Utpaladeva décrit l'expérience, ici et maintenant :
sphuradrūpatā sphuraṇakartṛtā abhāvāpratiyoginy abhāvavyāpinī sattā bhavattā bhavanakartṛtā nityā deśakālāsparśāt saiva pratyavamarśātmā citikriyāśāktiḥ /
"Elle se présente comme claire manifestation, elle est (aussi) la source de cette claire manifestation, elle n'est pas le contraire de l'absence (car) elle infuse aussi l'absence, elle est l'existence, l'acte d'exister et l'agent de l'existence, toujours présente car elle n'est pas affectée par le moment et le lieu : c'est elle, cette énergie de conscience qui consiste en ressenti de soi." (Vritti, I, 5, 14)
Voici comment ça se présente :
une sphère de lumières au milieu de rien.
Cette sphère est comme une immense bouche, un œil grand ouvert.
Elle est faite de sensations, de couleurs, de formes, de sons (dont les mots), de vaguelettes, de pétillements, de frémissements, de vagues plus lentes, de nuées chaudes ou fraîches, de nœuds...
Cette sphère est "claire manifestation" (sphurat) en pleine action, en éclosion permanente, comme une explosion sans fin, une fulguration, un scintillement évident.
Or, le mystère ne s'épuise pas dans cette boule de magma sensible. Car "je suis" l'agent de cette manifestation. Je suis la source. Au fond de ce magma, dans les entrailles, il y a une pure extase, une sortie, un jaillissement. Et au fond de ce fond, un mystère, un ravissement encore plus subtil. Et tout ça, dans rien. Car il n'y a plus rien avec quoi comparer. Le mystère déborde tout. Et tout est le mystère en plein débordement. Un feu qui se dévore soi-même. Quelques indigestions, des souffrances. Mais le feu gagne toujours. Car le feu est le temps. Le temps est la mort. La mort est l’évanescence. L'évanescence est libération dans le rien. Le rien est source du tout. Qui revient dans le rien. Comment ? Je n'en sais rien.
Voilà. C'est le monde. C'est le corps. C'est pareil, comme l'envers et l'endroit.
Quand je me mets à l'unisson de ce fond de rien, c'est la "méditation de Shiva". Rien absolu. Silence absolu. Mystère absolu, qui ne sert à rien. Qui ne sert rien, ni personne. L'expérience est son propre fruit. Elle est absolue, complète, pleine, car il n'y a rien en dehors. Elle se dépasse elle-même, jamais confinée. La merveille des merveilles ne sert à rien. Elle se sert elle-même. Elle se sert de tout, elle qui ne sert à rien.
Ça n'est pas l'esprit, ça n'est pas le corps, c'est toujours ici, à jamais insaisissable.
Dans "amour inconditionnel", il y a "inconditionnel", sans condition, désintéressé, pas intéressé par l'utile, le bien, tout ça. Libre. Grâce gratuite, gracieuse. Absolue. Pas relative. Absolue. Suprême. Ultime. Totalement inutile.
Philosophie et mystique, voie de la connaissance et de l'amour. Philo-sophia, amour de la sagesse, désir de vérité, expérience et réflexion. Yoga ou union du cœur et de la tête. La philosophie comme yoga, la philosophie comme pratique, éclairée et nourrie par la tradition du Tantra et autres sources que nous ont léguées nos ancêtres. Formation tantra traditionnel.
mardi 31 mars 2020
lundi 30 mars 2020
Les leçons du nazisme
Pendant longtemps, l'étude du nazisme a été un tabou. Selon certains, il fallait commémorer, sans chercher à comprendre, car chercher à comprendre, ce serait déjà se compromettre avec le nazisme.
Mais cette vision religieuse, prémoderne, est sans fondement.
Car il y a bien des leçons à tirer du nazisme.
La pionnière en ce domaine fut la philosophe Hannah Arendt. Loin d'être une question de "banalité du mal", son enquête a au contraire montré que la "solution finale" (qui ne se limite pas aux camps d'extermination) reposait sur une idéologie bien précise. Les Nazis n'étaient pas des fous, ni des rationalistes extrémistes, mais des personnes avec une "vision du monde" (weltanschauung) clairement formulée.
Un film sur Hannah Arendt :
Lire son livre (basé sur ses articles comme journaliste) :
Eichmann à Jérusalem
Sa couverture du procès d'Eichmann, le logisticien de la "solution finale", a incité des psychologue, comme Stanley Milgram, à monter des expériences pour comprendre cette hypothèse de Arendt, selon laquelle les criminels ne sont pas nécessairement des psychopathes. Voici un remake de cette expérience sous forme de jeu télé :
L'étude du nazisme nous apprend que les crimes de masse peuvent être perpétrés par des gens normaux.
Cependant, ces gens normaux étaient les cobayes d'une idéologie particulière : un "management" par la liberté et l'esprit de compétition. Sur cette question, le grand spécialiste est Chapoutot :
Cette idéologie du management par la liberté ("arbeit macht frei") n'est qu'une des facettes de l'idéologie nazie, laquelle prônait un retour à la nature et à des valeurs prémodernes d'instinct, de ressenti et de force vitale :
Ainsi le nazisme est une source importante de l'idéologie du management, de l'idée d'"école de commerce", du démantèlement de l'Etat au profit d'innombrables agences, de la "guerre économique", du travail comme lieu d'épanouissement, etc.
Par ailleurs, le nazisme fut une force importance de l'écologisme avec sont fondement romanticiste : le retour à la nature. Pour les Nazis, la patrie est une entité naturelle, c'est la Terre-Mère. Le nazisme se fonde certes sur une interprétation fausse de Darwin (la sélection naturelle) pour justifier un retour à l'instinct et à l'intuition. Mais il puise bien son idée de retour à la nature dans des pensées écologistes. Le parti nazi a promu le naturisme et le retour à la nature. Les années 30, en Allemagne, virent des progrès sans précédent du droit des animaux. Hitler était végétarien et, comme Eichmann et beaucoup de SS, il aimait sincèrement les animaux.
Le nazisme n'est pas une aberration moderne, comme on le dit souvent, mais bien une réaction anti-moderne, anti-rationaliste, anti-Lumières, anti-démocratique (Hitler n'a pas été élu), qui prône un retour à un mode de vie plus proche de la nature, plus "sain". Ça n'est pas un hasard si Heidegger, le philosophe de la zénitude champêtre, se senti si à son aise dans cette ambiance : il était, lui aussi, anti-intellectuel, anti-technique, etc. Il était, comme Guénon, un intellectuel anti-intellectuel et profondément fasciné par l'"ordre naturel des choses".
Tout ceci éclaire les discours contemporains sur la nature. La Mère-Nature. Et quand j'entends certains défendre l'idée que le libre-arbitre est "imaginaire", que la personne est "imaginaire", que "chacun doit avoir un métier selon sa nature", qu'il y a une nature "pour chaque race", que tout concept est une "dégénérescence", qu'il ne faut pas penser mais "ressentir", etc., j'entends une continuité avec le romantisme réactionnaire et le nazisme. Surtout quand on sait que ces gens, comme Guénon, ont milité dans l'Action Française et autres organisations d'extrême-droite.
