"Une nuit de l'âme" : sujet à la mode. Mais sait-on exactement de quoi il s'agit et pourquoi cela arrive ?
Tout d'abord, il ne faut pas confondre les nuits avec tout ce qui peut arriver de négatif : dépression, mélancolie, pessimisme, fatigue ou impression de faire face à des obstacles insurmontables.
Une nuit est quelque chose de plus précis : après avoir éprouvé, de façon directe, indubitable et sur une assez longue durée, une Présence de plénitude absolue, de beau et de bon, accompagnée d'une paix profonde, cette Présence s'absente soudain, et les forces de l'ego, du mental, etc. semblent ressurgir de plus belle. Cela peut durer plusieurs mois, années, voire toute la vie.
Rappelons aussi que cette idée d'une nuit de l'âme n'est pas enseignée dans toutes les traditions. On ne la retrouve pas dans le Tantra en général. Toutefois, il y a dans le Tantra l'idée, peut-être proche, d'une réaction inévitable des forces démoniaques, réaction face à tout progrès véritable en direction de la liberté spirituelle. L'idée de nuit est propre à la mystique catholique et, en particulier, à l'enseignement de Jean de la Croix.
L'explication traditionnelle des nuits de l'âme est donc la suivante : après avoir rencontré Dieu dans une présence immédiate, celui-ci s'absente afin de purifier l'âme. Les nuits seraient donc une forme de purification. De quoi ? De l'ego, c'est-à-dire de l'amour-propre, de la tendance si profonde à tout rapporter à soi. Or, cette habitude est l'obstacle principal à notre bonheur spirituel. Nous croyons avoir goûté la Présence, mais en réalité, nous avons goûté ses effets en nous, et ce que nous aimons, c'est d'abord nous et ces effets que la Présence nous procure. Cela nous flatte. Pour nous apprendre donc à plonger dans la Présence elle-même sans rien attendre d'autre - autrement dit pour apprendre à aimer de manière désintéressée - la Présence semble nous priver de sa présence, ou du moins de ses effets les plus sensibles, ceux auxquels on s'était attaché.
Nous sentons alors des états de vide, mais insipides, sans magie, sans saveur, nous éprouvons la lourdeur de notre ego, de nos illusions, de nos habitudes. Nous sentons une paix comme pesante et maudite. L'obstacle entre nous et la Présence, c'est nous. Il était là déjà, mais nous ne le sentions pas. Nous sentons à présent que nous devons nous laisser faire, que nous sommes impuissants à nous libérer de nous-mêmes, mais nos tendances se rebellent à l'aveugle, comme habités par une rage pure. Nous savons où est le Bien, mais nous somme privés de la grâce, semble-t-il, et destinés à être habités par le mal. Parfois, la magie revient, mais nous rechutons aussitôt. Nous sommes distraits mille fois le jour et, au mieux, nous avons l'impression d'être ballotés de haut en bas, incapables de "stabiliser" la précieuse Présence.
Que faire ?
Tout d'abord, s'assurer que nous en sommes bien là. Peut-être que notre état n'est pas une nuit, ou la nuit - car il n'y en a généralement qu'une seule. Peut-être, en effet, sommes-nous simplement paresseux, ou bien nous manquons de sommeil, ou bien nous menons une vie totalement déréglée. Peut-être faut-il commencer par revoir notre hygiène de vie ?
Mais s'il s'agit vraiment de la nuit, alors la seule chose à faire est de persévérer. De même que les forces de l'ego nous prennent alors d'assaut avec une rage aveugle, nous sommes nous aussi appelés à nous donner à la Présence avec une confiance aveugle. Nous ne pouvons pas tout comprendre, notre entendement a ses limites. Parfois, l'issue est une question de cœur et de courage, plus que de finesse.
Mais que faire si le mental et l'imagination et les fantasmes les plus ténébreux semblent renaître ? Voire que ce ne sont là que des jeux de forces aveugles, des réactions mécaniques. Ne pas juger. Le mental n'a pas d'importance pour le progrès spirituel. Ce qui compte, c'est l'orientation du cœur. Le cœur, c'est ce lieu en nous qui n'est pas de nous, mais de la Présence. Il est toujours libre de s'orienter vers la Présence. L'imagination ne peut rien contre le cœur. Même l'amour humain nous le montre assez : quand je suis amoureux, mon amour demeure, même si mon imagination envisage mille autres objets selon les circonstances. Il reste un fond, un courant profond.
