dimanche 31 mars 2019

Le débat a-t-il une valeur spirituelle ?



Aujourd'hui, presque tous rejettent la pensée, l'intellect et la raison, reléguant l'intelligence à une place subalterne de "servante de la foi" du jour.

Il y a sans doute plusieurs raisons à cela ; parmi les principales : facilitation de l'accès à la connaissance, éducation de masse, égalitarisme consumériste, élévation du niveau de vie et de l’espérance de vie, idéologie post-moderne, multiculturalisme, ultralibéralisme, marchandisation sans tabous, dépassement et épuisement des facultés intellectuelles.

A une époque où partout l'on soupçonne la démocratie de n'être que l'apparence d'une oligarchie, le débat est pourtant mal perçu. Partout, le conformisme revient en force, que ce soit au nom du politiquement correct, du statu quo, d'une prétendue volonté de "ne pas heurter" les opinions de telle ou telle minorité, ou tout simplement par scepticisme : à quoi bon discuter, s'il est vrai qu'il n'y a pas de vérité ?

Ici, j'aimerai discuter cette opinion. 
Le débat a-t-il une valeur spirituelle ? Apporte t-il quelque chose à la vie intérieure, ou est-il une perte de temps ?

D'emblée l'Inde, avec sa culture ancienne, est une référence. Nous avons l'idée d'une contrée de sages silencieux qui fuient toute polémique, à l'abri de leur ashram. 



Mais c'est ignorer 99% de la production indienne en la matière ! Presque tous les textes en sanskrit, la langue "sacrée" de l'Inde, sont des commentaires, un peu comme ce fut le cas dans la Méditerranée antique et la scolastique médiévale. Or, ces commentaires sont des débat. ils prennent invariablement la forme d'objections et de ripostes. Philosopher, sur des sujets spirituels, religieux ou littéraires, c'est avant tout débattre. Répondre aux objections, essayer d'élucider un problème (une question récurrente), trouver des arguments. Ceux qui fréquentent cette littérature "technique" (le shâstra) savent bien jusqu'où les commentateurs vont pour présenter chaque parole commentée comme étant la réponse à une objection, réelle ou possible. Toute la littérature sanskrite est de l'ordre du débat. Celui-ci obéit d'ailleurs à des règles. Comme chez un Platon, on distingue la polémique où le but est seulement de gagner à tous prix, du dialogue où l'on chemine ensemble, fut-ce sur des face opposés, pour se rapprocher d'une vérité. Bien évidemment, l'attaque personnelle est mal vue. On doit éviter, en outre, de psychologiser le débat ou de le moraliser, car on sait bien, en Inde comme ailleurs, que l'on peut dire la vérité pour de mauvaises raisons, et soutenir des bêtises avec les meilleures intentions du monde. Au total, il est frappant de voir à quel point les auteurs indiens font effort pour "se mettre à la place de l'autre", pour "sortir de leur trou" et respecter ces autres lois du sens commun mises en lumière par Kant au grand siècle des Lumières de la raison.

- Mais à quoi sert de débattre ? N'est-ce pas une perte de temps ? C'est de la théorie ! C'est abstrait ! Ne vaut-il pas mieux pratiquer ? Rester dans le concret ? Et puis, souvent le débat reste stérile, il ne mène nulle part... à quoi bon ces confrontations ?

Je répondrais que la pratique du débat est loin d'être un simple bavardage :

1) Elle est une pratique totale qui engage toute la personne. Il n'y a qu'à voir les émotions qu'elles déclenche. Elle touche presque toujours à des points sensibles. D'où sa (relative) violence, ou son feu. Car enfin, on peu s'exprimer avec feu, sans pour autant devoir être l'objet d'un rappel à la morale, non ? Je crois que la civilisation ramolli les coeurs. Cela a toujours été le cas. Les gens civilisés deviennent frileux, fuyant, et justifient leur manque de nerf par une prétendue tolérance et tout ce que l'on entend à longueur de journée dans les médias.

2) Le débat est un véritable travail sur soi. Il oblige à prendre du recul par rapport à ses opinions, à se "désidentifier" comme on dit dans le jargon dév-perso. On y découvre et on y cultive toutes les vertus : maîtrise de soi, tempérance, courage, discernement, prudence, créativité, écoute, et ainsi de suite. Pas un des yama-niyama n'y manque. Il est d'autant plus étonnant de voir cette pratique absente de presque toutes les pratiques "spirituelles" contemporaines... Elle a même une dimension tantrique. Le débat est une plongée dans le feu intérieur, c'est embrasser la shakti par les... enfin bref. Vous voyez ce que je veux dire : c'est une alchimie.



3) La pratique du débat est concrète : on pense avec tout son corps, sa chair, ses tripes. Car débattre, c'est parler ou écouter. Dans les deux cas, c'est une action du corps. Il est très difficile de garder son calme face à certaines paroles, de s'enfoncer dans les méandres d'une réflexion sans perdre contact avec le corps. Le débat est une pratique incroyablement profonde. Vous l'aurez compris, le débat est une "thérapie", ou une catharsis, comme on disait dans l'Ancien Monde.

4) Le débat est inévitable. Même seuls, en effet, nous débattons avec des personnages imaginaires, le plus souvent sans formes ni visages. Nous débattons toujours, fut-ce pour des broutilles. Il est étonnant de voir que nous débattons dans notre for intérieur de questions assez superflues ("Bon, mais alors est-ce que je l'achète, ce thé, ou bien est-ce que j'attends la semaine prochaine pour en chercher un autre chez Bidule ?" et autres débats vitaux), mais que nous trouvons soudain plein d'arguments pour ne pas débattre quand l'enjeux est manifestement d'importance ("Ah, mais pourquoi polémiquer ? Qu'ils soient cannibales si ça leur plaît ! C'est leur droit à eux ! Chacun sa vérité !", "L'excision ? Bah, à chacun sa culture ; moi je respecte...", etc.), pour se placer subrepticement au-dessus de la vile mêlée et se donner des airs de transcendance.

5) Le débat est un chemin, une voie spirituelle. Il est une pratique complète. Il me force à m'écouter, à écouter mon corps, à écouter l'autre, à prendre du recul, à sortir de mes limites. Et cela reste vrai même si je ne suis pas sincère ! Même si "je veux avoir raison", ce qui n'est pas nécessairement malhonnête et qui est aussi, inévitable (si on affirme une opinion, c'est qu'on y croit un peu, non ?), le débat reste bienfaisant, car il reste un travail sur soi complet. De plus, je peux pratiquer aussi ma méditation favorite en débattant. J'exerce mon pouvoir de concentration. J'apprend à être poli. Je me cultive. Je découvre mon caractère. Je peux pratiquer toutes les thérapies possibles et imaginables dans ce cadre. Je découvre et exprime mes émotions. Cela devrait plaire aux thérapistes. Mais non. Allez savoir pourquoi...

Sachant que le débat est une pratique aussi puissante, profonde, complète et gratuite, on se demande pourquoi elle n'est pas davantage célébrée dans les milieux spirituels. 