Ce mouvement comprend de nombreuses branches et groupuscules, certes. Mais ils ont un axe commun : la haine de la démocratie, du peuple, de la liberté, de l'inconnu, du progrès. Relisez Guénon et ceux qui, en ce moment même, prêchent du Guénon en prétendant enseigner certaines spiritualités orientales, et vous comprendrez mieux leur haine de tout ce qui est "moderne" et leur fascination pour le totalitarisme, avec d'abord l'islam, puis une Egypte et une Inde fantasmées. Pour tous ces gens comme pour les Nazis, les Droits de l'Homme sont une abomination juivo-maçonnique. Tout comme pour les islamistes, les guénoniens et leur épigones New Age. Ils détestent tout ce qui est universel et se nourrissent du relativisme post-moderne. Ils conspuent l'humanisme au nom de la nature et de l'instinct.
Le nazisme est un anti-intellectualisme.
Le nazisme est fasciné par la Grèce fantasmée de Nietzsche. Une Grèce irrationnelle, une Grèce amputée, une Grèce sans hellénisme. Un hellénisme sans Juifs.
Bien sûr, être manager, végétarien, écolo, naturiste et adepte du "ressenti" à tous crins, ne fait pas de vous un Nazi. D'autant plus qu'en général, vous n'avez aucune culture politique. Mais cela fait de vous des moutons égarés. Et les moutons égarés ne le restent pas longtemps.
Et c'est ainsi qu'on voit des gens "de gauche" être adeptes d'idéologies de la droite la plus extrême.
Quelle curieuse époque !
Derrière l'écologisme, derrière le nazisme, derrière le New Age, il y a des idées. Des pensées. Les gens qui vous disent "Ne pensez pas" pensent. Si vous refusez de voir cela, de sortir de l'état de minorité intellectuelle, alors vous serez manipulé par des gens qui disent qu'ils n'ont "pas de croyance", mais qui ont des croyances. Des systèmes de croyance. Des systèmes cohérents.
Cela étant, ça n'est pas si étonnant, il y a toujours eu des collusions entre extrême-gauche et extrême-droite. Et toutes les idéologies se recoupent partiellement : ce sont des assemblages différents des mêmes pièces.
Sur ce sujet, je conseille aussi le livre de Luc Ferry (sans doute son meilleur) :
Le Nouvel ordre écologique
Une critique
Sur le plan de la politique internationale face au nazisme, il y a ce livre remarquable, à lire et à relire, plein de leçons à retenir :
Apaiser Hitler, Ils voulaient la paix, ils eurent le déshonneur. Et la guerre
Enfin, je rappelle deux exemples de vie intérieure dans le cadre de la "solution finale" : Etty Hillesum et Jacques Lusseyran.
Le nazisme est un système de pensée cohérent. Une théorie, un projet délibéré. Pas une folie venue d'on ne sait où. A étudier de près, tout comme d'autres systèmes totalitaires. Pour en tirer les leçons et progresser vraiment.
Mais cette vision religieuse, prémoderne, est sans fondement.
Car il y a bien des leçons à tirer du nazisme.
La pionnière en ce domaine fut la philosophe Hannah Arendt. Loin d'être une question de "banalité du mal", son enquête a au contraire montré que la "solution finale" (qui ne se limite pas aux camps d'extermination) reposait sur une idéologie bien précise. Les Nazis n'étaient pas des fous, ni des rationalistes extrémistes, mais des personnes avec une "vision du monde" (weltanschauung) clairement formulée.
Un film sur Hannah Arendt :
Lire son livre (basé sur ses articles comme journaliste) :
Eichmann à Jérusalem
Sa couverture du procès d'Eichmann, le logisticien de la "solution finale", a incité des psychologue, comme Stanley Milgram, à monter des expériences pour comprendre cette hypothèse de Arendt, selon laquelle les criminels ne sont pas nécessairement des psychopathes. Voici un remake de cette expérience sous forme de jeu télé :
L'étude du nazisme nous apprend que les crimes de masse peuvent être perpétrés par des gens normaux.
Cependant, ces gens normaux étaient les cobayes d'une idéologie particulière : un "management" par la liberté et l'esprit de compétition. Sur cette question, le grand spécialiste est Chapoutot :
Cette idéologie du management par la liberté ("arbeit macht frei") n'est qu'une des facettes de l'idéologie nazie, laquelle prônait un retour à la nature et à des valeurs prémodernes d'instinct, de ressenti et de force vitale :
Ainsi le nazisme est une source importante de l'idéologie du management, de l'idée d'"école de commerce", du démantèlement de l'Etat au profit d'innombrables agences, de la "guerre économique", du travail comme lieu d'épanouissement, etc.
Par ailleurs, le nazisme fut une force importance de l'écologisme avec sont fondement romanticiste : le retour à la nature. Pour les Nazis, la patrie est une entité naturelle, c'est la Terre-Mère. Le nazisme se fonde certes sur une interprétation fausse de Darwin (la sélection naturelle) pour justifier un retour à l'instinct et à l'intuition. Mais il puise bien son idée de retour à la nature dans des pensées écologistes. Le parti nazi a promu le naturisme et le retour à la nature. Les années 30, en Allemagne, virent des progrès sans précédent du droit des animaux. Hitler était végétarien et, comme Eichmann et beaucoup de SS, il aimait sincèrement les animaux.
Le nazisme n'est pas une aberration moderne, comme on le dit souvent, mais bien une réaction anti-moderne, anti-rationaliste, anti-Lumières, anti-démocratique (Hitler n'a pas été élu), qui prône un retour à un mode de vie plus proche de la nature, plus "sain". Ça n'est pas un hasard si Heidegger, le philosophe de la zénitude champêtre, se senti si à son aise dans cette ambiance : il était, lui aussi, anti-intellectuel, anti-technique, etc. Il était, comme Guénon, un intellectuel anti-intellectuel et profondément fasciné par l'"ordre naturel des choses".
Tout ceci éclaire les discours contemporains sur la nature. La Mère-Nature. Et quand j'entends certains défendre l'idée que le libre-arbitre est "imaginaire", que la personne est "imaginaire", que "chacun doit avoir un métier selon sa nature", qu'il y a une nature "pour chaque race", que tout concept est une "dégénérescence", qu'il ne faut pas penser mais "ressentir", etc., j'entends une continuité avec le romantisme réactionnaire et le nazisme. Surtout quand on sait que ces gens, comme Guénon, ont milité dans l'Action Française et autres organisations d'extrême-droite.
Ce mouvement comprend de nombreuses branches et groupuscules, certes. Mais ils ont un axe commun : la haine de la démocratie, du peuple, de la liberté, de l'inconnu, du progrès. Relisez Guénon et ceux qui, en ce moment même, prêchent du Guénon en prétendant enseigner certaines spiritualités orientales, et vous comprendrez mieux leur haine de tout ce qui est "moderne" et leur fascination pour le totalitarisme, avec d'abord l'islam, puis une Egypte et une Inde fantasmées. Pour tous ces gens comme pour les Nazis, les Droits de l'Homme sont une abomination juivo-maçonnique. Tout comme pour les islamistes, les guénoniens et leur épigones New Age. Ils détestent tout ce qui est universel et se nourrissent du relativisme post-moderne. Ils conspuent l'humanisme au nom de la nature et de l'instinct.
