Beaucoup de gens voient dans le bouddhisme un "culte du néant". Selon André Comte-Sponville, le but but de cette religion qui n'en est pas vraiment une, serait non pas de libérer le "moi", mais de se libérer du "moi".
Je voudrais dire ici que cette interprétation n'est pas juste. Du moins, elle n'est pas le seul idéal du bouddhisme. Car le "dharma" (la religion) du Bouddha est sans aucun doute la plus complexe des religions, celle qui enveloppe dans son sein les doctrines les plus diverses, voire les plus opposées. Shankara, un critique du bouddhisme, a pu ainsi dénoncer dans le Bouddha une sorte de démon qui se serait incarné pour égaré les hommes en leur enseignant des voies de salut contradictoires.
Il y a plusieurs bouddhismes. Ils sont tous présents, en germe, dans ce que l'on a coutume d'appeler le "bouddhisme ancien".
Je repère au moins deux versions du bouddhisme. Et, comme nous allons le voir, ces deux versions offrent deux visions de l'homme et de son salut.
D'abord, il y a le bouddhisme contre le Soi, contre ce que nous appelons le "moi". Le message du Bouddha, son 'éveil", ce serait alors sa découverte du "constructeur" de toutes nos souffrances, le "moi". Nous croyons que nous sommes un moi, un centre d'action et d'expérience autonome, mais c'est une illusion. En réalité, ce "moi" n'est qu'un mot, ou une projection faite sur la base d'un flux évanescent de sensations, de pensées, de souvenirs. Mais comme cette croyance est immémoriale (elle n'a pas commencé dans le temps), elle se prend elle-même pour une réalité. Le nirvâna, ou "extinction", c'est la fin de cette illusion, donc la fin du moi. Être libre, c'est être libre de la croyance en un moi. On ne se sauve pas. On disparaît, comme est soufflée la flamme d'une bougie. Où va la flamme ? Nulle part. Elle cesse. Elle s'éteint. Pschitt. Fin de l'histoire.
Cette version du bouddhisme est en accord profond avec ce que nous dit la philosophie matérialiste qui réduit le moi à un phénomène cérébral. La mort est la fin de nos souffrances, parce qu'elle est la fin. Tout simplement. Il n'y a rien après. En attendant, la science peut nous confirmer cette vérité du non-moi. Il n'y a que des atomes. Pas de moi. "Je" n'existe pas. La vérité est, littéralement, im-personnelle. Le salut du moi est la fin du moi. L'éveil est le réveil, la bougie se souffle elle-même. Evidemment, personne n'est sauvé. Personne n'a jamais existé. Les variétés de non-dualisme qui, aujourd'hui, proclament le non-moi comme remède ultime, dérivent de cette version du bouddhisme. Les variétés de non-dualisme qui affirment que le moi se fond, lors de l'éveil, dans une réalité impersonnelle, relèvent aussi de cette même version. Ils peuvent alors dire, avec un sourire satisfait : "il n'y a pas de moi, il n'y en a jamais eu, être libre, c'est être libre de l'idée d'être une personne", etc.
Mais à côté de cette version radicale et, à vrai dire, assez terrifiante, du dharma du Bouddha, il y en a une autre.
Selon cette version, qui a aussi sa philosophie, le Bouddha n'a jamais affirmé que le moi n'existe aps, mais seulement qu'il n'existe pas comme on se l'imagine. Comment se l'imagine t-on ? De deux manières, en gros, dit le Bouddha. D'un côté, il y a ceux qui croient que le moi n'est que les atomes, et qu'il est donc une illusion, qu'il n'y a rien après la mort, ni même réellement avant. Ce sont les partisans de l'anéantissement. On voit que cette doctrine est précisément la version du bouddhisme décrite précédemment. Mais il y a de bonnes raisons de penser que le Bouddha n'y adhérait pas. Et, d'un autre côté, il y a ceux qui croient que le moi est immuable, qu'il est éternel au sens où il ne change jamais, quoi qu'il arrive, quoi qu'il fasse, quoiqu'il souffre. En fait, le moi ne souffre pas. Comme l'espace, il est une sorte de témoin immuable de toutes les expériences.
Pourquoi le Bouddha rejette t-il ces deux versions du "moi" ?
Parce qu'elles ont en commun de rendre impossible toute morale.
