Ou plutôt, LES voies. Par-delà la profusion des textes, des corpus, trois figures ressortent :
- Nāgārjuna (c. 150).
Sans doute le plus original. Contrairement aux autres "voies négatives", la démarche de Nāgārjuna ne consiste pas à nier certains attributs pour affirmer, indirectement, un substrat non-duel, mais à opérer une négation absolue, sans reste. Cependant, il est évident que l'esprit est ainsi guidé vers une expérience de non-dualité, nommée "claire lumière" (prabhā-svara, litt. "voix éclatante"). De plus, à l'intérieur de ces méthodes, il faut distinguer les arguments qui servent à déconstruire le concept d'existence propre (par exemple celui de "l'un et du multiple") de ceux qui consistent simplement à montrer les conséquences absurdes du concept d'existence propre. Mais, selon Mipam et d'autres, l'Idée de Nāgārjuna n'est pas simplement de déconstruire le concept d'existence propre, mais de déconstruire tous les concepts, y-compris celui de "vacuité d'existence propre". Il ne s'agit donc pas de remplacer un concept par un autre, une croyance par une autre, mais de détruire tous les concepts grâce au concept de vacuité d'existence propre. Cependant, Mipam et d'autres reconnaissent que cette démarche de déconstruction est fort délicate, pas indispensable et qu'il est en outre souhaitable de la compléter ou de la remplacer par une démarche plus simple, du genre "qui pense en cet instant ?" On reconnaît ainsi d'un seul coup que l'esprit est vide, transparent et l'on se familiarise avec un état dépourvu de concepts. Autrement dit, à la démarche scolastique de Nāgārjuna, on peut préférer une démarche expérimentale, explorée par les traditions de la mahāmudrā et du dzogchen, entre autres.
-Proclus (mort en 485)
Ce maître de l'Idée de Platon propose de remonter jusqu'à l'absolu par une succession d'hypothèses niées les unes après les autres. Cet absolu est appelé l'Un. On ne peut le connaître, toutefois l'on peut, d'une manière ineffable, en goûter l'intuition. Mais surtout, cette voie négative permet de jouir, dans une certaine mesure, des puissances divines qui sont situées entre la négation absolue de l'absolu, et notre âme. Il s'agit de se dépouiller du superflu par des négations intellectuelles pour laisser apparaître l'absolu en soi, comme "Un de l'âme" ou "fine pointe de l'âme". Cette voie négative est donc censée déboucher sur une expérience mystique.
Proclus est devenu, dans le christianisme, Saint-Denis (eh oui, celui du 93 !). Par ce truchement, il est devenu l'autorité principale de la mystique chrétienne. Comme pour Nāgārjuna, il faut distinguer une voie scolastique, dans la ligne intellectualiste de Platon (Maître Eckhart, par exemple, ou Gerson), d'une approche expérimentale, résolument mystique, plus affective aussi, plus directe. Ici, il n'est pas nécessaire de suivre la voie négative. Il suffit de se laisser porter par le courant émané de l'absolu. Comme rien ne peut forcer l'absolu à nous porter ainsi vers lui, on dit que ce courant est "gratuit" : c'est la grâce.
-Śaṃkara (c. 800)
La méthode de Śaṃkara ressemble à celle de Proclus, mais elle est surtout inspirée par Nāgārjuna, sans l'avouer toutefois. Une autre différence avec Proclus est que Śaṃkara parle de non-dualité radicale, et non pas seulement d'une intuition personnelle de l'absolu. Sa méthode comporte deux moments : d'abord, l'intellect doit comprendre par le raisonnement que nous ne sommes ni le corps, ni le souffle, ni l'intellect, ni le vide du sommeil profond. On arrive ainsi à l'idée que nous ne sommes pas un objet. Autrement dit, la voie négative, ici, ne mène pas à l'absolu, mais seulement à une certitude négative, laquelle n'est pas suffisante pour réaliser la non-dualité. Pour cela, il faut encore entendre la révélation de la Grande Parole : "tu es cela". C'est à cet instant - et à cet instant seulement - que l'intellect "bascule" dans la non-dualité. Aucune autre méthode ne peut accomplir cela : ni le yoga, ni la philosophie, ni la dévotion. Alors que Nāgārjuna et Proclus proposent un véritable chemin de transformation de soi, Śaṃkara est le plus radical en ce sens que, pour lui, il n'y absolument rien à faire : le réel est. Nāgārjuna est le plus fin. Proclus est plus intéressé par les intermédiaires entre nous et l'absolu - les hiérarchies divines - que par l'absolu lui-même. De ce côté-là, il est plus proche d'Abhinavagupta.