Le nazisme est un anti-intellectualisme.
Le nazisme est fasciné par la Grèce fantasmée de Nietzsche. Une Grèce irrationnelle, une Grèce amputée, une Grèce sans hellénisme. Un hellénisme sans Juifs.
Bien sûr, être manager, végétarien, écolo, naturiste et adepte du "ressenti" à tous crins, ne fait pas de vous un Nazi. D'autant plus qu'en général, vous n'avez aucune culture politique. Mais cela fait de vous des moutons égarés. Et les moutons égarés ne le restent pas longtemps.
Et c'est ainsi qu'on voit des gens "de gauche" être adeptes d'idéologies de la droite la plus extrême.
Quelle curieuse époque !
Derrière l'écologisme, derrière le nazisme, derrière le New Age, il y a des idées. Des pensées. Les gens qui vous disent "Ne pensez pas" pensent. Si vous refusez de voir cela, de sortir de l'état de minorité intellectuelle, alors vous serez manipulé par des gens qui disent qu'ils n'ont "pas de croyance", mais qui ont des croyances. Des systèmes de croyance. Des systèmes cohérents.
Cela étant, ça n'est pas si étonnant, il y a toujours eu des collusions entre extrême-gauche et extrême-droite. Et toutes les idéologies se recoupent partiellement : ce sont des assemblages différents des mêmes pièces.
Sur ce sujet, je conseille aussi le livre de Luc Ferry (sans doute son meilleur) :
Le Nouvel ordre écologique
Une critique
Sur le plan de la politique internationale face au nazisme, il y a ce livre remarquable, à lire et à relire, plein de leçons à retenir :
Apaiser Hitler, Ils voulaient la paix, ils eurent le déshonneur. Et la guerre
Enfin, je rappelle deux exemples de vie intérieure dans le cadre de la "solution finale" : Etty Hillesum et Jacques Lusseyran.
Le nazisme est un système de pensée cohérent. Une théorie, un projet délibéré. Pas une folie venue d'on ne sait où. A étudier de près, tout comme d'autres systèmes totalitaires. Pour en tirer les leçons et progresser vraiment.
dimanche 29 mars 2020
La conscience est parole
Le silence est éloquent, disait Ramana. Il parlait du silence intérieur qui est l'expérience nue, la pure présence, la vie à l'état brut.
Or, ce silence est "éloquent". Il dit. Sans mots. Parce que qu'il dit ne peut l'être. "Le semblable connait le semblable" : avec des mots, on dit des mots. Pour dire ce qui ne peut l'être, il faut le dire autrement. Sans articuler. A travers le souffle indifférencié, inarticulé, venu directement du fond des entrailles.
Utpaladeva écrit :
abhinnavācyādyā vāg eṣā, nityacitsvarūpatvenānādyantāparatantrā, bhāvāntarānapekṣaṃ śuddham etat svātantryam aiśvaryasaṃjñam //
"Cette (expérience) est parole originelle, une avec ce qu'elle signifie. Etant expérience toujours présente, elle ne dépend pas d'une origine et d'un but. Elle ne dépend pas d'un contexte. Elle est donc pure liberté, autrement dit, elle est souveraineté". (I, 5, 13)
Le propos ici est de reconnaître le sacré dans le profane, de remettre ce que je désire, dans ce qui m'est imposé : l'expérience brute, brutale, du monde. La vie.
Or, nous dit Utpaladeva, la vie est parole. Une parole qui n'est pas encore séparée de ce qu'elle dit. Elle est donc la langue universelle, parole de vérité, puisqu'elle est ce qu'elle veut dire. Elle est aussi désir, désir originel, qui ne fait qu'un avec son objet. Donc désir comblé, désir qui n'est pas manque.
"Cela" est "cette" (eshâ, etat), car elle est proche, elle est l'expérience ordinaire, l'expérience authentique (akritrimâ), spontanée (sahajâ) qui ne dépend de rien d'autre, et pas d'un contexte (bhâva-antara-apeksham, litt. "elle n'a pas besoin d'autres phénomènes"), elle est absolue, elle parle sans hésiter, sans bafouiller. Ce qu'elle dit ? Elle dit tout. Une seule parole qui dit tout. Un seul silence, gros de tous les signes possibles. Elle ne parle pas "une" langue, ne dépend d'aucun convention. L'expérience ne dépend pas des expériences. Elle coule d'elle-même (svarasa-uditâ), comme un mouvement immobile. Elle est complète, sans être confinée en elle-même. Elle est, au contraire, pure ouverture, inépuisable fécondité.
Je trouve que c'est une belle description de l'expérience.
La voie sceptique
Pyrrhon d'Elis était un philosophe grec qui avait rencontré les sages indiens, du temps d'Alexandre.
Il n'a rien écrit.
Voici comment son disciple Timon de Phlionte résume son enseignement :
"En premier lieu, ce que sont les choses par nature [la base] :
- sans différence
- sans stabilité
- indéterminables
En second lieu, quelle doit être notre disposition à leur égard [la voie]:
- nos sensations et nos opinions ne sont ni vraies, ni fausses
- donc pas besoin de leur faire confiance.
- demeurer sans opinion
- sans préférence
- sans agitation
- ni oui, ni non, ni "oui et non", ni "ni oui, ni non"
Enfin, ce qui en découle si l'on se comporte ainsi [le fruit] :
- le silence
- la quiétude"
Rapporté par Aristoclès de Messène, lui-même cité par le Chrétien Eusèbe de Cérarée.
L'âme, cette pierre philosophale
Shântarakshita
Alors que je vais recommencer à bavarder sur quelques versets du célèbre Vijnâna Bhairava Tantra, voici quelques remarques sur ce même textes, qui remontent à 2011. Ce sont quelques aperçus sur les échanges qui ont pu avoir lieu entre shivaïsme et bouddhisme, les deux principales religions de l'Âge d'Or de l'Inde.
L'une des stances apparentées à un groupe de stances du Vijñānabhairava a une source : la Démonstration du Réel (Tattvasiddhi, 47) par Śāntarakṣita. Il s'agit de ce verset :
« Quel que soit le phénomène
Auquel l'esprit des hommes s'attache,
Ils s'identifient à lui,
Comme un joyau qui (revêt) toutes les formes. »
Il était cité par Vīryaśrīmitra, commentateur d'une œuvre de l'un des disciples de Maitripâda, alias Advayavajra. Je suis tombé sur cette stance par le plus grand des hasards. Reste à le comprendre dans son contexte, avec son commentaire. Mais je soupçonne que ce Śāntarakṣita est source de bien d'autres surprises.
