Un principe général du tantrisme est que c'est par le mal qu'on se libère du mal. Ou, du moins, "ce qui entrave l'homme vulgaire libère le sage". Cet axiome est par ailleurs si répandu qu'on le retrouve dans l'homéopathie comme du reste dans tout "réalisme politique".
Or l'engagement politique - être roi ou ministre, par exemple - était considéré dans l'Inde brahmanique (jusque vers le IIIe siècle) comme un sérieux obstacle à la délivrance spirituelle. Seuls les ascètes ou les renonçants pouvaient songer sérieusement à s'affranchir du cycle des renaissances, le fameux samsâra.
Mais à partir du IVe siècle, le tantrisme a proposé une vision radicalement nouvelle, une promesse de réconciliation des jouissances de ce monde avec la liberté intérieure. La clef de cette réconciliation, c'est la Gnose (jnâna) révélée à travers une initiation et mise en oeuvre, jusqu'à la mort, dans des rituels quotidiens. Ainsi il devient sensé de cultiver les plaisirs des sens et un certain esthétisme tout en s'épanouissant intérieurement. Les traditions tantriques, souvent, ne font pas mystère de leur vision de la sensualité. Ainsi, Longchenpa admet volontier que le yoga sexuel est une pratique légitime dans le dzogchen, mais seulement, ajoute t-il, pour les disciples attachés au sexe. Il en va de même dans le shivaïsme du Cachemire. Comme dit un texte anonyme, "les gens sont attachés à la viande, au vin et aux plaisirs de la chair. Si on leur demande d'y renoncer pour accéder à l'enseignement, ils s'en irrons voir ailleurs". D'autres représentants de ce mouvement voient le sexe comme une fin. Quoi qu'il en soit, ce sensualisme (qui ne se réduit évidemment pas au sexe) a sans aucun doute été pour beaucoup dans le succès du tantrisme.
Selon les adeptes de ce courant qui a depuis totalement transformé le visage des religions de l'Inde et d'Asie, il devient alors possible de continuer à vivre dans le monde, tout en cultivant une identité secrète absolument libre. La noblesse spirituelle n'est plus réservée à une élite de brahmanes ou de moines bouddhistes. Outre ses attraits évidents, cette approche permet d'espérer l'obtention de pouvoirs surnaturels. Or les roitelets indiens, vivants dans l'insécurité et les incertitude d'une l'Inde féodale morcelée, avaient grand désir de ces pouvoirs, tout comme aujourd'hui les "hommes politiques" continuent de quémander les astrologues. Cette complicité des rois et des adeptes tantriques pour atteindre et conserver le pouvoir est la principale raison des succès du tantrisme, tant en Inde que dans ses "colonies" culturelles, à savoir le Népal, le Tibet, l'Afghanistan, la Mongolie, la Kalmoukie, la Chine, le Japon, la Corée, le Vietnam (Champa), le Cambodge, la Thailande, la Malaisie, l'Indonésie et le Srîlanka. Dans toutes ces régions, le pouvoir - les lignées royales - se sont alloués les services de prêtres tantriques.
Quelques exemples :
Les Empereurs de Chine mandchous ; l'Empereur du Japon ; Kubilai Khan ; la dernière lignée des rois du Népal. Cette dernière aurait accédé au pouvoir grâce à l'aide d'un yogî nâth. Les Nâths sont une tradition indienne médiévale, fondée par le légendaire Goraksha vers le XIIe. Innombrables sont les légendes régionnales qui, en Inde ou au Népal, racontent leur hauts faits auprès des puissants. Depuis quelques décennies, ethnologues et indianistes ont produits des études sur ces collaborations qui ont, dans une mesure certaine, commandé les destinées des peuples asiatiques.
Evidemment, ces collusions n'ont jamais été sans risques, surtout aux yeux de ceux qui les commanditaient. Le yogî, le sorcier ou le prêtre tantrique sont des êtres redoutables et redoutés, et se les rallier est un choix à double tranchant. Certains lecteurs se rappellent peut-être l'assassinat, il y a quelques années, de la quasi totalité de la famille royale du Népal par l'un de ses fils. Je me suis laissé dire par des initiés indigènes que les causes en étaient occultes, et avaient étées prophétisées par le yogî nâth qui avait aidé le fondateur de la dynastie à accéder au pouvoir.
Cette collaboration empreinte de méfiance n'est, cependant, pas une nouveauté du tantrisme. A l'époque védique déjà la rivalité entre les brahmanes et les rois était présente, comme en témoigne l'histoire de Parashourâma, incarnation de Vishnou qui venge les bramanes en tuant tous les nobles. De même, l'idée que le pouvoir et la spiritualité sont compatibles est présente dans la figure du roi Janaka et jusque dans la Bhagavadgîtâ. Le message de Krishna est, en effet, que c'est en luttant pour un pouvoir légitime qu'un guerrier accède au salut.
Mais le tantrisme démultiplie ces possibilités.
Et cela continue dans l'Inde moderne. J'évoquais les Nâths, les "inventeurs" du hatha-yoga. Suite à leur succès immense au Moyen-Âge, ils sont présents dans toute l'Inde. Après un léger recul au XXe siècle, ils sont en pleine renaissance. Mais de nombreuses branches régionales sont en outre apparues, avec leurs saints et leurs légendes dorées, comme par exemple les Navnâths du Mahârâshtra dont se réclamait Nisargadatta Maharaj. Il y a aussi une branche srîlankaise tamoule et à présent américanisée, et de nombreux ashrams au Râjasthân (le "Pays des rois"...), etc. Marco Polo décrivait déjà leurs pratiques d'alchimie et leurs grands pouvoirs.
Au jour d'aujourd'hui, il y a même des Nâths engagés en politique. C'est le cas, en particulier, d'Avedyanâth, "abbé" du principal monastère nâth d'Inde et du Népal, situé comme il se doit à Gorakhpur. Au cours d'une visite en 1998, j'avais été frappé par leur allure militaire, avec mitraillettes et lunettes noires, parcourant la ville à tombeau ouverts dans leurs 4x4. Le successeur désigné d'Avedyanâth, Adityanâth, a déjà un beau casier judiciaire, de quoi en somme asseoir sa réputation d'homme fort. Leur temple-quartier-général est une sorte de Disney-land grotesque, avec statues en plâtre et fresques édifiantes. Ils sont également très actifs contre les Musulmans. Il est vrais que ces derniers font preuve d'une agressivité croissante envers les Hindous, mais je ne suis pas sûr que la solution prônée par les Nâths soit la meilleure... Ils veulent tout simplement créer un "Royaume de Râm", c'est-à-dire prendre le pouvoir, encore plus de pouvoir, exactement comme les islamistes.
Evidemment, tous les Nâths ne sont pas des parrains. Beaucoup vivent humblement, fument un peu et pratiquent le yoga. Mais je souhaitais juste attirer l'attention sur la proximité, pour ne pas dire la confusion, entre le politique et le religieux qui existe aussi en Orient. Pas partout, certes, et pas autant qu'en Occident. Mais parfois, oui, et parfois dans la rubrique criminelle.
Plus profondément, la question qui se pose est la suivante : Dans quelle mesure sensualité et spiritualité sont-elles compatibles ? Est-il possible d'employer les "moyens habiles" (argent, pouvoir, violence, art, etc., bref la vie) pour cultiver une authentique liberté ? A mon sens, ce problème est d'autant plus important qu'il se pose également pour les religions du Livre. De plus, qui, aujourd'hui, est prêt à sacrifier tous ses plaisirs pour la spiritualité ?