.

Dans tous les groupes étudiés selon ce protocole, entre 6 et 15% des individus prétendent, après-coup, qu'ils savaient que cela n'était pas réel. Un subterfuge pour échapper au poids des responsabilités. Dans la version de France Télévision, intitulée Le Jeu de la mort, ces individus mentent quand ils disent qu'il n'y ont pas cru. Car, s'ils n'y avaient pas cru, ils n'auraient pas essayé de tricher - en soulignant les bonnes réponses à l'intention de "l'étudiant". Je remarque ces mêmes réactions chez les élèves à qui je montre ce document (en plus des rires pour évacuer la tension, ou des bavardages lancés par-dessus les cris de "l'étudiant" comme autres subterfuges).

Or, en voyant cela, je ne puis m’empêcher de faire le rapprochement avec les non-dualismes - comme le Vedânta de Shamkara - qui affirment que la non-dualité présuppose que rien n'est réel. Rien n'arrive, absolument rien ne se passe, en dépit des apparences du contraire. Du coup, il n'y a pas de libre-arbitre, pas de responsabilité, pas de souffrance infligée à soi ou à autrui.

Combien de fois ai-je entendu ces arguments pour justifier un acte bas, égoïste ou immature, quand je vivais à Lucknow ! Cette ville où vécut Papaji - aka Poonjaji, l'homme à l'origine de la vogue actuelle de la non-dualité - fût un laboratoire fascinant de ce genre de non-dualisme. Les gens étaient "éveillés" au satsang du matin, en pleine séparation l'après-midi, et suicidaires le soir.J'ai vu des gens passer de l'euphorie à la dépression en quelques minutes. Nirvana en entrée, samsara au dessert.

A mon sens, l'idée que "rien ne se passe" est le plus souvent une forme de fuite. Affirmer que le libre-arbitre n'existe pas - ce qui revient à affirmer qu'il n'y a pas de conscience ! - est une manière de soulager sa conscience... morale. 

De plus, c'est un outil puissant pour rendre les gens dociles. Une personne qui croit ou veut croire que rien n'est réel obéira plus sûrement qu'une autre qui croit à la réalité des conséquences de ses actes. J'en veux pour preuve l'obéissance de certains adeptes du zen à l'époque du Japon impérialiste. Imaginons une société d'éveillés de cette eau : ne serait-ce pas le parfait système totalitaire ? Pas de mémoire, pas d'histoires, pas de concepts, pas de doutes, pas de personnes, pas de fantaisies. La sécurité ultime. Mais à quel prix ?

 
"Le sabre qui tranche par-delà bien et mal"

Bien sûr, ce ne sont là que des croyances. Rien à voir avec l'expérience de la non-dualité, vivante, vive et vivifiante. Mais comme c'est un travers qui coure en liberté ces temps-ci, j'ai cru bon d'en dire un mot.

jeudi 15 mars 2012

Pourquoi continue-t-on d'ignorer les philosophies de l'Inde ?



Aujourd'hui encore on peut lire des manuels d'histoire de la philosophie dans lesquels les philosophies non-occidentales sont ignorées. Purement et simplement. De fait, au sein de l'Université, le préjugé selon lequel il n'existe de philosophie que dérivé des sagesses grecques conserve un poids suffisant pour déterminer les programmes, les champs d'études et les offres d'emploi.

Ainsi les philosophies de l'Inde n'existent pas dans la philosophie contemporaine. Aucun débat, aucun dialogue, aucun intérêt. Les textes sont là, traduits, mais les philosophes ne les lisent pas.

Or, je considère que la situation des philosophies non occidentales par rapport aux philosophies de l'Occident est analogue à la situation des animaux par rapport à l'homme.

Les arguments sont semblables, en effet. 

D'abord, on décide arbitrairement que seul l'Occident connait la philosophie, ensuite on se met à la recherche d'un trait distinctif ou d'une essence de la philosophie qui justifieraient l'exclusion des autres philosophies. De même, on déclare que seul l'homme est un être moral, qu'il n'est pas un animal au motif qu'il est doué de raison et de parole - ou de libre-arbitre. 

Dans les deux cas, on ignore où l'on fait mine d'ignorer le progrès des connaissances en la matière. Les spécistes parlent de la dignité de l'homme comme si la science n'avait pas évolué depuis le XVIIIe siècle. Les philosophes parlent de l'Inde comme si aucun texte n'avait été traduit depuis Hegel.

Dans les deux cas, le semblant d'argumentation sert en réalité à justifier une domination de fait - la domination de l'homme sur les autres animaux, la domination de fait de la philosophie occidentale à l'Université.

Dans les deux cas, on mentionne des traits soi-disant exclusifs à la philosophie occidentale ou à l'homme. Remarquons qu'il s'agit du même trait : l'autonomie - celle de l'homme par rapport à ses instincts, celle de la philosophie par rapport à la religion. 

Dans les deux cas, enfin, il est aisé de réfuter ces objections par l'argument des cas marginaux :

Si l'homme a des droits à cause de son intelligence, alors il n'y a que deux solutions : soit il faut refuser tous les droits aux débiles mentaux, aux séniles et aux enfants ; soit il faut admettre que les hommes ont des droits parce qu'ils ont des intérêts à ne pas être maltraités. Mais alors, pourquoi faire deux poids, deux mesures et maltraiter les autres animaux ?