Dans les thérapies, en effet, il y a bien quelques échanges, mais en général, le thérapeute intervient très vite pour couper court. C'est comme dans les dîners de l'Ancien Monde : il faut savoir parler de tout, mais sans jamais rien approfondir. C'est comme le Grand Débat, en (nettement) moins grand, mais tout aussi infantilisant. Or le débat, c'est une chose adulte, ça nous fait grandir. On parle sans arrêt de "vivre ensemble", c'est-à-dire de la politique, mais on ne le pratique pas, justement. Dans les milieux spirituels, on aime se plaindre du manque de démocratie. Mais dès qu'un débat s'enclenche, on fuit. Dans le meilleur des cas.



Dans les pratiques indiennes et tibétaines, le débat est au cœur de la formation spirituelle. Tous les grands maîtres on débattu publiquement. Mais bizarrement, quand on écoute les dévots d'aujourd'hui, on a l'impression qu'en Inde et au Tibet, non, personne ne débat. Ils sont tous sages comme des images. C'est l'image d’Épinal, la carte postale du sage bien gentil qui fait un sourire pour la photo.





Prenons un exemple qui fait consensus : Ramana dit "Maharshi". On s'imagine qu'il était tout le temps comme sur la photo ci-dessus, silencieux et souriant. En réalité, même si Ramana n'était pas un avocat du débat à tout va, il débattait. Quand on lui posait une question, il répondait parfois par le silence, mais le plus souvent il répondait, quitte à susciter la polémique. Comme quand on lui demande ce qu'il pense de certaines idées de Sri Aurovindo :

Q.: Sri Aurobindo croit que le corps spirituel (vijnâna-maya-sharîra) ne souffrira pas de maladie, qu'il ne vieillira pas et qu'il ne mourra que quand on le désirera.

Ramana : Le corps est en lui-même une maladie. Désirer faire durer cette maladie n'est pas le but du jnâni (celui qui connait le Réel). De toutes façons, il faut abandonner l'identification au corps...

Q. : Sri Aurobindo veut amener la puissance de Dieu dans le corps humain.

Ramana : Si, après l'abandon (de soi à Dieu), on a encore ce désir, c'est que l'on ne s'est pas abandonné. Si l'on a cette attitude : 'Si la puissance d'en haut doit descendre, elle doit venir dans mon corps', cela ne fera que renforcer l'identification avec le corps...

Q. : Sri Aurobindo veut faire descendre sur terre une nouvelle race divine.

Ramana : Tout ce qui peut être atteint dans le futur est impermanent. Il faut comprendre cela. Apprenez à comprendre correctement que que vous avez  maintenant, de sorte que vous n'ayez plus à penser au futur.

Q. : Sri Aurobindo dit que Dieu a créé différents types de monde et qu'il va encore en créer de nouveaux.

Ramana : Notre monde actuel n'est pas réel. Chacun voit un monde différent selon son imagination, alors comment savoir si ce nouveau monde sera réel ?

Et ainsi de suite...

Ce qui est intéressant, ici, c'est que Ramana ne se contente pas d'une tarte à la crème du genre "Ah, mais au fond, nous disons tous la même chose, mais de manière différente, c'est juste une histoire de mots...". Il ne cherche pas la fuite, ni la conciliation, ni même le compromis. 
Il ne répond pas non plus qu'Aurobindo dit vrai d'un certain point de vue. Il ne dit pas "Selon moi, Ramana, mon opinion personnelle, c'est que... mais c'est juste mon opinion, hein !" Non. Il réfute les opinions d'Aurobindo, sans s'excuser, sans feu excessif mais sans ménager l'opinion fausse non plus. 
Mais il ne s'en prend pas non plus à la personne d'Aurobindo. Il ne dit pas "Ah oui, c'est sans doute vrai pour Aurobindo, au niveau où il en est, et puis il est limité Aurobindo, il a un gros ego de mégalo, c'est un narcissique ça, c'est l'ego qui parle..." Non, il critique ses opinions, pas sa personne. Et il le fait en argumentant. 
Il ne fuit pas non plus en sortant le joker du "Ah mais la vérité est au-delà des mots, des concepts !", il ne va pas se réfugier dans la nuit où toutes les vaches sont grises. Il répond, clairement et posément, sans sophismes ni gesticulation rhétorique. 
Il ne répond pas non plus que ces questions sont sans importance. Non, car notre expérience intérieure est guidée par nos convictions. Or, ces convictions sont tissées de mots. Chaque détail, dans ce domaine, compte. Voilà encore pourquoi le débat est crucial dans la vie spirituelle.
Il est vrai que parfois on se sent impuissant. Nous sommes alors tentés de nous réfugier dans le scepticisme. mais en vérité, c'est juste parce qu'en ces moments, nous nous sentons fatigués. Prenons alors du repos. Mais pourquoi clamer que "L'intellect, de toutes façons... ne pas pas saisir la vérité" ? Pourquoi faire de notre fatigue passagère une métaphysique définitive ? Soyons pragmatiques et mesurés.



Ce qui nous amène à un dernier point : les débats sur des points d'érudition. Apparemment, ce sont là des chicanes sans enjeux. Parfois, c'est bien le cas. Il y a des débats qui, faute d'enjeux réels, sont sans importance. Mais parfois, des points d'érudition décident de toute notre vie intérieure. 

Par exemple, l'attribution du Viveka-cûdâ-mani à Shankara est importante. Car attribuer ce texte à Shankara, c'est laisser croire que Shankara a enseigné ce que ce texte enseigne. Or ce texte enseigne que la non-dualité est comprise d'abord théoriquement, puis que, dans un second temps, cette compréhension théorique, "intellectuelle" et donc seulement indirecte, doit être ensuite confirmée par une pratique, celle de l'état de méditation sans aucun pensée (nirvikalpa-samâdhi). 

Or, cela va à l'encontre de tout l'enseignement de Shankara. Si ce qui est dit dans le Viveka est vrai, alors tout ce qu'enseigne par ailleurs Shankara est faux. Car ce qu'enseigne Shankara dans ses oeuvres incontestées, c'est que l'éveil spirituel libérateur a une, et une seule, cause directe immédiate : la compréhension de la phrase "tu es cela". Rien d'autre. Et il argumente sur, littéralement, des dizaines et des dizaines de pages contre ceux qui objectent que ça n'est là qu'une compréhension "intellectuelle", donc superficielle, dont on devrait ensuite faire l'expérience directe, etc. C'est un point vital de son enseignement. S'il faut ensuite pratiquer le nirvikalpa-samâdhi, alors l'enseignement védântique est tout simplement ruiné, réduit à l'état de vain bavardage. 