Il cite un autre verset qui a sa réplique chez Utpaladeva :
En effet, sans sa Réalisation du réel (Tattvasiddhi), Śāntarakṣita cite en outre ce vers célèbre de Dharmakīrti (Pramāṇavārttika II, 219) :
« S'il y a un Soi, il y a la notion de "l'autre".
Cette division entre le Soi et l'Autre engendre la haine et l'appropriation.
En découlent directement
Toutes les pathologies mentales. 8 »
A quoi Utpaladeva rétorque, dans sa Réalisation/ Démonstration du sujet comme conscience (Ajaḍapramātṛsiddhi) :
« Les êtres dépourvus de conscience (propre)
Sont presque inexistants : ils n'existent que dans la manifestation, dans le Soi.
C'est une seule et même manifestation de notre Soi (qui se manifeste)
Comme soi-même et comme autrui. »
Sur le sujet de l'âme (jîva, citta) dans le bouddhisme tantriques, je me permets de rappeler ces deux traductions :
Pour la pureté de l'âme
La Voie de la conscience non-duelle
à commander sur Lulu.com
samedi 28 mars 2020
Le terrible protecteur
"Tu imprègnes le vivant comme l'inerte (et pourtant) tu es différent de tous ces phénomènes,
(Car) tu es conscience, tu es un, sans commencement ni fin,
Toi le terrible protecteur, refuge de ceux qui n'ont pas de protecteur.
Je te loue en mon cœur d'un esprit identique à toi." 1
Verset extrait du célèbre hymne qu'Abhinavagupta composa en 962, l'Hymne à Bhairava (Bhairava-stava).
On raconte que ses disciples récitaient ces strophes tandis qu'Abhinavagupta disparaissait dans une grotte pour toujours.
Le Soi est le "terrible protecteur" (bhairava-nâtha) car le Soi est la vie. Or la vie est ambivalente. Elle est terreur, angoisse et tremblements. Égarée par ses propres pouvoirs, le Soi est terrifié. Et pourtant, il n'a pas d'autre refuge que la vie, qui est le jeu du Soi. Si je reconnais directement mes énergies dans la vie, alors la peur devient le refuge, la tempête devient danse. Et la mort meurt : le corps retourne à la terre, l'eau à l'eau, et la conscience contractée retourne à l'infini, comme une vague à la mer. Le mystère retourne en lui-même. A chaque vie, la mort. A la fin de chaque journée, la mort. A la fin de chaque expir, la mort. A la fin de chaque perception, la mort. A la fin de chaque pensée, la mort. A la fin de chaque pensée, la mort. Si je reconnais qu'à chaque fois, c'est un mouvement de soi en soi (façon de décrire), alors c'est la vie qui retourne à la vie, l'eau à l'eau, l'espace à l'espace, la présence à la présence.
Evidemment, cela ne supprime pas l'instinct de survie.
(Car) tu es conscience, tu es un, sans commencement ni fin,
Toi le terrible protecteur, refuge de ceux qui n'ont pas de protecteur.
Je te loue en mon cœur d'un esprit identique à toi." 1
Verset extrait du célèbre hymne qu'Abhinavagupta composa en 962, l'Hymne à Bhairava (Bhairava-stava).
On raconte que ses disciples récitaient ces strophes tandis qu'Abhinavagupta disparaissait dans une grotte pour toujours.
Le Soi est le "terrible protecteur" (bhairava-nâtha) car le Soi est la vie. Or la vie est ambivalente. Elle est terreur, angoisse et tremblements. Égarée par ses propres pouvoirs, le Soi est terrifié. Et pourtant, il n'a pas d'autre refuge que la vie, qui est le jeu du Soi. Si je reconnais directement mes énergies dans la vie, alors la peur devient le refuge, la tempête devient danse. Et la mort meurt : le corps retourne à la terre, l'eau à l'eau, et la conscience contractée retourne à l'infini, comme une vague à la mer. Le mystère retourne en lui-même. A chaque vie, la mort. A la fin de chaque journée, la mort. A la fin de chaque expir, la mort. A la fin de chaque perception, la mort. A la fin de chaque pensée, la mort. A la fin de chaque pensée, la mort. Si je reconnais qu'à chaque fois, c'est un mouvement de soi en soi (façon de décrire), alors c'est la vie qui retourne à la vie, l'eau à l'eau, l'espace à l'espace, la présence à la présence.
Evidemment, cela ne supprime pas l'instinct de survie.
Pour "réaliser" tout cela, le plus simple est de le tester en cherchant à le réfuter. Ainsi, cherchez la fin de la conscience. Cherchez son commencement. Cherchez ses limites. Cherchez quelque chose qui soit l'inévitable présence.
Voici une interprétation très kitsch. Le ton est faux et l'ambiance est inadéquate. Mais c'est intéressant :
L'aveugle qui voit tout
Poème de Narahari, un sage de Bénarès vers le XVIè siècle. Tiré de son recueil l'Essence de l'éveil (Bodha-sâra) :
« Aveugle, il voit tout.
Cul-de-jatte, il voyage par-delà l’horizon.
Débile, il mène toutes les taches à leur terme.
Sans le moindre sens du goût, il savoure le nectar. 1
Sans jugement, il parvient à conclure.
Indifférent, il incline aux jouissances.
Libre de tout contact,
Il goûte l’étreinte de l’Immense. 2
Le ventre vide, il dévore tout
En son ventre qui contient tout.
Stupide, il jouit d’érudition.
Silencieux, il proclame les philosophies. 3
Sans ennemis, il remporte la victoire.
Sans désirs, ses désirs sont comblés.
Éveillé, il veille en dormant.
Même mort, il goûte à l’immortalité. 4 »
vendredi 27 mars 2020
Ne pas déranger
Ne pas troubler l'eau de l'expérience nue :
"Que l'on trouble l'eau avec une canne d'or ou de bois, c'est toujours la troubler"
Madame Guyon
Longchenpa, maître dzogchen tibétain du XIVè, dit la même chose que cette française du XVIIè. Que l'on utilise des chaînes d'or (les pratiques) ou des chaînes de fer (ne pas pratiquer), ce sont toujours des chaînes !
Le mental-corps est comme un verre d'eau mélangé à du sable. Si je mets mes doigts pour calmer l'eau, elle deviendra encore plus trouble. Si je la laisse tranquille, elle retrouvera d'elle-même sa limpidité naturelle.
C'est comme vouloir nettoyer une vitre déjà propre : on va la salir à force de vouloir la rendre trop propre.
Si je suis au pôle Nord, le seul moyen de l'atteindre est de ne plus bouger.
Les pensées sont comme des mots tracés sur l'eau : elles se disparaissent d'elles-mêmes, sans effort.
Pas de chaînes, pas de canne, rien.
Dérégulation totale. Libre-échange. Tao. Laisser faire la nature.
Les anges ne pensent pas
« J'ai fait cette nuit un songe admirable. Il me semblait que m'étant cachée dans le coin d'un lit pour prier, on m'a appris comme les anges contemplent.
C'est quelque chose de si vaste et de si grand que je ne le puis exprimer.