De même, si les philosophies de l'Inde ne sont pas de la philosophie parce qu'elles sont liée à du religieux, alors il n'y a que deux solutions : soit il faut refuser le statut de philosophie à Platon, Augustin, Thomas d'Aquin, etc. ; soit il faut admettre que les philosophies de l'Inde sont, à des degrés divers et avec des traits parfois différents, des philosophies. Mais alors, pourquoi faire deux poids deux mesures et ignorer les autres philosophies  ?

Au vu de la clarté et de la force de ces arguments, l'on s'explique difficilement la résistance des préjugés des philosophes. En effet, on peut l'expliquer la force de l'attachement à des préjugés spécistes par l'attachement à la viande, à un goût, ou à des intérêts financiers. Après tout, le spécisme n'est pas une philosophie, il ne prétend pas viser la pleine rationalité, et il ne se pose pas d'emblée comme opposé à tous les préjugés - sauf l'humanisme.

La philosophie, en revanche, se définit souvent comme un combat contre les stéréotypes. D'où la figure de Socrate, champion de la critique des opinions toutes faites. Dès lors, il est d'autant plus choquant de constater l'attachement irrationnel des philosophes à des croyances éculées qui ne peuvent tenir que par une ignorance délibérément entretenue.

Peut-être faut-il admettre que la philosophie n'est pas une exception. Elle ne serait, elle aussi, qu'un produit de conflits d'intérêts, un simple outil de guerre entre les civilisations, bref une idéologie.

Cependant, il est également possible qu'une partie de l'attitude des philosophes s'explique ainsi, mais que, néanmoins, l'idéal philosophique d'une rationalité universelle, d'une égalité de considération due, en droit, à toutes les philosophies, reste valable. C'est cela que je veux croire. Même s'il faudra sans doute encore bien des années avant que les philosophes se montrent enfin à la hauteur des valeurs qu'ils professent.

P.S. : un article intéressant (en anglais) sur l'état de la question vu par un philosophe indien, originaire du Cachemire.

dimanche 11 mars 2012

Le bouddhisme existe t-il ?

L'homme de l'Atlantide ?


Joy Vriens vient d'écrire un excellent billet sur le bouddhisme. Un de plus. 

Il y est question de savoir ce qu'est le bouddhisme. Certains, comme Roger-Pol Droit et Eric Rommeluère, attirent notre attention sur la possibilité que ce "bouddhisme" ne soit qu'un mirage propre aux Occidentaux.

Il est vrai que, selon le dharma du Bouddha, tous les noms - c'est-à-dire tous les concepts - sont des illusions (bhrānti), car ils visent des choses réelles et croient les appréhender, alors qu'ils ne saisissent... qu'eux-mêmes ! L'objet saisi dans le concept n'est qu'un aspect du concept lui-même. Le dharma est donc un ensemble de moyens habiles (kuśala-upāya) pour transmettre un au-delà du langage à l'aide du langage, mais aussi par le silence. Cela étant, ce silence est bien plus rare, dans la carrière des Bouddhas, que les discours. Toujours est-il que, selon le bouddhisme lui-même, le bouddhisme n'existe pas.

Le bouddhisme est-il vraiment un mirage ? Je ne le crois pas. Même si le terme, en effet, ne recouvre pas exactement l'expression "dharma du Bouddha". Mais s'il fallait renoncer à un terme parce qu'il n'est pas une traduction exacte, l'on serait toujours réduit au silence, et pas seulement à propos du bouddhisme ! Car enfin, qu'est-ce qui me prouve - ou vous prouve - que ce que vous mettez derrière le mot "miel" est exactement ce que j'y mets ? Faisons un pas de plus : qu'est-ce qui me prouve que la sensation du miel que j'éprouve en cet instant est la même que celle dont je me souviens ? Autrement dit, le problème de la traduction entre cultures est identique à celui de la traduction entres doctrines ou individus à l'intérieur d'une langue, voire entre différentes expériences d'un même individu ! Car, comme l'ont si bien vu le bouddhiste Dharmakīrti et Sartre, le langage est tout entier fondé sur l'hypothèse qu'il existe du Même, du commun, sur la base duquel on peut construire des concepts constitués de "traits généraux". Mais selon Dharmakīrti tout cela est inexact, toute cela n'est que mirage, s'il n'y a pas de "même" dans le réel, mais seulement du "différent", du singulier. Vertige typiquement bouddhiste !

En d'autres termes, affirmer que le bouddhisme n'existe pas est une thèse on ne peut plus bouddhiste. C'est un truc pédagogique pour nous amener à déconstruire nos concepts "fondés sur", visant une "essence", une "nature", etc. 

Mais pourquoi pas le mot "bouddhisme" ? Il a été inventé par les Occidentaux. Oui, et alors ? Les mots "christianisme", "judaïsme", "islamisme", "stoïcisme", etc., l'ont été de même. De plus, le mot dharma lui-même n'est pas bouddhiste.