Il vaut donc la peine de débattre sur ce point. 
En gros, selon Shankara, le samâdhi n'est qu'un état passager inutile, car comparable à l'état de sommeil profond. Il fait disparaître le monde, mais pas l'ignorance. Le seul samâdhi qu'il prône, c'est simplement la concentration mentale pour être capable de bien entendre et de comprendre le "tu es cela" libérateur, qui est l'unique moyen de la délivrance de la prison du samsâra. Et si l'on jette un œil au Viveka, on s'aperçoit qu'il est très probablement l'oeuvre d'un certain Shankara Bhârati, ou de son disciple, tous des pontifes du centre védântique de Shringéri, dans le Sud de l'Inde au XVIe siècle. Et cette idée de nirvikalpa-samâdhi vient du Hatha Yoga, lequel a séduit quelques Védântins à cette époque (voir C. Bouy, Les Nathayogins et les Upanishads, éd. De Boccard). Sur la place du samâdhi dans le Vedânta, voir cet article excellent.

Enfin, admettons que tel débat semble stérile en ce qu'il ne débouche sur aucune conclusion définitive. Aura-t-il été vain pour autant ?

Là encore, non, pas du tout. Pensons aux dialogues de Socrate. La plupart du temps, les gens repartaient sans avoir répondu à la question "Qu'est-ce que la sagesse ? Quelle est la meilleure manière de vivre ? Qu'est-ce qui est juste ?" etc. Pour autant, avaient-ils perdu leur temps avec Socrate ? Je ne le crois pas. Au pire, on a travaillé sur soi, d'une façon aussi puissante, voire plus, que dans n'importe quelle thérapie aujourd'hui sur le marché, lesquelles ne sont souvent que des versions édulcorées des philosophies antiques, comme par exemple le Travail de Katie Byron est une version marchandisée de la sagesse stoïcienne. Quoi qu'il en soit, débattre pour ne plus se battre, ça n'est jamais vain. Débattre sur la question du rôle du débat dans l'évolution spirituelle ne l'est pas non plus. 

Le débat est l'une des pratiques les plus profondes de la vie spirituelle.

samedi 30 mars 2019

Le corps, source d'esclavage ou de liberté ?

Mâyâ Circé


Conspué ou célébré, le corps est au centre de toutes pratiques, que ce soit pour le mortifier ou pour le satisfaire. 
Comme le Vedânta, la Reconnaissance (Pratyabhijnâ, shivaïsme du Cachemire) affirme que la véritable liberté consiste à voir la source et l'arrière-plan des activités du corps. Mais, à la différence du Vedânta, la Reconnaissance ne consiste pas à voir dans le corps une illusion et une source d'impureté face à laquelle on peut, au mieux, rester indifférent. La Reconnaissance voit plutôt dans le corps un mandala de pouvoirs, les shaktis ou yoginis, qui sont soit bonnes, soit mauvais, selon que les reconnait ou non.

Selon les Oupanishads et la Bhagavad Gîtâ, commentée par Abhinava Goupta, les facultés des sens (y-compris le mental) sont des divinités. Tant qu'on ignore leur source véritable - la conscience - ces divinités se jouent de nous, elles font de nous leur bétail (pashu). Mais quand nous reconnaissons leur source - la conscience - nous devenons maîtres (pati) des facultés qui, comblées par le nectar de la conscience, créent un monde de liberté.
Dans son Commentaire sur le Tantra de la Suprême Triple souveraine (Parâ-tri-îshikâ-vivarana), Abhinava décrit ainsi les énergies vitales mentales, souffle, parole et pensée :

Quand leur/notre vraie nature n'est pas reconnue, bien que l'essence sans pensée, qui est émerveillement, soit présente jusque dans les pensées, elles égarent [les êtres] et engendrent la prison du samsâra en prenant possession d'eux à travers toutes les peurs qui sont des pensées et des divinités, qui sont terrifiantes mais qui ne sont qu'un assemblage de sons et de phonèmes variés... Mais quand leur/notre essence véritable est reconnue, ces mêmes [énergies du corps] procurent la liberté en cette vie même. (p. 43, KSTS 18)

Dans ce contexte, l'adoration à travers le plaisir devient légitime : l'absolu est plaisir (ânandam brahmâ, disait déjà les Oupanishads), l'absolu est conscience. La douleur est conscience contractée. A travers les plaisirs des sens et du mental, la conscience entre en expansion, elle se détend. 

Mais l'essentiel est que les énergies sont ambivalentes :

reconnues et satisfaites, elles sont source de liberté et de jouissance ; méconnues et méprisées, elles sont source d'esclavage et d'angoisse. 

Cette dernière situation est celle du consumérisme et du néo-tantra : tant que le vrai Moi ne se reconnaît pas soi-même, il reste le jouet de ses pouvoirs, quand bien même il adopterait une posture hédoniste. Il faut donc se voir au-delà du corps pour jouir véritablement du corps et célébrer l'absolu à travers le corps. Autrement, on ne goûtera que quelques plaisirs évanescents et décevants, comme n'importe quel consommateur.

vendredi 29 mars 2019

Célébration des facultés sensorielles et mentales dans le tantra non-duel



A ma connaissance, il existe deux, et seulement deux, philosophies non-dualistes : le Vedânta et la Pratyabhijnâ.
Pourquoi seulement ces deux-la ? Parce que ce sont les seules à parler d'un éveil possible sur la simple base d'une reconnaissance de l'expérience présente, de ce qui est donné dans l'expérience commune, sans faire appel à aucune expérience spéciale (samâdhi, koundalinî, quantoc, faille inter-dimensionnelle ou mutation vibratoire initiatique, autorité du gourou, mythes et légendes), ni à aucune transformation volontaire après l'éveil, alors que d'autres philosophies apparemment proches, comme Nâgârjuna ou le Yoga-vâsishtha, insistent sur un travail sur les habitudes (vâsanâ). Pour les philosophies non-dualistes, en revanche, la reconnaisse de la vérité/réalité suffit.

Mais le Vedânta prône la réalisation de la non-dualité entre Moi et l'absolu par la négation de tous ce qui distingue le Moi de l'absolu, c'est-à-dire le monde et le corps. Pour le Vedânta, le corps est une tromperie et les plaisirs des sens sont comme des crocodiles impitoyables. Le corps est un cadavre et tout ce qui peut le raviver est à fuir : les femmes, les enfants, les plaisirs, les arts, la vie en général. Seul l'intellect est valorisé car il permet l'éveil à la non-dualité. Et encore, sa position est ambiguë : il est tantôt décrié, tantôt vaguement célébré comme organe de l'éveil. Cette vision du corps se retrouve dans le néo-advaita : le corps est une illusion, de même que la politique, la morale et tout ce qui fait l'humanité en général. De plus, le néo-advaita, influencé par l'hédonisme anti-intellectuel d'Osho, voue en même temps un culte au corps et à la jouissance individualiste. Bref, pas très cohérent ni très équilibré.

La Pratyabhijnâ, au contraire, intègre le corps. Les facultés sensorielles et mentales sont les divinités qui créent le monde, ou du moins qui créent sur la base de la création commune, universelle, car la Pratyabhijnâ n'affirme pas que tout soit subjectif, contrairement aux génies du New Age.