J'ai compris que les anges ne pensent point, et dans tout ce temps il n'a pas été admis une seule pensée.
L'âme élevée au-dessus de tout ce qui est possible n'admet ni vue distincte ni objet, mais elle est abîmée dans ce Dieu suressentiel. C'est quelque chose qui surpasse toute intelligence.
J'ai compris la nécessité de n'admettre aucune pensée quelle qu'elle soit, ni bonne ni mauvaise, et comment il faut être dégagé de toute espèce [= de tout concept] pour une pure oraison.
Il y avait longtemps que je l'avais compris, mais non pas de cette manière.
Ce que nous pouvons et devons faire de notre part est de nous défaire de toute pensées, de tout raisonnement de toutes espèces, n'en admettant aucune volontairement, non seulement en priant, mais durant le jour, les laissant tomber dès qu'elles paraissent, sans les admettre, et nous aurons cette contemplation suressentielle, qui ne peut être donnée qu'à l'esprit purgé. »
Madame Guyon, vers 1710, dans Œuvres mystiques, p. 607, éd. par D. Tronc, Honoré Champion, Paris
Mais il ne faudrait pas en faire une religion du rejet de la raison. C'est le défaut des enthousiastes? Ils font d'une partie le tout. A mon sens, il s'agit là simplement de décrire l'expérience brute, quand on fait silence, puis quand silence se fait et défait tout ce qui doit l'être.
Guyon dit ailleurs :
"Le meilleur de tous les états est de recueillir au-dedans l'esprit par le moyen de la volonté amoureuse de son Dieu, qui rassemble autour d'elle les puissances [=les facultés mentales et corporelles] et semble se les réunir. C'est une contemplation amoureuse qui n'envisage rien de distinct en Dieu, mais qui l'aime d'autant plus que l'esprit s'abîme dans une foi implicite, non par effort ni par contention d'esprit, mais par amour.
On ne fait nul effort d'esprit pour s'abstraire, mais l'âme s'enfonçant de plus en plus dans l'amour, accoutume l'esprit à laisser tomber toutes les pensées, non par effort ou raisonnement, mais cessant de les retenir, elles tombent d'elles-mêmes.
(...)
Par cette voie, l'âme trouve en peu de temps son centre, ce qui n'arrive pas par la simple abstraction d'esprit : car quoique l'âme y ait une certaine paix qui vient de l'abstraction des objets multipliés, cette paix n'est ni savoureuse ni si profonde que par la voie de la volonté."
Madame Guyon, Oeuvres mystiques, éd. par D. Tronc, Honoré Champion, p. 618
Elle indique quelque chose de très simple : juste se laisser aller. Doucement, sans technique ni plan. Là encore, c'est une description de l'expérience brute. Il ne faut pas se laisser impresionner par les mots. "Dieu", "amour" sont des signes qui pointent vers le flot de l'expérience mise à nu. L'expérience, c'est cet espace dans lequel jaillit le corps-monde. Ce genre de discours est une invitation à savourer, à explorer ce mystère évident. Ni plus, ni moins.
jeudi 26 mars 2020
L'adorante ignorance
Dialogue entre un gentil et un chrétien :
Le gentil : Je te vois pieusement agenouillé et versant des larmes d'amour certainement pas hypocrites, mais venant du fond du cœur. Dis-moi, qui es-tu ?
Le chrétien : Je suis un chrétien.
Le gentil : Qui adores-tu ?
Le chrétien : Dieu.
Le gentil : Qui est le Dieu que tu adores ?
Le chrétien : Je l'ignore.
Le gentil : Comment peux-tu adorer avec tant de sérieux ce que tu ignores ?
Le chrétien : C'est parce que je l'ignore que je l'adore.
Nicolas de Cues, Le Dieu caché, 1, trad. Hervé Pasqua
La conscience n'est jamais confinée
Voici un extrait du philosophe Utpaladeva :
ātmadravyasya bhāvātmakam apy, etaj jaḍād bhedakatayā vimarśākhyaṃ mukhyaṃ rūpam uktaṃ, caitanyaṃ citiśaktiś citir iti / sā cetanakriyā citikartṛtaiva //
"Je dis que la conscience,l'énergie de conscience, l'acte de conscience, est l'attribut premier (du Soi), même si cela n'est qu'un attribut du Soi, et non sa substance, et je l'appelle 'prise de conscience/ ressenti'/réalisation'. C'est l'attribut premier, car c'est cet attribut qui le distingue de ce qui est inerte, privé de conscience propre. Cette conscience dynamique est vraiment 'activité consciente', 'agence qu'est l'acte de conscience'".
Ce passage affirme avec force que la conscience n'est pas un Témoin inerte. Certes, la conscience n'est pas conditionnée par les moments, les lieux et les formes qu'elle manifeste. A l'instar d'un miroir qui ne devient pas réellement "bleu" quand il reflète du bleu, la conscience reste toujours ce qu'elle est.
Mais précisément, "être ce qu'elle est", c'est se manifester comme "autre", comme "bleu", par exemple. Le Soi de la conscience, c'est le pouvoir de ne pas rester confiné en soi (âtma-nisthâ).
Les choses sont confinées. Par exemple moi, en tant que corps, je suis confiné en un autre corps, en cette pièce, sur cette terre, etc.
Mais en tant que conscience, je ne suis jamais confinée en aucun moment, en aucun lieu, en aucune forme. J'ai toujours le pouvoir de m'identifier à telle forme, mais aussi de m'en arracher, de la transcender, d'en créer une nouvelle. Je ne suis jamais confiné. Et cette liberté n'est pas passivité. Elle est activité. Elle est acte : l'acte de me manifester ainsi, ou autrement. L'acte de nier. De me retrancher. C'est ce que réalise chaque instant de l'expérience, même si je n'en ai pas la pleine conscience, car le flot de l'expérience, c'est justement la réalisation en acte de cette liberté souveraine. Même si je m'identifie à tel ou tel objet, je ne reste jamais confiné en lui. J'ai toujours de l'énergie "pour aller plus loin".
Et de fait, l'attention ne reste jamais engluée dans un objet. Ignorant ma liberté foncière, je peux le croire et ainsi nourrir des schémas répétitifs, mais jamais moi, conscience, je ne puis rester confiné. Autrement, je ne pourrais imaginer, penser, me souvenir, car justement ces actes sont des actes de synthèse d'objets confinés, et donc suppose que moi, conscience, je ne sois pas confiné à eux.
Donc l'action n'est pas illusion : l'action est l'absolu et révélation de l'absolu.
Ici, dans ce court passage, Utpaladeva est génial, car il renverse des siècles d'habitude. Certes, concède-t-il, la conscience est un "attribut" du Soi. Mais quel attribut ! Utpaladeva choisit bien son mot, comme à son habitude : le mot bhâva désigne à la fois un attribut, donc quelque chose de secondaire par rapport à l'essence, à la substance (dravya). Bhâva est la manifestation, l'apparence, un état, donc un dérivé, un accident de dravya, l'essence sous-jacente. Mais bhâva désigne aussi l'existence, et l'émotion, la passion. Le ressenti, justement. Bhâva se révèle alors être un synonyme de vimarsha, qui se trouve être l'essence de l'essence, selon la Reconnaissance (voir billet précédent).