La question est, au fond, de déterminer quelle est la fonction d'un mot. Doit-il faire connaître quelque chose ? On entend souvent des gens spirituels dire "ah, aucun mot ne peut décrire Cela !" comme s'il s'agissait d'une révélation inouïe. Or, rien de plus banal : le mot "sucre" n'est pas sucré, "bleu" n'est pas bleu, "carré" n'est pas carré... Nous le savons parfaitement, les mots ne ressemblent pas aux choses. Et pourtant, cela ne nous empêche pas d'employer ces mots. Pourquoi ? Parce que la fonction des mots n'est pas de faire connaître, mais de guider l'action. C'est la thèse de Bergson et de la Mīmāṃsā, entres autres. Les mots ne sont pas des descriptions, ne sont pas des tableaux, mais plutôt des panneaux indicateurs dans notre paysage pragmatique. Dès lors, le critère pour juger un mot n'est pas son adéquation à l'objet auquel il se réfère, mais son efficacité (artha-kriyā), sa capacité à aider l'agent à produire un effet désiré. Du reste, c'est aussi la thèse du plus profond philosophe indien du langage, le bouddhiste Dharmakīrti. Il est le premier à admettre - et à démontrer ! - que les mots sont des illusions. Mais, pour autant, ils ne sont pas dépourvus d'efficacité. Quand je dis "Passe-moi le sel", en général, "ça marche", n'est-ce pas ? 

Comment expliquer que les mots soient efficaces, alors qu'ils sont des illusions sans rapport avec le réel ? 

Question délicate, réponse complexe chez Dharmakīrti, que je me garderais bien d'élaborer ici - mais sachez qu'elle a été suffisamment équivoque pour donner lieu à des polémiques encore vives

Cependant, la Reconnaissance (pratyabhijñā) propose une autre réponse : les mots sont bien des concepts, des constructions mentales, mais ce ne sont pas pour autant des illusions. Les concepts ne sont pas des illusions, car ils sont efficaces, utiles. Sans quoi, dit Utpaladeva, l'on serait bien en peine d'expliquer l'efficacité du langage au quotidien - le fameux vyavahāra. Or, le bouddhisme est, à mon sens, incapable d'expliquer d'une manière satisfaisante cette efficacité de ce qui n'est - selon le bouddhisme - qu'une illusion.

Donc, le bouddhisme existe parce que le bouddhisme échoue à expliquer le fonctionnement du langage. Telle est, du moins, la conclusion de la Reconnaissance sur ce point : le bouddhisme existe parce le bouddhisme est incohérent. Ou : le bouddhisme existe comme discours parce que le discours est en vérité autre chose que ce qu'en dit le bouddhisme.

Quoi qu'il en soit de ce point, qu'est-ce que le dharma du Bouddha ?

Joy Vriens évoque sa proximité avec les autres spiritualités de l'Inde. C'est très juste. Et l'un des problèmes de comprendre le bouddhisme est que l'on veut le comprendre sans comprendre ses causes et ses conditions, à savoir, la civilisation indienne. C'est ainsi que Roger-Pol Droit cite les propos "bouddhistes" de Schopenhauer, mais omet de convoquer ceux qui citent le Vedānta. Or, c'est sur le Vedānta que Schopenhauer fonde sa théorie de l'unité de l'être, laquelle fonde la morale : la morale, qui consiste à se mettre à la place d'autrui, est possible parce qu'en réalité, au-delà du voile de Māyā, nous sommes tous un seul et même être. L'empathie en un symptôme de la réalité du Soi suprême et un. 

Soit. Mais quel est le propre du bouddhisme ?

Trois traits. Comment le sais-je ? Parce que, à ma connaissance, ils apparaissent en premier lieu dans des textes bouddhistes, et parce qu'ils y connaissent des développements sans équivalent ailleurs :

1 - La critique du langage et des concepts. Les brahmanes n'ont aucun intérêt à déconstruire la parole vu qu'elle est leur gagne-pain. A contrario, le bouddhisme propose peu d'explications de l'efficacité des mantras, par exemple.

2 - L'égalité de tous les êtres, même au plan pratique. Opposition radicale au système des castes, donc. Lisez Jayanta, lui ne s'y trompe pas !

3 - La pratique de la méditation, assise, en silence, "sans torpeur ni agitation". Ailleurs, méditation (dhyāna) rime avec visualisation ou considération d'un thème, comme en Occident. La pratique de la méditation, quand elle existe dans l'hindouisme, est toujours dérivée d'éléments bouddhistes. Par exemple, chez Patañjali ou Gauḍapāda. Au passage, notez que l'on ne trouve pas une seule ligne sur la méditation ainsi entendue chez Abhinavagupta. Ni même dans le Vijñāna Bhairava.

Bref, le bouddhisme existe et il a une essence.

samedi 10 mars 2012

Comment user des concepts anti-concepts ?


Je voudrais revenir sur les trucs et astuces de la voie négative pour atteindre l'intuition de la non-dualité.
Ou plutôt, LES voies. Par-delà la profusion des textes, des corpus, trois figures ressortent :

- Nāgārjuna (c. 150).
Sans doute le plus original. Contrairement aux autres "voies négatives", la démarche de Nāgārjuna ne consiste pas à nier certains attributs pour affirmer, indirectement, un substrat non-duel, mais à opérer une négation absolue, sans reste. Cependant, il est évident que l'esprit est ainsi guidé vers une expérience de non-dualité, nommée "claire lumière" (prabhā-svara, litt. "voix éclatante"). De plus, à l'intérieur de ces méthodes, il faut distinguer les arguments qui servent à déconstruire le concept d'existence propre (par exemple celui de "l'un et du multiple") de ceux qui consistent simplement à montrer les conséquences absurdes du concept d'existence propre. Mais, selon Mipam et d'autres, l'Idée de Nāgārjuna n'est pas simplement de déconstruire le concept d'existence propre, mais de déconstruire tous les concepts, y-compris celui de "vacuité d'existence propre". Il ne s'agit donc pas de remplacer un concept par un autre, une croyance par une autre, mais de détruire tous les concepts grâce au concept de vacuité d'existence propre. Cependant, Mipam et d'autres reconnaissent que cette démarche de déconstruction est fort délicate, pas indispensable et qu'il est en outre souhaitable de la compléter ou de la remplacer par une démarche plus simple, du genre "qui pense en cet instant ?" On reconnaît ainsi d'un seul coup que l'esprit est vide, transparent et l'on se familiarise avec un état dépourvu de concepts. Autrement dit, à la démarche scolastique de Nāgārjuna, on peut préférer une démarche expérimentale, explorée par les traditions de la mahāmudrā et du dzogchen, entre autres.