Cette célébration éclate par exemple dans un hymne attribué à Abhinava Goupta, l'Hymne à la roue des divinités qui habitent le corps (Deha-stha-devatâ-cakra-stotra), en quinze stances qui chantent l'amour de chaque faculté. Contrairement au Vedânta, le corps n'est pas méprisé. Contrairement au néo-advaita New Age, l'intellect n'est pas méprisé. En épousant ce mouvement d'adoration, on se sent intègre, loin des lubies castratrices des uns et des autres.

Je célèbre l'absolu de félicité,
débordant de conscience,
lui que les divinités des facultés
adorent dans le lotus du cœur
avec les offrandes de leurs propres jouissances. 3

Je célèbre cette absolue de félicité,
qui est pensée,
et qui sans trêve joue au jeu 
de la manifestation, de l'existence et de la délectation
de toute chose/ de l'univers. 5

Je me prosterne sans cesse
devant la déesse Brahmanî,
- l'intellect - qui, 
installée sur le pétale à l'est
du lotus du cœur,
offre les fleurs de la certitude. 6

Je célèbre la déesse Koumârî
- le mental - qui,
installée sur le pétale au sud du lotus du cœur,
adore l'absolu avec les fleurs du doute. 8

Je salue ainsi la roue des divinités
resplendissantes
qui habitent mon corps,
toujours présentes,
toujours proches à l'intérieur,
essence de l'expérience. 15 

mardi 26 mars 2019

Le Regard éveillé, "en peu de paroles"


Je reviens d'un beau weekend à Marseille, passé à partager ce qui pour moi a le plus de valeur en ce monde : la vie intérieure, avec ses jeux d'éveil tirés par exemple du Vijnâna Bhairava Tantra et exploré à travers les méditations complémentaires de l'espace et du coeur. Ce partage s'inspire principalement du riche héritage du shivaïsme du Cachemire. Mais il a existé en Europe des traditions belles et profondes. A Marseille en particulier il y a eu, au XVII, François Malaval, dont j'ai déjà parlé sur ce blog. Un peu avant, il y a eu le capucin Alexandre de la Ciotat, mort à Marseille en 1709.

Dans son Parfait dénuement de l'âme contemplative, il décrit l'expérience essentielle de la vie intérieure :

"Mais pour vous dire beaucoup de choses en peu de paroles, prenez garde que cette vue de Dieu [= le regard non-duel, la contemplation, la plongé en soi] doit se faire dans le fond de l'âme et non dans la superficie afin qu'elle soit intime et essentielle, et qu'elle doit avoir ces six circonstances, car elle doit être 
simple
nue
universelle
négative
actuelle ou effective
et affective.

Premièrement, elle doit être simple, c'est-à-dire sans composition de pensées et sans multiplicité de raison comme la méditation, de sorte que l'entendement, ayant une double puissance d'agir qui est par intelligence [intuitive] ou par raisonnement [discursif], cette vue de Dieu doit être un acte d'intelligence qui est un simple envisagement sans discours et non un raisonnement, qui n'est jamais sans images.

Secondement, cette vue doit être nue, c'est-à-dire qu'on ne doit pas s'imaginer un Dieu tout éclatant de lumière ou tout rempli de majesté sur un trône de gloire, car toutes les imaginations pour relevées qu'elles soient, abaissent la pointe de l'esprit au lieu de l'élever en Dieu, parce que Dieu étant un être infini, immense et incompréhensible, nous ne pouvons le regarder que des yeux de la foi, qui est très certaine et infaillible, mais obscure et dans les ténèbres surnaturelles. De sorte que moins nous avons de raisonnements et de connaissances naturelles, plus nous avons de vue à la présence de Dieu...

Troisièmement, cette vue doit être générale et universelle, non particulière et déterminée ; c'est-à-dire qu'il faut envisager simplement l'être de Dieu dans une abstraction de toutes ses perfections infinies et sans rien particulariser de ses attributs.

Je sais que cette attention générale qui est insensible aux commençants fait une grande peine aux âmes qui n'y ont nulle habitude et qui sont encore dans les vues de la méditation [mentale], parce qu'elles craignent d'être inutiles et d'y perdre leur temps. C'est pourquoi elles veulent toujours agir pour entrer dans les choses sensibles et se tourment pour produire des actes qui leur font perdre le repos intérieur et la jouissance qu'elles cherchent de Dieu.

Mais les directeurs doivent mettre leurs esprit dans le repos et les assurer dans la voie où Dieu les veut, qui est un grand dénuement et un entier abandonnement à son bon plaisir. Il leur doit fait comprendre que cette vue générale agit d'autant plus divinement dans l'âme qu'elle est dépouillée des sentiments de la méditation et qu'elle nous communique de plus éclatantes lumières de la présence de Dieu, quoiqu'à notre égard elles nous semblent plus obscures, parce que cette attention générale qui est insensible au commencement devient et se rend peu à peu si intimement sensible et si bien expérimentale dans une âme qui souffre son propre dénuement qu'elle ne sent plus réellement dans son intérieur que la présence intime essentielle de Dieu.

Quatrièmement, que cette vue doit être négative et non affirmative. Les théologiens disent que la connaissance négative que nous formons de l'être de Dieu est toujours plus parfaite que l'affirmative qui voit, qui considère les perfections de Dieu de toute autre manière qu'elles ne sont. C'est pourquoi Saint Denys dit que Dieu n'est ni bon, ni sage, ni puissant, ni grand, mais qu'il est plus que bon, plus que sage, plus que puissant et infiniment au-dessus de tout ce que nous saurions imaginer de la grandeur, de la puissance, de la bonté, et la plus parfaite connaissance qu'on peut avoir de Dieu est de le contempler comme un être incréé, infini, ineffable, incompréhensible, qui est une science plus de foi que d'entendement, plus d'intelligence que de raisonnement et plus ignorante que savante.

Cinquièmement, cette vue doit être actuelle et effective et non paresseuse et assoupie, jusqu'à ce que Dieu nous la donne, par sa pure miséricorde, passive et surhumaine, ce qu'il fait en élevant notre foi par des grâces surabondantes ou par l'infusion de quelques espèces [=images] surnaturelles par lesquelles il se manifeste  incompréhensiblement présent dans le fond de l'âme, ou il laisse un sentiment expérimental de son intime essentielle présence...

Enfin, pour la sixième circonstance, cette vue doit être amoureuse et affective et non froide et lâche, jusqu'à ce que Dieu nous la donne par sa grâce jouissante et fruitive, car le coeur se refroidit facilement si on ne le relève de de temps en temps par des affections, aspirations et pensées amoureuses. De même, l'esprit se ralentit d'ordinaire si on ne le soutient par des réflexions et vues qui le relèvent de ses abattements."

(I, 15)

jeudi 21 mars 2019

Célébrer ou rejeter ?



La poésie comme chemin spirituel, voire comme cosmologie.
Rouyyaka (XIIe siècle ?) inaugure ainsi son Manuel de poétique (Alamkârasarvasva) :

namaskṛtya parāṃ vācaṃ devīṃ trividhavigrahām /
nijālaṅkārasūtrāṇāṃ vṛttyā tātparyamucyate /

Avant tout,
je salue la Parole Suprême,
la Déesse au triple corps.
Puis j'expliquerai le sens de mes 
aphorismes sur la poétique.