Ces trois démarchent sont intellectualistes, dans la mesure où elles affirment que l'intellect est l'instrument privilégié de la quête de l'absolu. Mais du coup, elles courent le risque de s'enliser dans des arguties sans fin. De fait, ces penseurs on engendré des débats passionnants, mais sans issues. La voie négative n'en finit pas de nier, mais elle ne fait ainsi qu'affirmer des intérêts parfois très matériels, forts éloignés d'un quelconque absolu. L'exemple de Tzongkhapa et de ses disciples est particulièrement frappant à cet égard : un véritable empire de la déconstruction s'est construit au fil des siècles - avec des centaines de monastères, des universités, des armées, des empereurs, des gouvernements, des ministres et des cabbales dignes des plus célèbres psychopathes. Chassez le concept d'identité, il revient au galop ! Il n'y a pas plus "réaliste" qu'un Guélougpa.
Autrement dit, il y a comme deux sortes de voie négative : une voie scolastique intellectualiste illustrée par ces trois vénérables figures ; et une voie expérimentale illustrée par le Vijnāna Bhairava, par la Vision Sans Tête et par les petits textes "d'introduction à la nature de l'esprit", en particulier dans le dzogchen et la mahāmudrā. Ces dernières traditions emploient l'intellect et certains raisonnements de Nāgārjuna, mais sans être intellectualistes ni scolastiques.
Pour illustrer cette différence, voici un exemple : la voie déconstructive selon Nāgārjuna. Elle consiste en quatre étapes :
(1) D'abord on réfute la croyance en l'existence propre des choses. C'est l'étape la plus facile. Mais, à mon avis, cette idée d'absence d'existence propre est moins originale qu'on ne le dit. En effet, la plupart des gens qui ont un peu réfléchi ont constaté que toute chose est composée, et que ces composants sont eux-mêmes composés, et ainsi de suite (voyez l'analyse de Proclus dans le premier théorème de ses
Eléments de théologie : cela étant, il arrive à une conclusion opposée à celle de Nāgārjuna. Pour Proclus, rien ne peut exister sans unité, et cette unité n'est pas une imputation mentale factice, mais une participation au principe transcendant).
(2) La seconde étape est la contrepartie de la première : si l'on ne peut rationnellement croire à l'existence propre, à l'essence, au fondement, alors a fortiori il serait absurde de croire en l'absence d'existence propre, d'essence, de fondement. C'est à ce point que l'on comprend que le but de Nāgārjuna n'est pas d'établir un concept de la vacuité d'existence propre, mais plutôt de guider vers la reconnaissance d'une conscience sans concept. Sa cible, ce n'est pas simplement le concept d'existence propre que nous imputons spontanément aux choses et aux êtres, mais les choses et les êtres eux-mêmes. S'il y avait un Guéloug dans les parages, il rétorquerait sans doute que cette interprétation est fausse, car la "cible" de la déconstruction ainsi envisagée (c'est-à-dire l'objet de la réfutation nâgârjunienne) est trop large : si l'on nie les choses mêmes et non pas seulement leur existence propre, ne tombe-t-on pas, en effet, dans l'extrême du nihilisme ? Mipam et Gorampa, entre autres, répondent que non, pour des raisons très fines, mais la principale semble être que, si la démarche de déconstruction nâgârjunienne laissait les choses intactes, alors la vision ordinaire, "impure" - c'est-à-dire dualiste - resterait intacte.
(3) Quoi qu'il en soit, il faut ensuite réfuter le couple "oui et non", au motif que cela est contradictoire et donc irrationnel. Les choses ne peuvent à la fois être vides et non-vides. C'est là qu'à mon avis le raisonnement nâgârjunien devient nettement moins convaincant. Car il s'appuie, implicitement, sur une pensée binaire : "de deux choses, l'une...". Il est significatif de constater que cette même pensée binaire se retrouve dans le platonisme (c'est la dialectique au sens platonicien) et chez Śaṃkara. Ces gens semblent ignorer la possibilité d'une synthèse, c'est-à-dire d'une dialectique au sens hégélien. Du coup, pas de synthèse du "oui" et du "non". J'ai le sentiment, quand je lis ce genre de raisonnement, de lire un ordinateur ou quelque logiciel qui essaierait de comprendre le mouvement ou la vie. Vous avez sans doute entendu parler des paradoxes de Zénon ? Eh bien ici, c'est pareil. On se dit que c'est astucieux. Mais qu'est-ce que cela prouve ? A mon sens, cela prouve seulement que ce mode de penser - binaire - est inapte à comprendre le mouvement, le changement, la vie.