-Proclus (mort en 485)
Ce maître de l'Idée de Platon propose de remonter jusqu'à l'absolu par une succession d'hypothèses niées les unes après les autres. Cet absolu est appelé l'Un. On ne peut le connaître, toutefois l'on peut, d'une manière ineffable, en goûter l'intuition. Mais surtout, cette voie négative permet de jouir, dans une certaine mesure, des puissances divines qui sont situées entre la négation absolue de l'absolu, et notre âme. Il s'agit de se dépouiller du superflu par des négations intellectuelles pour laisser apparaître l'absolu en soi, comme "Un de l'âme" ou "fine pointe de l'âme". Cette voie négative est donc censée déboucher sur une expérience mystique.
Proclus est devenu, dans le christianisme, Saint-Denis (eh oui, celui du 93 !). Par ce truchement, il est devenu l'autorité principale de la mystique chrétienne. Comme pour Nāgārjuna, il faut distinguer une voie scolastique, dans la ligne intellectualiste de Platon (Maître Eckhart, par exemple, ou Gerson), d'une approche expérimentale, résolument mystique, plus affective aussi, plus directe. Ici, il n'est pas nécessaire de suivre la voie négative. Il suffit de se laisser porter par le courant émané de l'absolu. Comme rien ne peut forcer l'absolu à nous porter ainsi vers lui, on dit que ce courant est "gratuit" : c'est la grâce.

-Śaṃkara (c. 800)
La méthode de Śaṃkara ressemble à celle de Proclus, mais elle est surtout inspirée par Nāgārjuna, sans l'avouer toutefois. Une autre différence avec Proclus est que Śaṃkara parle de non-dualité radicale, et non pas seulement d'une intuition personnelle de l'absolu. Sa méthode comporte deux moments : d'abord, l'intellect doit comprendre par le raisonnement que nous ne sommes ni le corps, ni le souffle, ni l'intellect, ni le vide du sommeil profond. On arrive ainsi à l'idée que nous ne sommes pas un objet. Autrement dit, la voie négative, ici, ne mène pas à l'absolu, mais seulement à une certitude négative, laquelle n'est pas suffisante pour réaliser la non-dualité. Pour cela, il faut encore entendre la révélation de la Grande Parole : "tu es cela". C'est à cet instant - et à cet instant seulement - que l'intellect "bascule" dans la non-dualité. Aucune autre méthode ne peut accomplir cela : ni le yoga, ni la philosophie, ni la dévotion. Alors que Nāgārjuna et Proclus proposent un véritable chemin de transformation de soi, Śaṃkara est le plus radical en ce sens que, pour lui, il n'y absolument rien à faire : le réel est. Nāgārjuna est le plus fin. Proclus est plus intéressé par les intermédiaires entre nous et l'absolu - les hiérarchies divines - que par l'absolu lui-même. De ce côté-là, il est plus proche d'Abhinavagupta.

Ces trois démarchent sont intellectualistes, dans la mesure où elles affirment que l'intellect est l'instrument privilégié de la quête de l'absolu. Mais du coup, elles courent le risque de s'enliser dans des arguties sans fin. De fait, ces penseurs on engendré des débats passionnants, mais sans issues. La voie négative n'en finit pas de nier, mais elle ne fait ainsi qu'affirmer des intérêts parfois très matériels, forts éloignés d'un quelconque absolu. L'exemple de Tzongkhapa et de ses disciples est particulièrement frappant à cet égard : un véritable empire de la déconstruction s'est construit au fil des siècles - avec des centaines de monastères, des universités, des armées, des empereurs, des gouvernements, des ministres et des cabbales dignes des plus célèbres psychopathes. Chassez le concept d'identité, il revient au galop ! Il n'y a pas plus "réaliste" qu'un Guélougpa.
Autrement dit, il y a comme deux sortes de voie négative : une voie scolastique intellectualiste illustrée par ces trois vénérables figures ; et une voie expérimentale illustrée par le Vijnāna Bhairava, par la Vision Sans Tête et par les petits textes "d'introduction à la nature de l'esprit", en particulier dans le dzogchen et la mahāmudrā. Ces dernières traditions emploient l'intellect et certains raisonnements de Nāgārjuna, mais sans être intellectualistes ni scolastiques.