La nuit de l'âme invite donc à la confiance, à laisser le cœur être ce qu'il est : le centre de nous, par nature orienté vers la Présence absolue. Tant que ce courant ne s'interrompe pas, peu importe le corps et le mental.
Si, en revanche, je constate que je me suis détourné de la Présence du fond de mon cœur, alors je me reconnecte, me réoriente, vers la Présence. Sans chercher à trop ressentir, sans chercher de preuve, sans chercher une expérience particulière, car parfois cela est impossible, le corps et l'esprit sont trop agités ou alourdis. En revanche, le cœur peut toujours se tourner vers la Présence, comme un miroir tourné vers le ciel même au milieu d'une tempête.
Et ensuite ? Et ensuite répéter. Plonger encore et encore, doucement. Sans précipitation, avec patience infinie, tout en se rappelant qu'une fois cette Présence goûtée, il n'y a plus de retour en arrière possible. Nous n'avons qu'à nous laisser assouplir et tanner comme du cuir.
Et après ? Et après, se confier à cette Présence, même si l'on ne la ressent pas. Apprendre à faire confiance. C'est le chemin. Apprendre à se laisser aller, ce qui n'est pas exactement la même chose que détendre le corps, quoi que la détente (la posture, la respiration, l'hygiène quotidienne) puissent aider un peu, mais en veillant à ne pas s'attacher à ces éléments extérieurs et à ne pas perdre de vu la Présence absolue. Ma chair gémit, ou s'endort, mon imagination fait la folle : soit, mais mon cœur veille, fidèle. C'est le prix de la liberté véritable. Les diables se déchaînent, le hasard se retourne, les évènements sont injustes, révoltants, intolérables : très bien. Mais je demeure ferme dans cette nuit. Sans penser à rien. En vivant comme si j'étais déjà mort. Je laisse ma nature protester tant qu'elle voudra. La braise du cœur demeure et le maître véritable - la vie - poursuit son œuvre mystérieuse.
Après la nuit viendra le jour. Après les ténèbres, la lumière. N'oublions pas que cette souffrance a une seule cause : mes résistances, l'habitude prise de puis si longtemps de vouloir vivre uniquement pour moi, comme si j'existais par moi-même, comme si j'étais une entité séparée et transcendante. Mais non. Alors cette souffrance, c'est de la rééducation de l'âme. Un sevrage. Un mauvais moment. Et encore, même dans ces bas-fonds je sens la Présence, je sens l'intelligence et, oui, l'amour. Alors je me laisse ensevelir. Et je m'oublie, et je laisse la Présence faire son œuvre, car je serai bien incapable de la faire. Tout ce que je puis faire, ici, est de me laisser faire. C'est presque impossible, parce que c'est comme mourir. Cela va à l'encontre des instincts les plus fondamentaux. Et pourtant, c'est aussi naturel. La mort est naturelle. Rencontrer la mort est aussi naturel. Et renaître est, aussi, naturel. Et ce processus n'a pas de fin.
La nuit de l'âme, c'est être conduit par des détours, mais pour aller droit. C'est le sacrifice de soi, ou de ce que l'on croit être soi. C'est la douleur de la croissance, de l'enfantement, c'est le deuil de l'illusion.
On dira peut-être : Mais le Tantra, c'est la joie, le positif, l'élan de vie ! Oui, mais la nuit en fait partie, ou du moins est le détour qui y conduit directement. Qui dira que l'accouchement n'est pas une sorte de joie ? Pour atteindre au véritable commencement, il faut sans doute aller à la fin de toutes choses. Mais dans la nuit, il n'y a pas que cette douleur. Il y a déjà une joie secrète, comme la sève au fond de l'écorce, lovée dans les racines plongées dans la glace.
Bref, tout est prévu. Il n'y a qu'à faire confiance. Plus il y a résistance, plus il y a souffrance. Pas nécessairement physique, mais spirituelle. Et il n'y a pas d'autre issue. Quel mystère. Quelle merveille. Quelle beauté.