Le commentaire de Jayaratha (XIIIe siècle ?) explique que le "triple corps" de la Déesse sont les trois plans de la Parole : d'abord la Parole intuitive (pashyantî) qui contient en elle les mots à suivre, mais simultanément ; puis la pensée discursive (madhyamâ) et, enfin, la Parole articulée (vaikharî). 
Jayaratha est un philosophe du shivaïsme du Cachemire. Il a commenté le Tantrâloka d'Abhinava Goupta. Ce dernier est l'auteur d'un commentaire à l'Illumination de la résonance poétique (Dhvanyâloka), le plus célèbre traité de poétique en Inde.

Le shivaïsme du Cachemire est le seul non-dualisme incarné, c'est-à-dire le seul qui reconnaisse dans le corps et le monde le libre jeu de la Conscience universelle. Il est aussi le seul courant philosophique non-dualiste à avoir écrit sur le théâtre et la poésie. 
A rebours des courants non-dualistes védântique et néo-hindous qui rejettent le corps et le monde, le shivaïsme du Cachemire voit dans le monde, le corps, le plaisir, le désir, l’intellect et la parole des pouvoirs (shakti) de l'absolu, une magie source d'un perpétuel émerveillement, et non des illusions sans valeur. 
Alors que le Vedânta et Patanjali voient dans la Magie (mâyâ, prakriti) une femme trompeuse, le shivaïsme du Cachemire y reconnaît la liberté souveraine, l'essence même de la conscience, inséparable du mystère.

Jayaratha explique encore que la Déesse est l'absolu en tant que Parole qui désire se manifester à l'extérieur. Cet hommage de l'Auteur (namakâra) est la réalisation (parâmarsha) de son identité avec la Déesse.

mardi 19 mars 2019

Worship


What is worship ?

ānandayoga eva hṛdayapūjā yathoktaṃ trikatantrasāre :

ānandaprasaraḥ pūjā tāṃ trikoṇe prakalpayet |
puṣpadhūpādigandhaistu svahṛtsaṃtoṣakāriṇīm ||

Worship of the Heart is the yoga of bliss, as revealed in the Essence of the Trinity Tantra :

"Worship is the flow of bliss.
One will adore Her in the Triangle, 
She who is the source of satisfaction within one's heart, 
with the perfume of flowers, incense and what not."

Abhinava Gupta, Parâtrîshikâvivarana

A quoi reconnaît-on le vrai selon la Reconnaissance ?

Attention ! Attention ! Attention !
Ceci est "intellectuel"




Selon la philosophie de la Reconnaissance, je suis déjà ce que je désire : un être omniscient et omniprésent. Et je le perçois, j'en ai l'expérience en un sens, car c'est que je suis. C'est aussi l'étoffe de tout ce qui est. 
Mais tant que je n'ai pas reconnu ces pouvoirs, je ne jouis pas pleinement de ce que je suis, mais seulement de manière très incomplète. Tant que je m'identifie à un être limité, mon expérience est limitée.

Mais à quoi reconnait-on le vrai ? 

Il y a trois sources de connaissance :