Pour illustrer cette différence, voici un exemple : la voie déconstructive selon Nāgārjuna. Elle consiste en quatre étapes :
(1) D'abord on réfute la croyance en l'existence propre des choses. C'est l'étape la plus facile. Mais, à mon avis, cette idée d'absence d'existence propre est moins originale qu'on ne le dit. En effet, la plupart des gens qui ont un peu réfléchi ont constaté que toute chose est composée, et que ces composants sont eux-mêmes composés, et ainsi de suite (voyez l'analyse de Proclus dans le premier théorème de ses Eléments de théologie : cela étant, il arrive à une conclusion opposée à celle de Nāgārjuna. Pour Proclus, rien ne peut exister sans unité, et cette unité n'est pas une imputation mentale factice, mais une participation au principe transcendant).
(2) La seconde étape est la contrepartie de la première : si l'on ne peut rationnellement croire à l'existence propre, à l'essence, au fondement, alors a fortiori il serait absurde de croire en l'absence d'existence propre, d'essence, de fondement. C'est à ce point que l'on comprend que le but de Nāgārjuna n'est pas d'établir un concept de la vacuité d'existence propre, mais plutôt de guider vers la reconnaissance d'une conscience sans concept. Sa cible, ce n'est pas simplement le concept d'existence propre que nous imputons spontanément aux choses et aux êtres, mais les choses et les êtres eux-mêmes. S'il y avait un Guéloug dans les parages, il rétorquerait sans doute que cette interprétation est fausse, car la "cible" de la déconstruction ainsi envisagée (c'est-à-dire l'objet de la réfutation nâgârjunienne) est trop large : si l'on nie les choses mêmes et non pas seulement leur existence propre, ne tombe-t-on pas, en effet, dans l'extrême du nihilisme ? Mipam et Gorampa, entre autres, répondent que non, pour des raisons très fines, mais la principale semble être que, si la démarche de déconstruction nâgârjunienne laissait les choses intactes, alors la vision ordinaire, "impure" - c'est-à-dire dualiste - resterait intacte.
(3) Quoi qu'il en soit, il faut ensuite réfuter le couple "oui et non", au motif que cela est contradictoire et donc irrationnel. Les choses ne peuvent à la fois être vides et non-vides. C'est là qu'à mon avis le raisonnement nâgârjunien devient nettement moins convaincant. Car il s'appuie, implicitement, sur une pensée binaire : "de deux choses, l'une...". Il est significatif de constater que cette même pensée binaire se retrouve dans le platonisme (c'est la dialectique au sens platonicien) et chez Śaṃkara. Ces gens semblent ignorer la possibilité d'une synthèse, c'est-à-dire d'une dialectique au sens hégélien. Du coup, pas de synthèse du "oui" et du "non". J'ai le sentiment, quand je lis ce genre de raisonnement, de lire un ordinateur ou quelque logiciel qui essaierait de comprendre le mouvement ou la vie. Vous avez sans doute entendu parler des paradoxes de Zénon ? Eh bien ici, c'est pareil. On se dit que c'est astucieux. Mais qu'est-ce que cela prouve ? A mon sens, cela prouve seulement que ce mode de penser - binaire - est inapte à comprendre le mouvement, le changement, la vie.
(4) Enfin, l'ultime possibilité, celle du "ni oui ni non", est réfutée, mais le raisonnement ici m'échappe encore plus que pour l'étape précédente. Et, arrivé là, l'on est censé se retrouver dans un état de conscience sans concept, ce qui ne veut pas dire "endormi", notez bien. Ici, conscience sans concept signifie, en clair, que l'on est simplement conscient sans juger ce qui apparaît. Une sorte de pure perception. Mais cela, c'est une interprétation. Car Nāgārjuna lui-même n'en dit rien. Il s'intéresse uniquement aux concepts.

Or, il y a une autre voie, plus simple et expérimentale : celle du "qui regarde ces mots ?" Il n'y a pas de forme, pas de couleur : rien à saisir. Mais ce "rien" est présent, conscient, lumineux : pas de néant inerte. De plus, on arrive ainsi à une véritable synthèse, une conscience (pas de nihilisme) sans concepts (pas d'éternalisme, en jargon bouddhiste) : la profusion des apparences à l'extérieur, la versatilité des pensées à l'intérieur, mais sans plus aucun repère, "flottant" dans une présence qui ne s'accroche à rien, ou seulement de façon très provisoire, comme des dessins tracés sur l'eau. Ainsi, au lieu de se perdre dans un labyrinthe de concepts, on a une base expérimentale. 

Évidemment, la démarche déconstructive de Nāgārjuna vise elle aussi la reconnaissance de cette conscience sans point de référence. Mais, vu que d'emblée elle met l'accent sur l'objet, il y a peu de chance pour que, in fine, le sujet se reconnaisse comme conscience transparente et dynamique.

A ce propos, il vient de paraître un livre qui, involontairement, montre les inconvénients de l'approche intellectualiste de la vacuité. En dehors du fait que l'auteur affirme que "la vacuité nous libère, en produisant non le bonheur, mais le détachement" (p. 19 - rien de plus coriace qu'un préjugé de philosophe...), il explore de façon rigoureuse le vide et la négation dans le néoplatonisme et chez Nāgārjuna notamment. Sa conclusion : "tout ce qui existe est composé de qualités abstraites et c'est la vacuité, entendue comme dépendance sans point d'arrêt, qui est le lien entre ces qualités ou tropes. Ce livre est donc tout entier une exploration d'un système philosophique sans ciment ou colle ontologique". Faut-il comprendre "sans amour" ?

Donc je dis, ces gens-là proposent des boîtes à outil très riches. Mais bien habile est celui qui sait s'en servir sans s'y asservir !