(4) Enfin, l'ultime possibilité, celle du "ni oui ni non", est réfutée, mais le raisonnement ici m'échappe encore plus que pour l'étape précédente. Et, arrivé là, l'on est censé se retrouver dans un état de conscience sans concept, ce qui ne veut pas dire "endormi", notez bien. Ici, conscience sans concept signifie, en clair, que l'on est simplement conscient sans juger ce qui apparaît. Une sorte de pure perception. Mais cela, c'est une interprétation. Car Nāgārjuna lui-même n'en dit rien. Il s'intéresse uniquement aux concepts.
Or, il y a une autre voie, plus simple et expérimentale : celle du "qui regarde ces mots ?" Il n'y a pas de forme, pas de couleur : rien à saisir. Mais ce "rien" est présent, conscient, lumineux : pas de néant inerte. De plus, on arrive ainsi à une véritable synthèse, une conscience (pas de nihilisme) sans concepts (pas d'éternalisme, en jargon bouddhiste) : la profusion des apparences à l'extérieur, la versatilité des pensées à l'intérieur, mais sans plus aucun repère, "flottant" dans une présence qui ne s'accroche à rien, ou seulement de façon très provisoire, comme des dessins tracés sur l'eau. Ainsi, au lieu de se perdre dans un labyrinthe de concepts, on a une base expérimentale.
Évidemment, la démarche déconstructive de Nāgārjuna vise elle aussi la reconnaissance de cette conscience sans point de référence. Mais, vu que d'emblée elle met l'accent sur l'objet, il y a peu de chance pour que, in fine, le sujet se reconnaisse comme conscience transparente et dynamique.
A ce propos,
il vient de paraître un livre qui, involontairement, montre les inconvénients de l'approche intellectualiste de la vacuité. En dehors du fait que l'auteur affirme que "la vacuité nous libère, en produisant non le bonheur, mais le détachement" (p. 19 - rien de plus coriace qu'un préjugé de philosophe...), il explore de façon rigoureuse le vide et la négation dans le néoplatonisme et chez Nāgārjuna notamment. Sa conclusion : "tout ce qui existe est composé de qualités abstraites et c'est la vacuité, entendue comme dépendance sans point d'arrêt, qui est le lien entre ces qualités ou tropes. Ce livre est donc tout entier une exploration d'un système philosophique sans ciment ou colle ontologique". Faut-il comprendre "sans amour" ?
Donc je dis, ces gens-là proposent des boîtes à outil très riches. Mais bien habile est celui qui sait s'en servir sans s'y asservir !
P.S. : cela dit, se déclarer adepte de la mahâmudrâ ou du dzogchen ne garanti pas non plus que l'on reconnaîtra la conscience sans concept. Car on peut très bien approcher ces traditions sous un angle
religieux et tomber dans le fanatisme. C'est souvent le cas dans les "centres du dharma". Un exemple sur internet : sur
ce fil de discussion d'un forum anglophone, un certain Jax ose affirmer que le dzogchen a sans doute une origine historique autre que les pieuses fables colportées par les soi-disant adeptes du dzogchen. Voyez les réactions qu'il s'attire ! En quelques heures, il se fait traiter de fou et l'on menace de l'exclure du forum... J'avais déjà fait ce genre d'expérience quand j'avais eu l'audace de parler du dzogchen ou bien de
quelques travaux et recherches en cours sur son histoire complexe. C'est que la plupart des gens qui fréquentent les centres se fichent du dzogchen, à savoir, des textes dzogchen et de l'expérimentation critique de ce qu'ils proposent. Ce qui les intéresse, c'est avant tout de rejoindre un groupe pour le défendre et ainsi donner un ersatz de sens à leur vie de consommateurs. Quelle tristesse !