Mais ici, l'attribut devient l'essence. L'accidentel devient l'essentiel. Du reste, je me suis expliqué ailleurs de ce que l'on pourrait, ou devrait, traduire prakâsha par "apparence" ou "apparaître". Car, selon la Reconnaissance, tout est "apparaître", ou acte d'apparaître, manifestation, Lumière à la fois illuminante et illuminée. Quant au fait que tout est, dès lors, auto-illumination, il est pointé par vimarsha "réalisation", ressenti de soi, jugement de soi, dont ici, bhâva "passion, émotion", est judicieusement suggéré comme synonyme. C'est ce genre de geste philosophique qui montre que la Reconnaissance est une véritable école de philosophie, une pensée majeur ayant sa place dans le patrimoine universel.
Quoiqu'il en soit, tout cela est facile à vérifier. Toute conscience est mouvement. Tout est acte. Acte de soi, en soi, sur soi. Mouvement en soi, frémissement, vibration. La vibration est d'ailleurs l'illustration de cette activité paradoxale, immanente et transcendante à la fois.
Et je me permets de suggérer que, peut-être, cette idée profonde est susceptible de conserver toute sa portée en contexte naturaliste. Car enfin, il est vrai qu'on peut se demander si, vraiment tout est créé par la conscience ? La conscience n'est-elle pas, elle aussi, créée par le Tout ? Mais ici, je me demande si cela ne resterait pas aussi vrai si l'on admettait que ce "tout" crée la conscience. Car, en bref, je vois dans le développement des discours scientifiques contemporains,d e moins en moins de distance entre "matière" et "conscience".
mercredi 25 mars 2020
Le miracle d'être
L'essence de tout ce qui est,
est la conscience. L'expérience. Exister.
Mais qu'est-ce que la conscience ? Qu'est-ce que l'expérience ? Qu'est-ce que vivre ? Qu'est-ce qu'exister ?
C'est l'espace limpide dans lequel apparaissent ces mots,
le présent brillant en lequel apparaissent ces mots.
Et tout le reste.
Comme une grande bouche, un œil immense. Un regard sans rebords.
Mais la conscience n'est pas seulement vide comme l'espace.
Elle est, en plus, vivante, sensible, dynamique.
Elle est doué du pouvoir de s'émerveiller, de ressentir, de penser, de dire.
Comme dit Utpaladeva :
prakāśasya mukhya ātmā pratyavamarśaḥ, taṃ vinā arthabheditākārasyāpy asya svacchatāmātraṃ na tv ajāḍyaṃ camatkṛter abhāvāt //
L'essence (âtmâ "le Soi") de la conscience
est d'abord le ressenti (pratyavamarsha).
Sans cela, la conscience serait seulement transparente pour accueillir les choses, mais elle ne serait pas consciente, car il n'y aurait pas (en elle) d'émerveillement".
Vritti, I, 5, 11
Si la conscience était seulement un espace vide, elle accueillerait les choses, mais sans rien ressentir, sans en être consciente, sans rien éprouver, sans rien se dire. Il n'y aurait rien, et pas même un étonnement face à ce rien. Ce quelque chose de plus que le vide, c'est la conscience. Non la conscience en tant que "lumière" qui éclaire les choses, mais la conscience en tant que réaction, ressenti, représentation, réalisation, prise de conscience. Le fait de se dire "Ah !" La conscience comme sentir.
Ce pouvoir de s'émerveiller est l'âme de l'âme, le cœur du cœur, la Shakti de Shiva.
Ce passage est extrêmement important. Il comporte les termes propres à la Reconnaissance : pratyavamarsha, litt. "l'acte de se toucher", de se sentir, se ressentir donc. Et camatkâra, litt. "l'acte de se délecter", d'apprécier, de goûter, de savourer, de s'émerveiller, de s'ébahir. Être, c'est s'étonner d'être. Il y a un étonnement qui gît au cœur de toute expérience, une béatitude devant le miracle d'exister.
Lecture du Vijnâna Bhairava Tantra les dimanches à 15h sur FB
Chers amis, la lecture-traduction du Vijnâna Bhairava Tantra, texte essentiel du shivaïsme du Cachemire (mais qui déborde cette tradition), aura lieu
les dimanches à 15h sur FB,
vidéo en direct.
Gratuit. Mais exigeant : il ne s'agit pas d'un "satsang pour recevoir l'éveil" mais d'une lecture-traduction. Aucune connaissance préalable du sanskrit n'est requise, mais il faut être capable de concentration, d'écoute et de réflexion, ainsi que d'assiduité : c'est la tradition, que l'on appelle aussi d'un vieux mot désuet et un peu réac sur les bords : la "culture" (bhâvanâ, samskriti, vângmaya, vyutpatti, etc.).
Pour le texte sanskrit :
Ci-dessous, une photo du savant Moukound Râm Shâstrî, l'un des éditeurs des "Kashmir Series of Texts and Studies". Le shivaïsme du Cachemire n'est PAS une doctrine anti-intellectuelle pour bobos débiles.
Comme dit Abhinava Goupta :
tarkam yogângam uttamam
"La raison est le suprême auxiliaire de l'union divine."
Du fond de la cellule
Une description de la vie
et une invitation à vivre.
"Maître Eckhart a écrit :
'L'état d'esprit que tu as à l'église ou dans ta cellule,
emporte-le avec toi dans le monde,
dans ton agitation et ton inconstance.'
Au tréfonds de chacun de nous,
il est un merveilleux sanctuaire de l'âme,
un lieu saint, un Centre divin,
une voix qui se fait entendre,
et nous pouvons y revenir sans cesse.
L’Éternité frappe à la porte de notre cœur,
elle cherche à pénétrer dans notre vie déchiquetée par le temps,
elle nous réchauffe en nous faisant entrevoir une magnifique destinée,
elle nous appelle à trouver en elle notre véritable foyer.
Obéir à ces appels, s'en remettre joyeusement,
corps et âme, sans réserve,
à la Lumière intérieure,
c'est le commencement de la vie véritable."
Thomas R. Kelly, La Présence ineffable, p. 17
Thomas Kelly était un prédicateur Quaker du XXè siècle.
mardi 24 mars 2020
Un peu de nourriture politique
Nul n'est une île.
Il n'y a pas de spiritualité sans politique.
Les crétins qui appellent au replis sur soi, je propose qu'on les laisse sur leur île imaginaire.
Quelques nourritures pour notre culture politique :
Sur la déshumanisation par le jargon technique :
Faut-il renoncer à sa liberté pour être heureux ?
Qu'est-ce que la laïcité ?
Le libéralisme est-il compatible avec la solidarité ?
Le bien-être, au prix de quoi ?
Le capitalisme est-il un projet anti-humain ?
L'humanisme est-il compatible avec l'écologie ? L'écologisme n'est-il pas, comme le nazisme, une forme d'ultra-libéralisme ?
