dimanche 12 février 2012

Pourquoi la voie négative est-elle une impasse ?


Le non-dualisme est une doctrine qui discourt sur la dualité pour montrer qu'elle n'existe pas. Elle joue le jeu de l'illusion pour percer à jour cette illusion. Comme l'homéopathie, elle prétend guérir le mal par le mal. Au terme de cette déconstruction, ce discours déconstructif est censé disparaître, comme l'allumette dans son feu, pour laisser la place à l'expérience pure, par-delà tout discours. Les nuages laissent place au ciel bleu. "Voir l'illusion comme illusion" est suffisant, dit-on.

Mais est-ce bien le cas ?

Comme il y a deux grandes sortes de non-dualisme - hindou et bouddhiste, je vais les examiner successivement, ainsi que leurs critiques traditionnelles.

Le non-dualisme védântique (hindou) s'appuie sur la distinction sujet-objet. "Le sujet ne devient jamais un objet" car, sinon, ce ne serait plus le sujet. Donc, le sujet ne peut se connaître, se percevoir, à la manière d'un objet. Donc, je ne suis pas un objet : je ne suis pas le corps, ni la pensée, ni l'état de veille, ni l'état de rêve, ni le vide du sommeil profond. Je ne suis ni ceci, ni cela, je ne suis jamais le perçu, mais toujours le sujet percevant, qui ne devient jamais un "perçu". Ni ceci, ni cela donc. Ni même le "rien", qui est encore un quelque chose, un objet. Ou alors, je puis raisonner selon le principe de "coprésence" et "coabsence" : ce que je suis réellement doit être toujours présent, et rien ne doit pouvoir être présent sans cela. Seul est réel ce qui est toujours présent. C'est ce que je suis. C'est le Soi. Mais qu'est-ce qui est toujours présent ? Aucun objet ne dure ! Donc, je ne suis aucun objet, ni le corps, ni la pensée, ni le vide. Même la méditation ne nous mènera pas plus loin, du moins tant qu'elle sera conditionnée par cette démarche exclusivement négative. On arrive au vide. Que l'on se dise alors "je suis ce vide" ou "je ne suis pas ce vide", on est loin de ce à quoi on aspire. On se retrouve dans une impasse.

Donc, le raisonnement védântique m'apprend ce que je ne suis pas. Mais il ne me permet pas de connaître ce que je suis

Voilà pourquoi les gens qui assistent à des "satsangs" finissent par être déçus. Passés la surprise initiale, le plaisir de jouer avec ces outils, ils restent sur leur faim, car ils n'ont pas trouvé ce qu'ils étaient venu chercher.
Que dit le Vedânta sur ce point ? Il répond que la raison ne suffit pas. Après le raisonnement qui élimine "ce que je ne suis pas", c'est-à-dire tous les objets, il faut encore que me soit révélé ce que je suis. C'est le rôle des "Grandes Paroles" comme "Je suis l'absolu", "le Soi est infini, conscience", etc. 

Autrement dit, la méthode négative ne suffit pas.

Vous me direz que les "éveillés" qui proposent des "rencontres" ne se content pas, le plus souvent, de cette méthode négative. Par des formes d'expressions non verbales (silences, regards, mise en scène du discours dans un rituel implicite) et par des suggestions (rythme de l'élocution, allusions à une expérience bouleversante, récit d'un "éveil" passé), ils pointent vers un au-delà des mots, vers une expérience. MAIS, comme par ailleurs ils emploient souvent un "discours anti-discours", une boîte à outils non-dualistes faite de paradoxes et de tautologies ("l'être est"), les gens en restent là. Ils s'émerveillent certes, mais sans pouvoir se départir de l'impression que "quelque chose leur manque". Ils comprennent "intellectuellement", mais ce n'est pas le "grand éveil", l'expérience bouleversante à laquelle il est sans cesse fait allusion. 

Le non-dualisme bouddhique, quant à lui, prétend être plus subtil, plus pédagogue, parce qu'il ne pose rien. Il est, clairement, exclusivement, négatif. Son principe est la négation qui se nie elle-même en niant tout. Le champion de cette pédagogie de l'éveil est Nâgârjuna. "Si j'affirmais quelque chose, on pourrais me prendre en faute". "Ni être, ni non-être, ni être ET non-être, ni "ni être ni non-être"". Négation simple, absolue, sans reste, sans compensation, sans affirmation. "Tout est faux" est faux... "Tout est un rêve" n'est qu'un rêve... C'est un discours qui emporte tout, et qui ainsi s'emporte lui-même. Il reste ni quelque chose, ni rien, mais une expérience paradoxale, une non-expérience, par-delà les couples de concepts du genre "il y a" et "il n'y a pas". 

Sans doute. Mais cela ne fonctionne pas. On reste ainsi toujours avec un concept de "l'absence de concept". Les mots, et non la chose. Or, c'est la chose que l'on veut. J'entends déjà certains rétorquer : "mais il ne pas désirer le non-désir ! Il faut renoncer à tout, même au renoncement", etc., etc. Mais il est limpide que cette rhétorique tourne en rond, et ses adeptes avec. Le discours sur le discours discourt sur le discours... et donc n'en sort pas ! On joue et on rejoue les mêmes blagues "zen", les mises en abîme, les paradoxes, les astuces, les tours de passe-passe, mais rien n'y fait... on reste dans le concept. Nâgârjuna - compris ainsi - ça ne marche pas. C'est une thérapie sans fin, qui devient très vite insipide. On finit par repérer les "trucs" logiques, et par se demander s'il ne s'agit pas, finalement d'un jeu, rien qu'un jeu... de mots. Comme une bonne pièce de Devos. Pour autant, ce n'est pas totalement inutile. On a appris ainsi à prendre du recul par rapport au langage, aux concepts. Bref on a été initié à une démarche critique. Ce n'est pas rien. Mais ce n'est pas tout. Loin de là.