1) - d'abord la connaissance directe, l'intuition, pratyaksha. Je ne traduis pas par "perception", mais plutôt par "intuition", un terme adéquat car il désigne, en son acception première, une connaissance directe. En outre, "perception" laisse croire que l'expérience directe est seulement sensorielle, alors qu'il peut aussi s'agir de l'expérience directe d'un rêve, d'une image "mentale", d'un souvenir, ou des impressions les plus subtiles et les plus privées. Il existe aussi l'intuition yogique, dont la télépathie fait partie. L'intuition, comprise donc comme connaissance directe, sans intermédiaire, immédiate, est la connaissance première, la source de toutes les autres sources de connaissance. C'est la connaissance la plus forte.
2) - ensuite il y a la connaissance dérivée (anumâna) de la connaissance directe ou intuition. Cette connaissance dérivée est principalement l'inférence, du type : "je vois de la fumée sur cette colline, donc il y a du feu". Il s'agit des différentes formes de raisonnement (induction, déduction, supposition, etc.). On traduit aussi anumâna par "inférence". A quoi sert l'inférence ? A compléter l'intuition. En gros, le raisonnement intervient quand la perception est limitée, comme dans l'exemple de la fumée et du feu. Cependant, cette connaissance est seconde, au sens où elle dérive toujours de la connaissance directe, de l'intuition. En ce sens, toute connaissance est empirique, dérivée de l'expérience brute ou appuyée sur elle. Cette connaissance se fait par concepts (vikalpa) : elle forme un objet en excluant ses supposés contraires. La notion de vache est formée en excluant tout ce qui est "non-vache". L'intuition, en revanche, n'exclut rien, même si son contenu est limité. Dans toute connaissance (ou cognition, "acte de connaître"), il y a un premier instant d'intuition/perception brut, donné, non manipulé, non associé au mot, sans concepts. Cette connaissance ne peut donc être fausse, car elle n'oppose pas une chose à une autre, elle ne compare pas, ne juge pas. Puis, dans un second instant, cette intuition est manipulée, analysée, découpée, comparée à d'autres, complétée : c'est la connaissance dérivée, l'inférence ou raisonnement. Cette connaissance manipule le donné du premier instant, est conditionné par le langage. Et, comme il s'agit d'ajouter une représentation ("ceci est un arbre") à une autre (l'intuition, la perception brute de l'arbre), l'erreur est possible. De cette façon, si je vois double ("deux lunes", par exemple), la vision de la lune double n'est pas fausse en elle-même, car elle se présente sans se comparer à autre chose. En revanche, la représentation "Oh ! Il y a deux lunes dans le ciel !" est fausse, car elle interprète le donné intuitif de manière erronée, en prenant un phénomène purement subjectif, privé, pour une réalité objective et publique ou "partagée", disons. Dès lors, nous voyons clairement s'esquisser une opposition entre connaissance brute, directe, intuitive, et connaissance dérivée, manipulée, interprétée, discursive ("associée au discours"). L'absolu se situe plutôt du côté de l'intuition. Le raisonnement (qui comprend à peu près toutes les connaissance dicibles) est du côté du relatif, du conventionnel, de l'échange verbal, vyavahâra et donc de l'erreur. Mais cette vision est en fait celle du bouddhisme, dont la Reconnaissance s'inspire, en s'en distinguant toutefois de façon radicale. Selon la Reconnaissance, il n'y a pas de différence de nature entre intuition et raison, entre l'intuitif et le discursif, entre percept et concept, etc. Bien plutôt, ces deux formes de connaissance sont deux moments ou deux phases d'un même acte de connaître. Il n'y a, entre intuition et raison, ou interprétation, que des différences de degrés. En d'autres termes, tout ce qui est dans la connaissance rationnelle ou inférentielle est déjà présent dans la connaissance intuitive, "brute". Le raisonnement n'est que le développement ou l'explication de ce qui est déjà dans l'intuition. Cette théorie de la connaissance est le pendant de la théorie de la causation appelée "théorie de la préexistence de l'effet dans sa cause", selon quoi la poule est déjà présente dans l’œuf, mais à l'état indifférencié. Créer quelque chose ou causer un effet, c'est simplement manifester clairement et dans une certaine distinction ce qui est déjà présent subtilement et sans différenciation. Plus profondément, causer ou créer, c'est se manifester soi-même en soi-même comme extérieur à soi-même. De même, connaître, c'est se connaître de façon plus ou moins distincte. Selon la Reconnaissance, il n'y a pas de différence réelle entre exister, connaître et créer : ce sont différentes manières de parler du même acte, c'est-à-dire de l'acte conscience, de la réalisation de soi. Au fond, tout - création, perception, raisonnement, etc. - est acte de réalisation de soi, car il n'y a rien en dehors de soi, en dehors de la conscience. Donc l'intuition est simplement une réalisation de soi moins différenciée que le raisonnement. Mais c'est le même processus. Par conséquent, l'intuition contient déjà les raisonnements. Dans le "percept pur" pour reprendre un jargon à la mode, contient déjà tous les concepts. Il n'y a donc pas de différences essentielle entre percept et concept. Il n'y a donc pas lieu de les opposer autre mesure. Souligner au contraire l'opposition est le propre du bouddhisme, qui conclut que tous les concepts sont faux. Cette thèse, reprise aujourd'hui par tous, n'est PAS celle de la Reconnaissance. Ceux qui prêchent la glorification du percept en répétant que le concept n'est que mensonge, n'enseignent pas la philosophie de la Reconnaissance. Soient ils l'ignorent, soit ils mentent. Toute l'originalité de la Reconnaissance tient dans cette vision toute en continuité entre des formes d'expérience que le commun des mortels oppose. L'attention portée à l'intuition nous fait reconnaître sa richesse. Les êtres "riches en attention" discernent les concepts subtils déjà présents dans l'intuition la plus brute, la moins différenciée. Cette présence de l'idée au cœur de l'intelligence intuitive est un pont possible entre la Reconnaissance et le néoplatonisme, pont qui, à ma connaissance, n'a jamais été exploré. La Reconnaissance ne partage certes pas la thèse d'un monde des archétypes inspiré d'un modèle mathématique. Néanmoins, il y a bien, dans la Reconnaissance, la thèse de la présence, dans la conscience indifférenciée, des idées différenciées ou, du moins, de leur germes. Ces archétypes sont, en un sens, symbolisées, entre autres, par les lettres de l'alphabet sanskrit. Ainsi, les douze voyelles du sanskrit représentent une sorte de gamme des idées préexistantes dans la conscience universelles. C'est aussi pour cette raison que la Reconnaissance affirme que la pure conscience indifférenciée est Parole. Indifférenciée, oui, mais parole quand même. Il y a un langage d'avant les mots, un langage subtil entre pure conscience pareille à une mer d'huile et langage incarné dans des mots. Et même la pure conscience pareille à une mer d'huile est Parole, car elle est frémissante, ébulliante pour ainsi dire. La mer n'est jamais dépourvue de vague, de mouvement. La conscience n'est jamais sans se réaliser. toute conscience est conscience de soi. S'il est juste d'admettre que "toute conscience de...", alors il faut ajouter que toute conscience est conscience de soi. Cette conscience pure est aussi pleine. Car la conscience, c'est la subjectivité, c'est le pouvoir de dire "je". Or le pouvoir de dire "je" se déploie en relation à ce qui est intérieur à soi. Le "je suis" n'est pas une lumière abstraite ou un simple symbole vague, mais le fait que les choses existent dans la conscience, et non l'inverse. L'ego ou la subjectivité limitée est limitée car elle ne voit que les sensations ou les pensées à l'intérieur de soi, s'y identifiant du même coup. La subjectivité en sa plénitude est pleine car elle réalise que tout existe en elle, tout est "mon corps", ma chair, mon incarnation. Et cette réalisation est félicité, car elle est une sortie de soi en soi-même, une extase, un mouvement et un repos, une assurance et une aventure, bref une vibration. Et donc, les concepts ne sont pas faux. En outre, ils ne sont pas faux car ils sont utiles et efficaces dans la vie quotidienne. Si les concepts ne sont que des erreurs, comment expliquer leur efficacité ? Car le propre d'une erreur, c'est d'être inefficace et de ne pas manifester son objet : l'illusion du serpent projeté sur la corde "cache" la corde, sans quoi elle ne serait pas une erreur. Mais les concepts sont connaissance, même les bouddhistes l'admettent. Donc ce ne sont pas des erreurs. D'ailleurs, les bouddhistes admettent que même un concept, en tant que j'en ai une connaissance directe, n'est pas faux. Même l'illusion "Ah, il y a un serpent !" n'est pas fausse en elle-même, mais seulement en tant qu'elle se rapporte à autre chose, à savoir à la corde. Pour la Reconnaissance, toute cognition est vraie en elle-même. C'est seulement en relation à d'autres cognition qu'elle se vérifie ou se falsifie, qu'elle "devient" vraie ou fausse. Tant que je rêve, comment puis-je savoir que je rêve ? Il faut nécessairement une référence, un "point" de comparaison. Le véritable critère du vrai est donc la cohérence. Une connaissance est valide dans la mesure où elle est en harmonie avec d'autres connaissances. C'est vrai aussi bien pour les intuitions que pour les raisonnement. C'est aussi la base du langage (la syntaxe) et de l'art (l'harmonie). Et c'est également vraie dans le domaine spirituel : l'éveil est une compréhension, c'est-à-dire la reconnaissance d'une plus vaste cohérence. Il y a, en ce sens, des degrés d'éveil possibles. La réalisation spirituelle totale est la cohérence totale, l'harmonie des contraires, la totalité vivante. Elle inclut jusqu'à l'exclusion elle-même comme l'un de ses moments. J'emploie volontairement un vocabulaire hégélien, non parce que je verrais en Hegel un pendant européen de la Reconnaissance, mais parce que je vois dans cette congruence l'influence des source néoplatoniciennes de Hegel, et par là une confirmation des affinités profondes entre la Reconnaissance et les grands systèmes néoplatoniciens, à commencer par celui de Proclus. Ainsi, rien n'est exclu, tout est cohérent, sans nier le mystère. 
Mais, demandera-t-on, il y a là le défaut d'un cercle logique, car nous avons employé le critère de la cohérence pour choisir la cohérence comme critère du vrai. Oui, mais un tel cercle est inévitable dans un idéalisme. C'est le problème de la recherche du critère du vrai mis en évidence par Platon. Pour reconnaître la vérité, il faut déjà la connaître... Mais selon la Reconnaissance, ça n'est pas un problème, car justement, il s'agit non pas de connaître, c'est-à-dire d'acquérir des informations nouvelles, mais de reconnaître que que l'on sait déjà confusément. Réminiscence de l'inné, dirait Socrate, et non gain venu de l'extérieur.
3) - ce qui nous conduit naturellement à la troisième connaissance. Quand l'intuition, même complétée par la raison, ne suffit plus, nous faisons appel au "témoignage valide", digne de confiance (âpta, shruti, âgama, etc.). Si mon intuition de l'espace et mes déductions ne suffisent pas à être sûr de la direction à prendre, je m'arrête et je demande. Si possible à quelqu'un qui parait digne de confiance. C'est le rôle de la Tradition. AU-delà des limites de l'intuition et de la raison, la tradition me permet d'envisager des possibilité inouïes, des évidences oubliées. Grâce à l'Autre, je sors de mes schémas, de mes habitudes. la conscience peut retrouver sa souplesse. Bien sûr, en faisant ce choix je prend un risque. Comment savoir que ce témoignage est digne de confiance ? Là encore, la Reconnaissance répond que tout témoignage est une révélation de la connaissance totale. Les religions et même les savoirs profanes sont des fragments de la Tradition Primordiale, si j'ose dire. Et cette Tradition, je sais qu'elle est vraie, car, en son fond, elle n'est autre que la conscience, même confuse, que j'ai de moi-même en tant que conscience universelle. La Tradition n'est pas seulement un corpus de savoirs et de savoirs-faire. Elle est surtout l'instinct du vrai (prasiddhi, pratibhâ), qui existe bien car je suis conscience universelle, atemporelle, omniprésente, omnisciente et omnicréante. L'écoute d'une tradition est encore réalisation de soi, reconnaissance de soi, réminiscence. La découverte d'un texte réveilleur est retrouvaille de ce que j'ai toujours su intuitivement. c'est ainsi que la tradition, en son tréfonds, rejoint l'intuition prise en sa racine. En ce sens, le critère du vrai est l'évidence : une connaissance connue par soi. Pourquoi donner crédit à tel témoignage alors que mes sens et ma raison sont limités ? Pourquoi tel témoignage plutôt que tel autre ? Parce que j'ai, en moi, un critère de discernement. J'ai une boussole et, en vérité, je suis cette boussole. 

