Non-dualité. Unité. Soit. Mais qu’est-ce qui n’est pas « deux » ? Qu’est-ce qui est « un » ?
L’autre jour, je m’avançais vers le temple de Melkotte. Il y avait une barrière en travers de la rue. J’ai donc du m’approcher de la porte du temple, sur le côté de cette barrière, pour continuer mon chemin. Mais, alors que j’approchais de la porte, un policier me siffle et me crie « no, no ! ». Surgit à l’instant un jeune brahmane qui me crie « prohibited ! » en pointant mes sandales. Il est en effet d’usage de retirer ses chaussures lorsque l’on entre dans un temple. Mais là, j’étais toujours sur la chaussée publique. Un peu agacé par cette agressivité injustifiée, je m’approche du brahmane qui continuait à faire les gros yeux et je lui demande, en sanskrit, « Quelle est la preuve de cela ? » (atra kiṃ pramāṇam ?). Interloqué, il me répond que c’est la tradition des maîtres, etc. (ācārya-paraṃparā-āgata… bla bla bla … anusmaraṇīyameva). Voyant qu’il avait mordu à l’hameçon, je réplique « Tout ça, ce ne sont que des constructions imaginaires ! » (sarvaṃ kalpanā-mātram etat). Et là, il s’est carrément énervé. Il s’est mit à parler de plus en plus vite, et j’ai réalisé qu’il était passé à la langue tamoule, la langue régionale des adeptes de la secte. Il s’éloigna en continuant à me chapitrer pour avoir osé mettre en doute la validité des règles imaginées par sa caste. Pourtant, je n’avais fait qu’émettre une opinion.
Pour comprendre la réaction de ce brahmane, il faut comprendre ce que signifie, pour lui, « non-dualité » - car cet individu appartient bel et bien à une école de pensée qui affirme la non-dualité !
Il faut dire que le lieu, Melkotte, n’est pas anodin. Juché sur un gigantesque monolithe, ce haut lieu de pèlerinage vishnouïte est un petit village brahmanique, comme Mattour (où j’étais il y a un mois) et Gokarna (d’où je viens). Comme à Mattour, le sanskrit occupe une place importante. Mais, alors que Mattour est un bastion de la non-dualité selon Śaṃkara, Melkotte est la Mecque de la « non dualité qualifiée » inventée par Rāmānuja (c. 1100). En fait, il s’agit de la principale secte tantrique vishnouïte (śrī-vaiṣṇava ou pānca-rātra). Chassés autrefois du pays tamoul par leurs camarades shivaïtes, ils se sont exilés ici, au Karṇāṭaka. Krishnamâchârya – le maître de yoga de Jean Klein et de bien d’autres – était de cette communauté. Leur tantrisme est épris de pureté, de purification, de végétarisme et de règles aussi complexes qu’arbitraires. Plus qu’ailleurs, le statut social dépend de cette pureté qu’il est facile de perdre, mais difficile à recouvrer.
Par conséquent, personne ne s’occupe de nettoyer. D’où la crasse, omniprésente en Inde. Voici un homme chargé de ramasser et brûler les détritus, juste à côté du temple de Melkotte :
C’est un intouchable. Même aujourd’hui, son espérance de vie ne dépasse pas quarante années. A quelques pas, des prêtres brahmanes papotent devant l’entrée. Ils ne sont pas beaucoup plus propres sur eux, mais ils s’imaginent qu’ils représentent la pureté divine parmi les hommes. Les brahmanes sont censés incarner le Brahman, l’Immense. Un brahmane, c’est l’absolu sur pattes, dit la « tradition des maîtres ».
Cette dualité du pur et de l’impur est, à mon avis, le problème numéro un de toute l’Inde. Mais il est spécialement évident chez les vishnouïtes. C’est pourquoi ils ont souvent été moqués. Par exemple, par Alan - « Vishnou la paix » - Daniélou. Cela étant, leur obsession de l’ordre (dharma) et de la pureté (śuddhi, śuci, śauca) confère à leur mode de vie une certaine élégance, un sens de l’organisation qui se retrouve dans l’enseignement du yoga de l’école de Mysore (issu de Krishnamâchârya).
Cela étant, pourquoi cette obsession ?
Car enfin, « non-dualité » ne signifie-t-il pas que tout est égal (sāma-rasya), que toutes les oppositions ne sont que des artifices (kṛtrima), des constructions arbitraires (vikalpa, prapañca), au mieux des conventions (saṃketa) ? Pourquoi alors insister sur cette dualité du pur et de l’impur ?