En effet, si "je" suis une illusion, à quoi bon chercher à m'améliorer ? Et si "je" suis une sorte de conscience absolument immuable, de même, l'idée de progrès est vaine.
Car au contraire, le Bouddha croyait au progrès moral. Voilà le cœur du message du Bouddha : nous pouvons changer. Contrairement à un cliché rebattu, le message central du Bouddha n'est pas l'impermanence universelle. Si son "éveil" se réduisait à cela, il serait banal. A son époque déjà, tout le monde avait conscience de cette impermanence. "Tout va, avec le temps tout s'en va"... : non, ça n'est pas le dharma du Bouddha, ou disons que ça n'est pas son "intention profonde" (âshaya en sanskrit). Son idée, c'est plutôt de comprendre le moi d'une manière qui rendre possible et crédible son progrès. Comme Socrate et Confucius, le Bouddha est avant tout un moraliste, non au sens de La Rochefoucauld, évidemment. Pour lui, le moi est perfectible. Pour cela, il doit être fluide. S'accomplir, ça n'est pas être ce que l'on est, à sa place, mais c'est actualiser son potentiel. Et, comme chez rousseau, c'est pouvoir aller contre sa nature, contre ses habitudes. Voilà pourquoi le Bouddha considérait que son enseignement était "contre-nature" et que les animaux peuvent difficilement atteindre l'Eveil. Le Bouddha ne nie pas l'existence du moi, mais seulement l'existence du moi tel qu'on se le représente, car cette représentation empêche le moi d'évoluer librement et pleinement. Il y aurait encore beaucoup à dire, mais ceci suffit pour comprendre mon point.
Alors quelle est son idée du moi, s'il n'est ni matériel, ni immuable ?
Pour lui, le moi est éternel, au sens où il continue d'exister après la mort. Il n'est donc pas matérialiste. Mais il n'est pas pour autant immuable ! Pourquoi ? Parce qu'autrement, nous ne pourrions ni évoluer, ni progresser. Le salut serait soit vain (pour quel "moi" ?), soit impossible (un moi immuable ne change pas). Son idée est que nous avons un potentiel infini, et que nous pouvons et devons évoluer.
C'est cette version du dharma du Bouddha, à mon avis la plus juste et complète, que le Grand Véhicule" a développé à partir des débuts de notre ère. Le Grand Véhicule, c'est le bouddhisme qui tire pleinement les implications des intuitions du Bouddha. Le but n'est pas de se sauver du moi, mais bien de sauver le moi. Le salut est une affaire personnelle. Voilà pourquoi, même après leur éveil "parfait et complet", ils restent des personnes. Ils ne se fondent pas dans un Grand Tout, même s'il baignent dans une même réalité. Chaque Bouddha conserve sa personnalité. On peut même dire que l'Eveil développe le caractère unique, propre à chaque Bouddha. Ainsi, Avalokiteshvara est unique, Amitâbha est unique, Manjoushri est unique, etc. L'Eveil n'efface pas leur individualité, il l'accomplit. C'est un point que l'on néglige souvent. L'Eveil est une sorte de développement personnel. Ça n'est donc pas étonnant si, aujourd'hui, les gens qui s'intéressent au développement personnel se disent souvent proche du bouddhisme.
Et, plus important à mes yeux, le bouddhisme est une philosophie de l'affirmation de la vie, de l'augmentation de la liberté, du progrès, de l'autonomie. Un Bouddha ne dépend plus de personne. Et, avant l'Eveil, un progrès quasi infini est possible. Et l'humanité peut progresser. Sur le plan politique, le message du Bouddha est en harmonie avec celui de la démocratie et des Droits de l'Homme. Du reste, le Bouddha était né dans une petite république du Nord de l'Inde.
Récapitulons : il existe deux versions du bouddhisme.
Selon la première, le bouddhisme est une quête matérialiste qui vise à s'éveiller de l'illusion du moi.
Selon la seconde, le bouddhisme est une voie spirituelle de plein développement de la personne.
Je crois que cette seconde version, en plus d'être plus juste historiquement, est plus satisfaisante humainement. Ce qui ne veut pas dire que je suis bouddhiste. Mais cette vision d'un moi en perpétuelle progrès, de ce moi fluide, qui n'est rien en lui-même et qui peut donc tout devenir, est assez géniale et riche en possibles.