Le capitalisme est-il compatible avec l'amour ?
Peut-on se passer des valeurs unverselles ?
Le culte de l'émotion est-il sain ?
Jusqu'au faut-il être "flexible" ?
Sans oublier les livres audio des grands classiques de la politique, comme par exemple la République, de Platon, qui ne sépare pas le politique du spirituel :
Il n'y a pas de spiritualité sans politique.
Les crétins qui appellent au replis sur soi, je propose qu'on les laisse sur leur île imaginaire.
Quelques nourritures pour notre culture politique :
Sur la déshumanisation par le jargon technique :
Faut-il renoncer à sa liberté pour être heureux ?
Qu'est-ce que la laïcité ?
Le libéralisme est-il compatible avec la solidarité ?
Le bien-être, au prix de quoi ?
Le capitalisme est-il un projet anti-humain ?
L'humanisme est-il compatible avec l'écologie ? L'écologisme n'est-il pas, comme le nazisme, une forme d'ultra-libéralisme ?
Le capitalisme est-il compatible avec l'amour ?
Peut-on se passer des valeurs unverselles ?
Le culte de l'émotion est-il sain ?
Jusqu'au faut-il être "flexible" ?
Sans oublier les livres audio des grands classiques de la politique, comme par exemple la République, de Platon, qui ne sépare pas le politique du spirituel :
Que signifie "Dieu" dans le shivaïsme du Cachemire ?
yoginî qui ne voit pas, ou qui croit qu'elle ne voit pas
Dans la philosophie du shivaïsme du Cachemire ou "reconnaissance" (pratyabhijnâ), il est beaucoup question du "Seigneur" (Îshvara), de Dieu.
Pourtant, il ne s'agit pas de théologie entendue au sens commun car, selon son Auteur, Utpaladeva, ce Seigneur est la conscience, c'est-à-dire l'expérience, l'expérience universelle, commune. L'expérience, c'est-à-dire le fond et le réceptacle de tout, la lumière qui éclaire tout et la texture même de tout.
Or cette reformulation change tout, à l'instar du "Dieu, c'est-à-dire la Nature" de Spinoza.
Dieu est la conscience. Pourquoi ? Parce que la conscience possède les attributs de Dieu : elle est omniprésente (rien sans conscience), omnisciente (rien de connu sans conscience) et omnipotente (rien ne se fait sans conscience). Elle est donc le Seigneur du tout, car tout dépend d'elle, alors qu'elle ne dépend de rien.
Il est donc vain de chercher à prouver Dieu. Ou à le réfuter, car si Dieu est la conscience de celui qui le réfute, elle s'affirme jusque dans cet acte de réfutation, se réalisant encore ainsi.
Comme dit Utpaladeva (Vritti, I, 2):
sarveṣāṃ svātmanaḥ sarvārthasiddhisamāśrayasya tattatsarvārthasādhanānyathānupapattyā kroḍīkṛtasiddheḥ svaprakāśasya pramātrekavapuṣaḥ pūrvasiddhasya purāṇasya jñānaṃ kriyā ca / svasaṃvedanasiddham aiśvaryaṃ, teneśvarasya siddhau nirākaraṇe ca jaḍānām evodyamaḥ //
Notre Soi, qui est le Soi de tous, est omniscient et omnipotent, car il est le fondement même de la démonstration de toute vérité, car sa démonstration/réalisation est inclue [dans la démonstration/réalisation des choses], puisque autrement, rien (tattatsarvârtha) ne pourrait être démontré/réalisé/accompli, rien ne pourrait exister, lui qui est à lui-même sa propre lumière, dont l'unique substance est d'être le sujet de [toute] connaissance, qui est [donc] prouvé/réalisé avant [toute démonstration/réalisation], qui est "ancien" [au sens absolu]. Il est souveraineté prouvée/réalisée/établie par notre propre expérience. Seuls les imbéciles s'efforcent donc de le prouver/réaliser ou de le réfuter."
Il est donc vain de chercher à prouver ou à réfuter la conscience, puisqu'elle est la condition de possibilité de toute preuve comme de toute réfutation.
En revanche, il est raisonnable de chercher à prouver que la conscience est Dieu, car cela n'est pas évident. En effet, la conscience est évidente, mais ses pouvoirs ne le sont pas (Kârikâ et Vritti, I, 3) :
kiṃ tu mohavaśād asmin dṛṣṭe 'py anupalakṣite
śaktyāviṣkaraṇeneyaṃ pratyabhijñopadarśyate //
kevalam asya svasaṃvedanasiddhasyāpīśvarasya māyāvyāmohād ahṛdayaṃgamatvād asādhāraṇaprabhāvābhijñānakhyāpanena dṛḍhaniścayarūpaṃ pratyabhijñānamātram upadarśyate //
"En revanche, bien qu'il soit vu il n'est pas reconnu à cause de l'égarement. Nous montrons simplement sa reconnaissance en dévoilant ses pouvoirs.
Paraphrase :
"[La conscience est certes évidente.] Seulement nous montrons sa simple reconnaissance, laquelle se présente comme une certitude inébranlable, en dévoilant les signes de reconnaissance propres à ce Seigneur qui, bien qu'il soit réalisé/prouvé/présent en tant que notre expérience/conscience, car [il n'est pas reconnu] à cause de l'égarement, c'est-à-dire qu'on ne le prend pas au sérieux/ on ne le prend pas à cœur."
Il n'est donc pas question de Dieu au sens où on l'entend d'ordinaire.
Le but de la pratique de la philosophie de la Reconnaissance est plutôt de reconnaître que l'expérience ordinaire, commune, est extraordinaire (asâdhârana), spéciale, car elle est le déploiement d'une absolue liberté dans un insondable émerveillement.
Le but de la Reconnaissance n'est donc pas de parler de Dieu, ni de prouver son existence, mais de parler de la conscience, de la présence nue dans laquelle tout se donne, et de mettre en lumière, non pas cette lumière (car elle est évidente), mais ses "pouvoirs" (shakti), c'est-à-dire sa liberté, synonyme de joie (ânanda).
L'idée est simplement de nous rendre curieux de ce fond, évident, universel et pourtant négligé. Là se trouve le trésor, plus proche, plus simple et plus évident que n'importe quelle chose, extérieure ou intérieure.
La Reconnaissance, c'est reconnaître Dieu dans l'expérience elle-même, dans la conscience, en cette lumière qui éclaire toutes choses.
La Reconnaissance, c'est faire le rapprochement entre ce qui semble extraordinaire, mais très lointain (Dieu), et ce qui est évidemment intime, mais très banal (la conscience).
lundi 23 mars 2020
Pour la nature, contre la morale ?
Diogène, un aghori, un siddha ou un sâdhu grec ?
Peut-on vivre en accord avec la nature sans vivre contre la culture ?
Peut-on être naturel sans être immoral ?
Ou amoral, comme on voudra ?
Encore un article très riche par Hridaya Artha.
Une philosophie qui invite à vivre conformément à la nature n'est-elle pas nécessairement provocatrice ?