P.S. : cela dit, se déclarer adepte de la mahâmudrâ ou du dzogchen ne garanti pas non plus que l'on reconnaîtra la conscience sans concept. Car on peut très bien approcher ces traditions sous un angle religieux et tomber dans le fanatisme. C'est souvent le cas dans les "centres du dharma". Un exemple sur internet : sur ce fil de discussion d'un forum anglophone, un certain Jax ose affirmer que le dzogchen a sans doute une origine historique autre que les pieuses fables colportées par les soi-disant adeptes du dzogchen. Voyez les réactions qu'il s'attire ! En quelques heures, il se fait traiter de fou et l'on menace de l'exclure du forum... J'avais déjà fait ce genre d'expérience quand j'avais eu l'audace de parler du dzogchen ou bien de quelques travaux et recherches en cours sur son histoire complexe. C'est que la plupart des gens qui fréquentent les centres se fichent du dzogchen, à savoir, des textes dzogchen et de l'expérimentation critique de ce qu'ils proposent. Ce qui les intéresse, c'est avant tout de rejoindre un groupe pour le défendre et ainsi donner un ersatz de sens à leur vie de consommateurs. Quelle tristesse !

dimanche 4 mars 2012

Pourquoi pas la voie négative ?

Dans un précédent billet, je me demandais si une voie négative était capable de nous amener à l'expérience de la non-dualité, ou expérience mystique. La voie négative se retrouve dans différentes traditions. Au-delà de ses variantes, elle consiste à analyser, à déconstruire les concepts pour induire un état de conscience sans concept. 

Prenons ce clavier d'ordinateur. Eh bien, il n'est pas "un" clavier. Si l'on y regarde de plus près, en effet, il s'avère constitué de multiples parties. Et chacune de ces parties est elle-même composée de parties, et ainsi de suite, à l'infini. Si bien que ce clavier n'est ni "un", ni même "multiple" - car une multiplicité est une collection d'entités unes. Mais s'il n'y a pas de "un", il ne peut y avoir une "multiplicité" de uns. Autrement dit, ce clavier est insaisissable. Il semble exister, mais ce semblant ne résiste pas à l'analyse. De cette manière, on comprend que toutes les choses que nous pouvons saisir sont ... insaisissables. Ces choses ne sont pas les choses elles-mêmes, mais plutôt des concepts que nous leur imputons. Ne rien trouver, c'est relâcher toute saisie dans une conscience sans point d'appuis, sans concepts. En d'autres termes, cette absence de saisie sur laquelle débouche l'analyse est conscience sans concepts. Ajoutons que manière d'arriver à la non-dualité par une méditation analytique est propre au Madhyamaka initié par Nāgārjuna.

Or, j'admets que ce type de méditation peut engendrer un sentiment d'émerveillement. Un équivalent visuel du genre de vertige que l'on éprouve alors, ce sont les films qui zooment sur une image "fractale". Quelque soit la puissance du zoom - de l'analyse - on ne trouve jamais l'élément ultime, l'atome qui serait "composant de" sans lui-même être "composé de". Ce que la physique des particules semble confirmer jusqu'ici.


Cette méthode est certes importante, car on peut "saisir", c'est-à-dire s'attacher à - des entités très subtiles. Par exemple, la pure conscience, la présence sans objet. La conscience sans concept peut elle-même devenir l'objet d'une saisie et se voir surimposer un concept, celui de "conscience sans concept". C'est le reproche que le Madhyamaka fait à une autre école bouddhiste, celle de la "pratique du yoga" (yoga-ācāra). Selon elle, le sujet et l'objet - nous et tout le reste - sommes engendrés par un esprit unique, comme dans un rêve. Une fois ceci compris, il ne reste qu'une pure présence, sans dualité. Cette approche est moins analytique. Elle est plutôt expérimentale. Le śivaïsme du Cachemire s'en est beaucoup inspiré. Mais il est vrai que cette approche plutôt expérimentale, par la voie d'une méditation de repos, peut engendrer un attachement à l'expérience mystique. La méditation analytique peut alors servir à déconstruire ces expériences pour relaxer l'esprit de leur emprise.

Mais la voie négative est-elle vraiment efficace ? En déconstruisant les concepts, à quoi parvient-on ? La promesse de Nāgārjuna est que l'on arrive à une conscience sans concept. Est-ce le cas ? Je crois plutôt que l'on parvient à un concept de l'absence de concept. Comme le sparadrap du capitaine Hadock, il reste toujours collé quelque part. Comme Droopy, le concept finit toujours par se rappeler à notre bon souvenir. Et ceci, quelque soit le degré de sophistication dialectique dont on fait preuve. Je puis affirmer que je n'ai aucune position, "ni rien ni autre chose", par-delà A, -A, A et -A, ni A ni -A, tout ceci reste de l'ordre de la construction mentale, de l'élaboration de généralités. Je remplace un concept par un autre.

Je vois une confirmation de cette difficulté dans les controverses sans fin suscitées par l'interprétation de cette méditation analytique du Madhyamaka. Nāgārjuna, Bhavaviveka, Buddhapālita, Candrakīrti, ..., Gampopa, Dolpopa, Longchenpa, Tsongkhapa, Gorampa, autant de fins dialecticiens, autant de solutions qui engendrent de nouvelles apories. La polémique ne semble pas avoir d'issue ! Du second siècle au vingtième - et encore aujourd'hui - le sparadrap ne veut pas disparaître !