Que répond le bouddhisme ? Eh bien, il y a, d'une part, ceux qui sont accros à un Nâgârjuna "pur et dur". De l'autre (mais ils constituent sans doute la quasi totalité du bouddhisme comme religion), il y a ceux qui voient cette voie comme une tentation et un danger, un sparadrap dont il vaut mieux se passer. Ainsi, une bonne partie de la tradition tibétaine s'est constituée autour de ce débat. Et, quelque soit la réponse, tous admettent que la voie négative ne suffit pas. Elle ne permet pas de sortir de l'imaginaire, du mental, de l'esprit dualiste. Il faut, en plus, recevoir une grâce, une inspiration, une aide (adhiṣṭḥāna en sanskrit) de la part de notre "Nature de Bouddha" et la reconnaître. Par exemple sous la forme d'une vision, d'une initiation, d'une expérience. Paf ! 

Donc, ici encore, la voie négative, ou déconstructive, ne suffit pas.

Voilà, en bref, pourquoi le non-dualisme compris comme "voie négative" ne marche pas. Au mieux, il ne suffit pas. Au pire, c'est un piège. Montrer la lune du doigt, puis dire qu'il n'y a ni lune, ni doigt, etc., tout cela est vain. Demander "Mais pour qui ?" ne mène à aucune sorte de plénitude. Sauf dans le contexte d'une autre sorte de non dualisme.

On peut, bien sûr, tomber dans l'extrême opposé : la tyrannie de l'Expérience. Au nom de laquelle on justifie tout et n'importe quoi. L'Expérience unique, immuable, parfaite, indicible et qui échappe donc à toute critique. Le "ressenti", le "vécu" qui excluraient tout pensée, donc toute velléité d'évaluation critique. Du reste, les "éveillés" passent souvent d'un extrême à l'autre. Ils font croire, par un "discours anti-discours" qu'ils proposent un dialogue authentique, rationnel, d'égal à égal. Mais allez interroger n'importe lequel de ces "éveillés", et vous constaterez que, très rapidement, il sortira son "joker" : l'Expérience. En somme, la voie négative est utile quand il a raison (pour montrer sa transcendance), mais quand on lui montre qu'il a tord, il ne joue plus et se replie dans une prétendue expérience inaccessible car elle est "toujours déjà" présente. J'y vois une certaine perversité. Une forme de sadomasochisme. Certains en sortent. D'autres pas.

Mais, comme je disais, il y a un autre non-dualisme, mystique et philosophique tout à la fois. Qui se nourrit de la raison et de l'expérience, et qui permet de sortir des impasses de l'un et de l'autre, des les corriger l'un par l'autre. "Les concepts seuls sont vides ; l'expérience, seule, est aveugle". Śamatha ET Vipaśyana. Calme mental, expérience ET vision pénétrante. Deux ailes pour s'envoler. Une opposition féconde, non pas un cercle fou et stérile. Voie négative ET positive. Théorie ET expérience. Raison ET intuition. Le cœur ET la tête. 

Voilà la non-dualité vivante.

2 commentaires:

  1. Merci à tous pour ces réflexions enlevées et stimulantes !

    L'image m'évoque la tour de garde de la forteresse imprenable de quelques solipsistes. (Je me demande qu'est ce que ces soldats s'épuisent à sauvegarder...)

    Nagarjuna, comme je le comprends, propose un outil très tranchant pour assouplir nos rigidités d'esprit. Si l'absence de concept devient un nouveau concept alors en effet c'est une impasse :

    "Les vainqueurs ont enseigné que la vacuité
    Etait l'émancipation de toutes les vues.
    Ceux qui ont pour vue la vacuité,
    ceux-là, disent-ils, sont incurables. "
    (Madhyamaka-kârikâs 13_8)

    Candrakirti propose cette image pour illustrer l'absurdité de ceux qui hypostasient la vacuité:
    "Ils ressemblent à un homme qui après que le marchand lui a dit : "Je n'ai absolument rien à vous vendre" , lui répond : "Eh! bien donnez-moi cet "absolument rien" ." (in G. Bugault 13-8)

    L'idée qu'il faille se défaire totalement de l'imaginaire, du relatif, du duel constitue un extrême et une autre impasse. Ne s'agit il pas plutôt d'acquérir une liberté à l'égard de ces vérités relatives ?
    La voie devient vivante et dynamique quand tout ça joue ensemble, c'est une question d'espace et de souplesse et les enseignements proposent toute une panoplie de "trucs" pour assouplir l'esprit et se mouvoir avec fluidité dans les contradictions. C'est sottise et prétention que de négliger ces outils en fantasmant sur je ne sais quel "grand éveil"...
    Mais à mon avis rien n'ira bien loin sans le recours d'adhisthâna (compris avec simplicité mais cela reste un mystère pour moi).
    Alors :

    "Accordez-moi votre grâce afin que je comprenne
    La profonde vue de Nâgârjuna :
    La fonction non-contradictoire et mutuellement bénéfique
    Des deux niveaux de vérité."
    (Lama Choepa st108)

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  2. La voie négative (sans la grâce) ne suffit pas. Mais elle suffit si on la définit comme amenant ou étant amenée par la grâce. Il en va de même pour la voie affirmative ou tout autre possible. Autrement dit la voie négative (sous condition) produit une expérience. Ce n'est donc plus une impasse mais pourra être subsumé sous ce que vous nommez "non-dualité vivante", en alliant maniement de la pensée et expérience. ;)

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