L’une des raisons est l’oubli du sens des symboles de la non-dualité que sont les actions rituelles. Tout se passe comme, plus ce sens était oublié, plus on donnait de sens aux détails insignifiants, par compensation. L’acte, devenu absurde, ne tire son sens et sa valeur que du fait d’être exécuté scrupuleusement. Le sens de l’acte, c’est de le faire. Ce genre de dérive est commun à toutes les religions, et même à tous les systèmes de signes. Le symbolisme devient ritualisme. Le symbole spirituel devient symbole social.
L’autre raison tient à la peur de la non-dualité (advaita-śaṅkā, dit Abhinavagupta). Les adeptes du Vedānta que sont ces brahmanes de Mattour et Melkotte, sont certes pour la non-dualité, mais pas n’importe laquelle.
De fait, leur non-dualité n’est pas celle du pur et de l’impur. Comme dans toutes les traditions védântiques (même celle de Śaṃkara), la non-dualité est ici celle du Soi individuel et du Soi suprême, celle de l’être individuel et de l’être universel. Mais c’est une compréhension purement théorique. La tradition stipule en effet que cet « éveil » ne doit jamais être mis en pratique. En effet, il ne faut pas mettre en question la dualité pratique, celle du pur et de l’impur, car cela reviendrait à s’attaquer au statut des brahmanes, dont seule la pureté justifie le prestige et le privilège d’accéder au divin directement dans les temples. Pour veiller à ce que cette séparation – cette dualité – soit respectée, la connaissance de cette non-dualité n’est pas rendue publique. Elle est réservée aux hommes, brahmanes, et qui vivent à l’écart de toute vie sociale à travers le rite du « renoncement » (saṃnyāsa) qui est une sorte de mort sociale. Une fois coupé du reste de la société, ils peuvent affirmer « Je suis l’absolu, rien n’est pur, rien n’est impur » sans crainte de menacer « l’ordre naturel des choses ».
Autrement dit, la raison de cette dualité entre le monde de l’action dans la dualité, et le monde de la contemplation de la non-dualité, est purement politique et social : la dualité est le fondement, la raison d’être du pouvoir brahmanique. La moindre remise en cause de cette dualité aurait, pour eux, des conséquences catastrophiques. Un brahmane ne peut se vendre que si sa clientèle croit à la dualité du pur et de l’impur. La plupart des rites présupposent cette dualité, qui n’est pas simplement une dualité abstraite du genre « sujet et objet », mais quelque chose de concret, un mode de vie entier.
D’où la réaction du jeune brahmane « non-dualiste » de Melkotte.
Quelle leçon en tirer ?
A mon sens, la non-dualité implique nécessairement la non-dualité des races, des sexes, des humanités, des dignités, des droits. Bref, la démocratie.
Nous n’avons pas tous les mêmes capacités, certes, mais nous avons tous le même potentiel spirituel (nous sommes tous des « bébés bouddhas ») et la même valeur en droit, car nous sommes tous également doués de libre-arbitre. La seule manière de nier cette évidence est de nier notre propre dignité, de clamer haut et fort que « le libre-arbitre n’est qu’une illusion » (surtout quand « le Destin impersonnel, la danse de la Conscience » nous ont bien doté…). Ainsi, ceux qui font mine de mépriser les idéaux modernes de démocratie, d’égalité, de liberté, de raison, de progrès, d’individualité, ne font que se mépriser eux-mêmes (tout en pratiquant l’individualisme et en profitant de la liberté d’expression qui n’est possible que dans une démocratie). Ils oublient que les traditions pré-modernes n’ont pas le monopole du sens du sacré. A la base de la démocratie, il y a aussi une spiritualité authentique. La non-dualité, c’est celle des hommes et des femmes, des croyants et des athées, des petits et des grands, bref de tous les couples de contraires concrets. Seul le tantrisme non dualiste a exploré cette voie de la pratique de la non-dualité (advaita-ācāra).
La vraie non-dualité peut et doit donc avoir une portée politique, sans quoi elle n’est qu’un instrument au service des puissants.
Mais sous quelle forme ? A quoi ressemblerait un « programme non dualiste » ? Le problème en serait : Comment assurer l’égalité, tout en respectant les différences ?
Autre problème lié : Comment pratiquer la non dualité sans tomber dans l’immoralisme ? Ou l’indifférence ? Peut-on vivre « par-delà Bien et Mal » tout en conservant un sens moral ? Ou bien y a-t-il un lien entre « pure conscience » et « conscience morale » ?