Je ne suis pas un spécialiste, mais il me semble que la solution - ressuscitée au début du XXème siècle par Mipam - consiste à dire ceci : la méditation analytique peut être une préparation utile. Une propédeutique, comme on dit par ici. Mais, comme le fait remarquer Mipam, cette méditation est, dans le meilleur des cas, insuffisante. En effet, elle laisse intacte la dualité du sujet et de l'objet. Le fait que les choses soient vides d'essence, de substance, de Soi, est une chose. Le fait que l'expérience soit vide de la dualité sujet-objet, en est une autre. Il y a ainsi deux vacuités : la première est un concept, la seconde est une expérience. La première est l'objet de la voie scolastique (paṇḍita) ; la seconde, celle de la voie mystique ou expérimentale (kusulu). C'est délibérément que j'emploie les termes de la tradition chrétienne, car cette tension entre la voie négative, analytique, et la voie mystique, est universelle. La voie négative nous laisse, au mieux, face à une absence. Cette absence est un concept. Le concept d'absence n'est pas l'absence de concept. Or ce qui importe est bien l'expérience d'une conscience qui ne se laisse enfermer dans aucune construction. 

Dès lors, il me semble qu'une approche expérimentale (ou phénoménologique - ce qui veut simplement dire que l'on prend au sérieux le point de vue de la première personne) est plus efficace. La tradition bouddhiste de la pratique du yoga (yoga-ācāra), les approches mystiques en général, me semblent plus directes. Comme Mipam le reconnaît - lui qui était aussi un maître du dzogchen et de la mahāmudrā - la méditation analytique n'est au demeurant pas indispensable. On peut se laisser aller directement dans la pure conscience relâchée, ouverte et sans point de référence. On peut alors employer certaines idées de la méditation analytique, sans en faire, toutefois, une "voie". 

Et la Reconnaissance (pratyabhijnā) ? Elle est une voie de l'expérience, de l'intuition, de la synthèse, une voie qui évoque un regard panoramique, une conscience transparente, typique de toute mystique véritable. Rien à faire, juste se laisser porter par ce courant qui resplendit dans le silence entre chaque pensée, qui imbibe tous les concepts, et qui est aussi leur âme. 

Quant à l'accusation selon laquelle il y aurait là encore un résidu de saisie dualiste, c'est une affirmation vaine, car la tradition cachemirienne de la Danse de Kālī (kālī-krama) déclare sans ambiguïté que la conscience pure est "sans nature propre" (niḥ-sva-bhāvā). Mais certes non pas sans valeur (satya) ! Ce mot - satya - peut signifier "réalité", "vérité", certes, mais au sens ou cette expérience non-duelle est authentique et bonne. Le bouddhisme ne dit pas autre chose !

Dernière chose : je suis convaincu que la plupart des "éveillés" suivent cette tendance. Surtout les femmes. Mais certains sont prisonniers des méthodes de méditation analytique et autres jeux conceptuels sans issue. Voilà, entre autres motifs, pourquoi je parle de ces questions. Ne nous laissons pas avoir par le vain divertissement des "concepts anti-concepts".

A

samedi 3 mars 2012

Contemplation et travail



Il est encore important de vous avertir que lorsque vous serez dans un emploi qui n'exige pas de vous une attention actuelle et sérieuse à l'extérieur, vous devrez porter une certaine application d'esprit, douce, tranquille, et pleine d'affection envers Dieu présent dans le fond de votre cœur, et donner une pente à votre âme pour se porter dans l'intérieur vers son divin objet, comme vous voyez des aiguilles touchées de la pierre d'aimant se tourner toujours vers le Nord. 

Il serait encore très utile de se tenir devant Dieu comme tout abandonné à sa conduite, et dans une certaine suspension d'actes qui vous mettent dans une simple attention à cette divine présence : que si le cours ordinaire de la vie vous appelle à quelque exercice dans lequel une attention partagée fatiguerait trop votre esprit, et vous ôterait la liberté de vous acquitter comme il faut de vos obligations il faudra, après un acte de soumission à la volonté de Dieu, vous y appliquer avec l'attention qui est nécessaire pour s'en bien acquitter ; mais il ne faut pas que vous soyez occupé de telle manière que vous y laissiez absorber votre esprit dans un éloignement de Dieu qui soit de durée : et pour cet effet il faudra de temps en temps entretenir cette présence par des mouvements effectifs de votre cœur vers Dieu (...) 

Or si vous êtes fidèle à cette pratique, vous éprouverez bientôt, qu'à force de de vous approcher de Dieu que l'écriture appelle "un feu consumant", vous serez embrasés de son amour, et que vous ne pourrez envisager souvent cette beauté toujours ancienne et toujours nouvelle comme l'appelle Saint-Augustin, sans devenir son esclave et son adorateur.

Maximien de Bernezay, Traité de la vie intérieure, II, pp. 198-199, 1686

Et le tantrisme ?