L'Auteur de l'article, Joy Vriens, propose de comparer certaines affirmations des Stoïciens anciens ou des Cyniques, de certaines affirmations choquantes des adeptes de la non-dualité tantrique.
Par exemple :
“Si un des dieux venait me dire : Kraton,
quand tu mourras, tu renaîtras aussitôt ;
tu seras ce que tu voudras : chien, bouc,
cheval ou bien homme ; car tu dois vivre
deux fois. Choisis donc ce que tu veux.
— N’importe quoi, répondrais-je aussitôt,
que je sois n’importe quoi, mais pas un homme… (Ménandre, frg. 223.)”
Voici quelques échantillons d'affirmations stoïciennes. Le problème est que ce sont des fragments, des citations dans d'autres œuvres, et que nous ne savons pas comment les Stoïciens anciens les justifiaient. Mais en les lisant, on comprend mieux pourquoi le Stoïcisme romain était considéré comme une édulcoration de cette philosophie plus radicale, directement inspirée par le cynisme de Diogène :
"1. Les femmes seront communes chez les Sages et le premier venu usera de la première venue (Stoicorum Veterum Fragmenta, I, 269).
2. L’homosexualité n’est pas un mal (I, 249).
3. Il n’y a aucune différence entre les rapports homosexuels ou hétérosexuels, féminins ou masculins ; ils sont convenables les uns autant que les autres (I, 250, 252, 253).
4. Le Sage s’unira avec sa fille si les circonstances le veulent (III, 743).
5. On s’unira avec sa mère, avec ses filles, avec ses fils ; le père pourra s’unir à sa fille, le frère à sa sœur (III, 745).
6. On s’unira avec sa mère, sa fille, sa sœur (III, 753).
7. Il n’est pas honteux de frotter de son membre le sexe de sa mère. A propos d’Œdipe et de Jocaste, Zénon dit qu’il n’est pas honteux de frictionner sa mère si elle est malade et pas davantage de la frictionner pour lui faire plaisir et la guérir du désir. Se servir de sa main pour la masser ou de son membre pour la soulager, ne fait pas de différence (I, 256).
8. On doit prendre comme exemple les bêtes et considérer que rien de ce qu’elles font n’est contraire à la nature. Ainsi, il n’y a rien de répréhensible à ce qu’on s’accouple dans les temples, qu’on y accouche ou qu’on y meure (III, 753).
9. Il n’y a aucun mal à vivre avec une prostituée ni à vivre du travail d’une prostituée (III, 755).
10. Diogène est digne d’éloge qui se masturbait en public (III, 706).
11. On mangera de la chair humaine si les circonstances le veulent (I, 254).
12. Chrysippe consacre mille vers pour engager à manger les morts (I, 254).
13. Non seulement on mangera les morts mais même sa propre chair si l’on a un membre tranché, afin qu’il devienne partie d’un autre de nos membres (III, 748).
14. On mangera ses enfants, ses amis, ses parents, son épouse, morts (III, 749).
15. On traitera le cadavre de ses parents comme s’il s’agissait de cheveux ou d’ongles coupés ; ou bien, si les viandes sont consommables, on s’en servira comme d’une nourriture, de même que l’on mangera ses propres membres, amputés (III, 752).
16. Les enfants cuiront et mangeront leur père et si l’un d’eux s’y refusait c’est lui qui sera à son tour dévoré (I, 254).
17. Les enfants conduiront leurs parents au sacrifice et les mangeront (III, 750).”
Comparez avec p.e. l'Advayasiddhi [la "Réalisation non-duelle"] de Lakṣmīṅkārā (Guide du Naturel, p. 145)
"3. C'est avec des excréments, de l'urine, du sperme,
Et les sécrétions nasales
Qu'en méditant les transformations du Réel (sct. tattva)
Le mantrin sert le Soi [ou "se sert lui-même"].
4. C'est avec sa propre mère, sœur,
Fille et petite-fille
Que celui qui connaît le yoga rituel (sct. puja) de la Sagesse (sct. prajñā, femme) et de la Science (sct. upāya, homme)
Fait son culte.
5. C'est avec des femmes estropiées de basse caste,
Des ouvrières, ainsi qu'avec des bouchères
Qu'en développant le foudre de gnose (sct. jñānavajra),
Il doit toujours faire le culte du Féminin.
[Pour tout cela, il manie la formule
Oṃ Ah Huṃ]"
Tout cela fait penser à la culture des magiciens en recherche de pouvoirs (vidyâdhara, sâdhaka, siddha), aux antinomistes (aghorî, nîshâcârî, advayâcarî, kâpâlika, nîlâmbara, etc.) de l'Inde.
Dans tous les cas, on retrouve une évolution semblable d'un mouvement radical au départ, puis qui s'intériorise peu à peu, qui se "domesticise". Par exemple, les premiers sannyâsîs sont des renonçant ermites qui vivent une vie proche de la mort, dans les étendues sauvages (jangala, jungle), qui se nourrissent de racines, de plantes, qui meurent en se suicidant. C'est encore le mode de vie prôné par Shankara. Puis des compromis apparaissent. La "rébellion" comme dit Joy, est peu à peu intériorisée. Dans le Vedânta et le tantrisme non-duel, même trajectoire, le détachement ou la transcendance de la dualité pur/impur deviennent des geste intérieurs, invisibles, sans changement du comportement extérieur. C'est ce que l'on constate dans le Yoga selon Vasishta ou dans le tantrisme d'Abhinavagupta. Même chose chez les Jaïns : d'une vie nue et sauvage qui s'achevait par un jeûne mortel, on s'est acheminé vers un mode de vie monastique plus proche du bouddhisme. Pareil chez les Stoïciens, inspirés au départ par les exemples frappants de Diogène ("Socrate devenu fou"), puis dérivant vers un modèle de vertu romaine bien ancré dans l'urba et la figure du pater familias. Idem chez les Franciscains : François d'Assise prônait une vie dans la nature avec un peu de travail manuel et de mendicité. L'Eglise a trahi tout cela et a brûlé les réfractaires, les fraticelli. On observe des mouvements similaires chez les hippies, les adeptes du bushcraft et autres radicaux de la deep ecology. De même chez Rousseau, les romantiques, Thoreau, Rimbaud, les bohèmes et les anarchistes sociaux. En Chine, on observe les mêmes évolutions chez les taoïstes, entre retrait libertaire dans la nature et engagement politique, souvent totalitaire. Sans oublier les punks à chien.
Tous ces mouvements, d'abord radicaux, font peu à peu des compromis. Du sauvage vers le domestique.
La question est alors :
Ces compromis sont-ils des trahisons, des affaiblissements,d es régressions, ou bien des synthèses, dialectiques et des progrès ?
Est-il possible de se rapprocher de la nature sans s'éloigner de la culture ?
Jusqu'à quel point puis-je vivre en accord avec la nature sans violer les conventions ?
Notre réponse dépendra de notre conception de la culture, de la société humaine.
La culture est-elle une imitation de la nature ? Mais quelle nature ?
Ou bien la culture se construit-elle en opposition à la nature ?
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