Voila comment, en bref, le vrai, l'intuition, la raison, le langage, la tradition, l'évidence, les chemins et le but, et ainsi de suite, sont différentes facettes de l'unique diamant de l'Âme, de la réalisation totale, de la reconnaissance.


jeudi 14 mars 2019

La fascination de l'Être

Ramana et le chien éveillé Jackie


Se délivrer de la fascination pour les choses
semble difficile, voire surhumain.
Pourtant, nous sommes animés par un désir de l'Être.
Tout désir est désir de Dieu.
Une vague s'élève de l'océan : où retourne t-elle, si ce n'est en la masse océane ?
L'âme, l'ego, le mental, peut se laisser séduire par le divin.

Ramana en parle. Dans un Entretien, il admet que la "plongée en soi" (âtma-vicâra, mârgana) peut être comparée à une forme d'hypnose :

Question : un enchaînement de pensées ou de questions [du genre "Qui suis-je ?"] peut-il induire une auto-hypnose ? Ne faut-il pas le réduire en un seul point qui analyse ce qui ne peut l'être, le "je" insaisissable, vaguement perçu et fondamental ? [question mal formulée ou traduite, mais c'est la réponse de Ramana qui est intéressante]

Ramana : - Oui. C'est vraiment comme regarder dans le vide [vacancy] ou dans un cristal étincelant ou une lumière.

(Talks, éd 1996, p. 27)

Il précise plus loin que cette hypnose est plutôt de l'ordre du ressenti (feeling) que du discours intérieur. Dans son propre récit d'éveil, il dit d'ailleurs que sa "plongée dans le Soi" s'est passée presque sans aucun discours intérieur - c'est une plongée intuitive ou presque. 

Ainsi, la fameuse question "Qui suis-je ?" n'est pas une question qui invite à un développement raisonné, mais un doigt qui pointe vers la lune du Soi. Si je suis agité, qui est agité ? Si je suis distrait, qui est distrait ? Si "je n'y arrive pas", qui n'y arrive pas ? Et ainsi de suite. Il est vrai que, parfois, Ramana se lançait dans des développements en réponse à "Qui suis-je ?", comme du reste il le fit dans son oeuvre intitulée justement Qui suis-je ? Une partie de ces développements sont empruntés au vocabulaire de l'Advaita Vedânta, une voie d'éveil par l'intellect. 

Mais en réalité, il me parait clair que, quand on considère l'ensemble de son enseignement, Ramana ne propose pas une démarche védântique, une progression raisonnée vers le Soi en suivant la méthode du Vedânta, mais il conseille plutôt une "plongée" directe, intuitive, dans la sensation d'être, dans le ressenti "je suis je", comme il dit, jusqu'à parfaite stabilisation. C'est une voie de méditation, de destruction progressive du mental, c'est-à-dire des "habitudes" (vâsanâ), du moins de celles qui sont extraverties et qui distraient le Soi de lui-même, qui font glisser du "je suis je" au "je suis ceci, cela". 

Ramana employait volontiers le mot sanskrit mârgana pour désigner cette plongée intuitive vers le centre de soi. Le terme vicâra est plus connu, mais je suis à peu près certain qu'il est plus étranger à ce que Ramana voulait dire. Il l'a emprunté à Swâmî Nishcâldâs, auteur d'un best-seller védântique au XIXe siècle, qui a été l'une des sources d’inspiration principale du "jeune" Ramana. Mârgana désigne une recherche, une investigation, mais aussi une requête, l'acte de mendier, de supplier, de solliciter. Le "Qui suis-je ?" est donc une résorption de l'ego dans le Soi, du faux Moi dans le vrai Moi. On est très loin du Vedânta, mais très proche de l'oraison chrétienne "de silence et de repos". Même vicâra ne signifie pas seulement "réflexion rationnelle" ou "examen systématique", mais aussi "observation", renvoyant ainsi à quelque chose de moins discursif et de plus intuitif. Du reste, le maître cachemirien Abhinava Goupta l'emploie parfois dans ce sens d'observation directe, intuitive. Le "Qui suis-je ?" est donc un acte de retournement de l'attention, ou disons de reflux, de toutes les énergies du corps et de l'esprit vers leur Source commune. A mon avis, cette Source est ce que j'appelle la vibration du cœur ou le ressenti viscéral.

Pratiquer le "Qui suis-je ?", c'est donc s'ouvrir au désir le plus profond qui nous anime : le désir de l'Être, celui qui a poussé le jeune Ramana à plonger en lui-même un jour de 1895, puis à quitter sa famille pour rejoindre "son Père". 

Je mets en ce moment la dernière main à une traduction commentée des œuvres sanskrites de Ramana. C'est une délectation de pouvoir "plonger" au plus près de sa pensée, souvent déformée, tronquée ou comprise de travers, alors qu'elle est claire et précise.