Comte-Sponville est un philosophe estimable. Sincère, il n'a pas honte d'avouer qu'il pratique la méditation. Son idée est que l'existence, telle qu'elle, à l'état brut, est mystique. Nul besoin de Dieu. Ce qui n'est pas faux. Et le sexe ? Il fait partie de l'existence brute, oui ou non ?
Il vient de publier un livre sur ce que les philosophes disent de la sexualité. Le constat est négatif : plus on est chaste, mieux on se porte.
Van Eersel, qui l'interroge dans la très chic revue "Nouvelles clés", lui demande :
"Les sages orientaux ne voient-ils pas les choses différemment de nos philosophes ?"
A quoi notre estimable philosophe répond : "à l'exception notable du Kama Sutra et de certains textes taoïstes, ils demeurent souvent, au sujet de la sexualité, réticents ou circonspects".
Quoi ?  Comment ? Et le tantrisme alors ? Et les textes sur kāma ? Car enfin, il n'y a pas que le Kāma-sūtra ! Et Bābhravya ? Et Mīnanātha ? Et Kalyāṇamalla ? Et tant d'autres !
Comte-Sponville ajoute :
"Quant à ceux qui font de l'érotisme une voie religieuse, ils ne m'ont jamais convaincu."
Peut-être fait-il allusion au tantrisme ? Auquel cas il se trompe. Car le tantrisme donne seulement au sexe l'importance qui est la sienne dans nos vies. Pas plus, pas moins. En tous les cas, Comte-Sponville ne semble jamais avoir entendu parlé d'Abhinavagupta ou d'un maître bouddhiste comme Mipam qui, moine de son état, n'en composa pas moins le premier texte sur les arts de l'amour en tibétain au début du XXè siècle. Il est vrai qu'il n'existe pas grand-chose en français sur le sujet. Mais il serait temps que les Français se mettent à l'anglais !
Du reste, Comte-Sponville a sur le sexe le même jugement que Platon et les religions du Livre : "Le sexe est foncièrement amoral parce qu'il est égoïste, avide, irrespectueux, parfois violent, toujours transgressif." Cela est sans doute vrai pour les gens qui, comme Comte-Sponville, ont reçu une éducation chrétienne ou puritaine. Mais pour les autres ?
Rien n'en dit plus long sur la force des préjugés que d'entendre un philosophe lutter contre les siens.

jeudi 1 mars 2012

Ce rien penser est tout penser


"Le troisième silence se fait en Dieu, quand notre âme toute entière se transforme en lui et goûte pleinement sa douceur ; elle s'y endort comme en un cellier et se tait sans désirer davantage. Elle s'endort elle-même, oubliant la faiblesse de sa condition, puisqu'elle se voit si bien formée en Dieu auquel elle est unie et revêtue de sa lumière, comme un autre Moïse après avoir pénétré dans le brouillard de la montagne, mieux encore comme Saint-Jean après la Cène, quand il inclina sa tête sur le cœur du Seigneur et qu'ensuite il garda le silence sur tout ce qu'il apprit et comprit.
Il arrive dans ce troisième état de silence que l'entendement est à ce point fermé ou plutôt occupé, qu'il ne comprend rien de tout ce qu'on lui dit, qu'il ne juge rien de ce qui passe près de lui et qu'il ne perçoit rien, bien que ses oreilles entendent. A ce sujet, un vieil homme que je confessai me dit en grand secret qu'il suivait cet exercice depuis plus de cinquante ans et il ajouta, entre autres mystères, qu'il lui arrivait souvent d'entendre les sermons ou propos sur Dieu sans en comprendre une parole. Son entendement était si muet ou si occupé en son intérieur qu'aucune chose créée ne pouvait se former en lui. Moi je lui disais qu'il devait alors se retirer, mais il me répondait que les voix étaient comme la musique de l'organe, son âme y prenait plaisir, bien que sans comprendre, comme s'il composait sur elle un contrepoint et louait le Seigneur d'une manière que l'on ressent, mais que l'on ne peut rendre sensible aux autres.
Il ne t'est pas demandé dans ce traité de faire taire ton intelligence, mais ton entendement. D'après Richard de Saint-Victor, la compréhension des choses invisibles appartient à l'intelligence pure, et l'intelligence pure, c'est l'entendement fixé sur une vérité suprême sans mélange d'imagination. Mais pour en arriver là il faut apprendre à rassembler le troupeau dispersé d'Israël, c'est-à-dire ton entendement en lui imposant le silence. Il te faut réduire avec soin les errements de ta mémoire et t'habituer à demeurer dans l'intimité de toi-même, dans l'oubli des choses extérieures, lorsque tu te travailles pour la contemplation des choses du ciel et que tu soupires pour l'expérience des choses divines.
(...) Ne tient pas ton entendement pour indomptable au point de ne vouloir croire que ce qu'il comprend, car ainsi tu ne sauras que peu de choses.
(...) L'entendement cessant de spéculer, la volonté qui engendre l'amour fait irruption avec grande puissance. Ainsi les recueillis provoquent Dieu devant eux et pensent qu'il est mesquin de chercher des raisons d'aimer celui qui est tout amour. Au contraire ils disent que c'est cela qui devait être fait est que nous ne faisons qu'exécuter ce que disent ces raisons, comme ceux qui se sert des règles de leur art sans les expliquer ni leur prêter attention.
Considère que ce ne rien penser est plus que ne le disent les mots. Il n'est pas possible d'expliquer ce qu'il est, car Dieu vers qui il tend n'est pas explicable, au contraire je te dis que ce rien penser est tout penser."

Francisco de Osuna, Le Recueillement mystique, Cerf, trad.  Michel Darbord, pp. 157-161

Shivaïsme du Cachemire - prochaine rencontre le lundi 12 mars 2012



Juste pour vous rappeler que la prochaine séance sur la philosophie de la Reconnaissance et le shivaïsme du Cachemire aura lieu le :

Lundi 12 mars 2012, au CPEC, 37 bis rue du Sentier, 75002 Paris, 18h30-20h30, M° Sentier

Nous lirons le commentaire d'Abhinavagupta sur la philosophie de la Reconnaissance, la Pratyabhijnâ. Plus précisément ce penseur, original et mystique à la fois, est en train de nous suggérer que la mémoire, loin d'être un obstacle à la reconnaissance de notre vraie nature, en est au contraire le moyen, une voie royale, un "joyau qui exauce les souhaits".