Je reprends ici un problème déjà abordé : Sachant que le Védânta rejette la dualité, peut-on encore dire qu'il est non-dualiste ? Autrement dit : La non-dualité peut-elle résulter d'une exclusion ?
Le Védânta de Shankara, dont il est question ici, se nomme lui-même "non-dualité exclusive", kevala-advaita. Kevala est un terme repris au système Sâmkhya. Littéralement, kaivalya est la "solitude", l’esseulement, l'être-absolu (au sens étymologique : "séparé de", par opposition à l'être-en-relation) c'est-à-dire la délivrance spirituelle conçue comme séparation d'avec la matière, d'avec toute expérience, agréable ou non. Le Védânta aspire aussi à la séparation entre la pure conscience et la matière, mais il ajoute que la matière n'est rien, qu'elle est négligeable (tuccha), car elle est un faux-semblant (mithyâ), comme une illusion (mâyâ). En d'autre termes, le monde, la nature, l'expérience en général, tout cela est rejeté par le Védânta. Être délivré, c'est être pure conscience dans laquelle le monde a disparu. il n'y a plus personne. Aucune expérience n'est compatible avec l'éveil à la non-dualité ; La non-dualité, selon le Védânta, exclut donc la dualité : le monde, la nature, les autres, le corps, la personne, etc. Evidemment, le monde est aussi pure conscience, mais il l'est seulement dans la mesure où il n'est pas monde, où il est réfuté comme monde. Le monde, en tant que monde, est impur, est souffrance, est mauvais. Au mieux, il est indifférent. Evidemment aussi, l'éveillé survit à son "éveil" : il vit. Mais, de son point de vue - seul valide - il ne vit plus. Et l'éveil définitif, ultime, passe par la mort du corps. La présence du monde et du corps, la survie d'une expérience "personnelle" (car après tout l'éveillé védântique continue à dire "je"), sont interprétés comme des "restes d'ignorance" (avidyâ-lesha). L'éveillé vit, mais comme une machine (yantravat). Il se nourrit par habitude, à cause d'un reste d'aveuglement qui disparaîtra totalement à la mort.
Comme le fait remarquer Lance Nelson dans un article que j'avais déjà mentionné, cette non-dualité par exclusion ne valorise pas la nature, la vie, ni les femmes. Tout cela est perçu comme des tromperies, des illusions à détruire sur le chemin de l'éveil. Or, la racine de cette attitude de rejet se trouve dans cette conception de la conscience qui en fait une pure connaissance privée de désir et de liberté. La conscience, selon le Védânta, est certes "éternellement délivrée" (nitya-mukta), mais elle n'est pas libre pour autant : elle ne peut agir. Elle ne crée rien, ne désire rien. Et, à la limite, les critiques bouddhistes ont raison de dire que cette conscience inactive n'est rien du tout, puisqu'elle ne "fait" rien... En ce sens, le Védânta ne serait rien d'autre qu'un culte du néant.
Mais surtout, en rejetant le monde, la dualité, le Védânta est-il encore non-dualiste ? Y a-t-il une non-dualité authentique par exclusion de la dualité ?
De plus, en accédant à la non-dualité par une exclusion (apohana), ne s'ensuit-il pas fatalement que cette non-dualité est une construction mentale (vikalpa), et non pas l'être réel (vastu, sadbhâva, etc.) ?
Un partisan du Védânta répondrait sans doute qu'il n'y a pas dualité dans le Védânta, car la dualité n'y est pas réellement rejetée, attendu qu'elle n'est pas... réelle. La dualité n'est rien. Il n'y a que la conscience inactive, bienheureuse de sa seule inaction. La dualité n'est pas rejetée, elle est réfutée, tout comme le serpent est "réfuté" quand on voit la corde. Peut-on alors dire que le pauvre serpent est "rejeté" ?
A mon sens, oui. Il s'agit bien d'un rejet. Pour étayer cette interprétation du Védânta, on pourrait citer des dizaines de textes, écrits par Shankara ou après lui. Des centaines, même, car la production védântique est énorme. Pour mieux me faire comprendre, je compare cette attitude à celle de la philosophie de la Reconnaissance (pratyabhijnâ) à l'aide d'une analogie :
Soient deux spectateurs d'un film.
Le premier a peur, car il croit que ce qu'il voit est réel. Puis il réalise que ce ne sont "que des effets spéciaux". Il rejette alors ce qu'il voit, il se désintéresse du film. De l'attachement, il est passé au
détachement indifférent. Par où il a gagné une certaine paix. Mais il n'est plus "dans" le film. Il a surmonté sa peur en rejetant l'expérience du film.
Le second a peur, aussi. Mais il réalise que ce film est un spectacle, qu'il ne craint rien physiquement. Et alors, sa peur ne disparaît pas. Elle se transforme : elle est toujours là, car il s'identifie aux personnages, mais avec plus de recul, avec la conscience qu'il ne risque rien. Mais il comprends l'intérêt de l'expérience, et la peur devient un plaisir, elle donne du piment à l'expérience, accroît son intensité.
Le premier spectateur est l'adepte du Védânta, de la non-dualité par exclusion de la dualité. Il n'a pas compris l'expérience. Il croit qu'avoir réalisé que l'expérience était une illusion est le fin mot de la compréhension de l'expérience. Il reste alors dans la dualité : il rejette l'expérience. Dans cette catégorie, on peut également ranger le Sâmkhya et le bouddhisme ancien, disons toutes les philosophies indiennes archaïques, celles d'avant la révolution tantriquo-mahâyânique (sic).
Le second spectateur est l'adepte du tantra, du bouddhisme mahâyâna, bref, de toutes ces philosophies qui distinguent entre deux sortes d'expériences : l'expérience de la dualité seule, dans l'oubli de l'unité, ou l'expérience est pour ainsi dire en décalage avec la réalité ; et l'expérience de la dualité sur fond d'unité ou, mieux, comme manifestation de l'unité, où cette expérience ne détonne plus avec la réalité, mais lui est parfaitement, miraculeusement, conforme, fidèle et adéquate.
En ce sens, le Védânta est dualiste.
En d'autres termes, la non-dualité n'est pas le rejet (fut-ce par indifférence ou par réfutation) de la dualité, mais la reconnaissance de la dualité comme manifestation d'une unité vivante et libre, créatrice de cette dualité. Ainsi, l'expérience se trouve transformée, et non pas rejetée. Et le monde, la nature, la vie, le corps, continuent, mais transfigurés, pour ainsi dire.
Il y aurait bien d'autres choses à dire et de conséquences à tirer, mais comme j'y reviendrais encore et encore, j'arrête là.