Ramana et la vache éveillée Lakshmî

mercredi 13 mars 2019

Stage à Marseille et conférence


Week-end d’étude
du Vijnâna Bhairava
tantra

SHIVALAYA – MARSEILLE
23 - 24 mars 2019

À la rencontre du 
Trésor des Yoginîs : 
découverte et pratique
des jeux d'éveil du 
Vijnâna Bhairava Tantra 

Animé par David DUBOIS

Nous avons le pressentiment que toute expérience
est une Porte vers la liberté. Nous savons aussi
que toute approche spirituelle comporte une part
de vérité. Mais ces approches sont bien souvent
exclusives... Et comment goûter le Sacré dans les
expériences amères ou dans la banalité du
quotidien ? Comme vivre chaque moment comme
une occasion d'émerveillement ? Or il y a, en Inde,
une collection unique d'instructions d'éveil et de
méditation, un trésor de tous les yogas, nommé
Vijnâna Bhairava Tantra ou Tantra de
l'expérience directe, de la reconnaissance de la
Source en nous. Libre de toute doctrine exclusive,
cet enseignement unique, issu d'une tradition
vivante et généreuse, réconcilie la spiritualité et
l'agitation : rien n'est exclu.
Durant ce weekend, nous explorerons cet esprit
de liberté à travers des jeux d'éveil, à travers le
corps, le souffle, les émotions, les imprévus, la
douleur, les handicaps, le plaisir... Dans cette
approche libre et inclusive, tous les obstacles se
dévoilent comme Portes vers l'essentiel. Le seul
obstacle est le manque d'audace.

David Dubois est philosophe et traducteur du
sanskrit. Amoureux du Tantra du Cachemire
depuis l'adolescence, il partage ses trésors dans
un esprit de liberté. Il a publié une vingtaine de
livres et anime un blog depuis douze ans.

Inscription et info : cabauemmanuelle@gmail.com

Et un petit livre pour aller plus loin

60 expériences de vie intérieure, éditions Almora

Quels sont les points importants de la pratique de la méditation ?

les deux ailes de l'oiseau-philosophe (Mongolie)

Il n'y a pas de vie intérieure ou philosophique sans maîtrise de l'attention. Dans un monde livré à "l'économie de l'attention", l'exercice de l'attention est plus que jamais nécessaire.

Cet exercice est la méditation.

Quels sont les points les plus importants de la méditation ?


  1. Varier l'intensité de l'attention, alterner entre phases intenses et phases de relâchement. Tension et détente, une clé : il ne s'agit pas de rester tendu jusqu'au dégoût, ni de dormir. 
  2. Pratiquer souvent, mais pas longtemps.
  3. Ne pas réduire la méditation à une posture ou un environnement. Méditer partout, tout le temps, varier les positions, les regards, les mouvements. C'est important pour assouplir l'attention.
  4. Avoir un objet d'attention clair, même si cela peut être un champ sensoriel, de l'eau qui coule ou le silence intérieur.
  5. Concentrer parfois l'attention sur un point, pendant quelques secondes. Très efficace. Ne pas hésiter à changer d'objet d'attention.
  6. La méditation idéale est l'attention retournée vers sa source. Mais, si cela paraît difficile, même si l'on a un siècle d'expérience et de pratique, il faut revenir à un objet plus clair pendant un moment.
  7. L'immobilité du corps est une pratique simple, accessible.
  8. L'immobilité du regard est une pratique puissante. Il y a deux possibilités : fixer un point, ou poser l'attention sur le pourtour du champs visuel.
  9. L'attention à la sensation globale du corps est une pratique très abordable, accessible à chaque instant de l'état de veille. Mettre l'accent sur la disparition des sensations dans l'espace, comme si le corps tactile était une torche enflammée.
  10. Si l'attention à la sensation globale du corps semble trop vague, on peut poser l'attention sur une zone de tension (le ventre par exemple), de détente (les mains posées, par exemple) ou de plaisir (la colonne vertébrale, par exemple).
  11. L'attention se fatigue vite : il faut une pratique simple, ce qui n'empêche de pouvoir varier les objets et les intensités.
  12. La respiration est un autre objet très accessible : l'expiration pour mettre l'accent sur la détente et remédier à l'agitation ; l'inspiration pour mettre l'accent sur l'énergie et remédier à la torpeur.
Voilà dix conseils qui me paraissent praticables. Ils permettent de pratiquer en toutes circonstances et de faire de grands progrès. La pratique a lieu dès qu'on y pense. 

Remarquez que je ne parle pas de séance ni de lieu "dédié à la pratique", etc. Pourquoi ? Parce qu'il faut commencer la pratique de la méditation par... la pratique de la méditation. Aller de l'intérieur vers l'extérieur. Être le moins dépendant possible. Il existe d’innombrables sortes de pratique de la méditation, mais elles sont toutes des pratiques de l'attention. C'est l'attention qui est au cœur de la pratique. Le reste est secondaire. Ne dépendre que de l'attention, laquelle commande le reste. Plus la pratique est souple et simple, plus nous aurons de chance de persévérer sur la durée. Sans longue durée, il n'y a pas de résultat durables.

Une fois ce cadre posé, on peut plonger dans le silence du cœur, qui est la méditation véritable, si j'ose dire. Un versant négatif : le silence intérieur. Et un versant positif : la vibration du cœur. Voyez les autres articles de ce blog pour plus de détails sur ce sujet. Les conseils proposés ci-dessus restent toujours valables : ils accompagnent la méditation essentielle.

Enfin, l'expérience seule restera toujours décevante sans un cadre qui lui donne sens. 

Ce cadre, c'est que je suis conscience et que tout est conscience, dans la conscience, par la conscience. 

C'est, disons, l'aspect plus réflexif de la vie intérieure ou philosophique. Seule cette conjonction d'expérience et de réflexion est libératrice et rend possible une évolution équilibrée. Le silence et l'expérience de la plénitude, seules, ne permettent pas d'être vraiment libre. Il est vrai que les concepts, seuls, sont creux. Mais l'expérience, en elle-même, est aveugle. Elle peut comporter un pressentiment, une intuition, mais il faut bien y réfléchir pour interpréter cette intuition, même si l'on ne peut bien sûr pas être instantanément certain de tout. Par exemple, le ressenti de la vibration du cœur comporte l'intuition d'une unité, d'une valeur et d'une finalité bonne. Mais cela ne nous donne pas les détails de ce qui se passe après la mort, ni ce qu'il faut faire dans telle situation. Pour cela, il faut d'autres expériences et de la réflexion sur l'intuition. C'est comme si l'on recevait un message elliptique, un oracle si vous préférez, que l'on devait ensuite déchiffrer. Et puis il reste encore à penser aux implications morales (les relations, l'éducation, la mort...), politiques (l'organisation, l'identité, l’environnement....), économiques (la nourriture, l'énergie...) et autres, de cette intuition. Donc la pensée est incontournable, même si elle est éclairée par autre chose.

Voilà les points importants de la pratique de la méditation.