Qui est Dieu ?
Celui
qui lit cette question.
"Celui"
- ou "celle" !- et non pas "cela". Car cet espace est
certes impersonnel en ce sens qu'il est vide de tout ce qui permettrait d'y reconnaître
Untel. Mais il n'est pas impersonnel au sens d'un parking de supermarché car il est animé, vivant, sensible,
pensant, percevant, désirant, éprouvant, etc.
Ceci
se traduit par des expériences de félicité, de renaissance, d'amour : un
sentiment de bien-être indépendant du contexte, une intuition ineffable que
"tout va bien", en un sens et à un niveau que l'on ne saurait guère
expliquer. Et cela vaut sans doute mieux. Qui peut encore être convaincu ou
même séduit par les mythes qui, autrefois, étaient censé réconcilier le Dieu-Amour avec
l'existence du Mal ? Qui prend encore les théodicées au sérieux ?
Or, cette
intuition indicible est un effet du cerveau et de mille autres circonstances. Et
je dis qu'il en va - peut-être - de même pour le silence simple, la présence
pure, l'être-sans-pensées. Ce qui est certain, c'est que
l'être-conscient-sans-concept et les extases ne me disent absolument rien sur
leur cause. Une conscience transcendante ? Non. Dieu ? Non. Je le sais parce
que la science en apporte chaque jour un peu plus la preuve. Mais sans cela,
j'aurais pu méditer mille ans, m'absorber durant un éon, "être"
depuis des temps sans commencement, sans avoir la moindre idée de ce qui cause
cette conscience limpide, sans rien savoir du cerveau.
Si l'on tient compte de nos connaissances, l'on peut seulement
dire ceci : la conscience ne se réduit pas à des causes physiques. Mais qu'est-ce que cela signifie exactement ? Difficile de le dire à ce stade. C'est la
thèse de David Chalmers, très proche du dualisme du Sâmkhya : il y a l'objet,
la matière, le monde. Et il y a la conscience-témoin, qui n'est pas un objet,
pas la matière, pas le monde. Cette modestie, cette retenue spéculative sont
importantes me semble-t-il sur le plan moral et politique. C'est pourquoi j'y
adhère. On ne peut pas ne pas avoir d'opinions du tout. Tâchons donc d'y
penser. Soyons honnêtes.
Toutefois,
je répète et je confirme, dans l'espoir de bien me faire comprendre, que, du
point de vue de la première personne, ici-nulle-part, tout apparaît et
disparaît dans la conscience. En ce sens, presque tout ce que dit la
philosophie de la Reconnaissance est, pour moi, vrai. Personne ne pense. Ce
"personne" est vivant, palpitant, lumineux, transparent. Bref,
regardez-y vous-mêmes.
L'on
pourrait se demander pourquoi je ne suis pas bouddhiste, dans l'une de ses
versions minimalistes, actualisées, postmodernes. Il est clair que, pour moi
comme pour d'autres, des traditions contemplatives bouddhistes comme le
dzogchen, la mahâmudrâ ou (dans une mesure moindre) le zen sont d'une grande
richesse et d'un grand secours : économes en conjectures, elles sont centrées,
vraiment centrées sur la description de l'expérience. Elles sont uniques et
précieuses en cela.
Mais
j'estime tout de même qu'il leur manque quelque chose, peut-être quelque chose
d'essentiel, une expérience vitale, ou une dimension de l'expérience mystique.
C'est le genre d'expérience que j'ai décrit ailleurs comme "expérience du cœur"
et que l'on peut décrire comme un "je suis je", un "je-je"
pareil à une basse continue, souvent perçu comme une pulsation dans la
poitrine.
Bien
entendu, je sais que le bouddhisme parle d'expériences qui entrent dans ce
registre affectif : la compassion, la dévotion, et surtout la félicité-vacuité
qui est peut-être ce qui s'en rapproche le plus. Je note d'ailleurs, au
passage, que le caṇḍalīyoga consacré à l'éveil de cette expérience dans
notre chair parle d'un A - première lettre de l'alphabet sanskrit - qui s'unit
à un HA - la dernière lettre de ce même alphabet, pour former un AHAṂ,
"je" en sanskrit. "Je suis l'alpha et l'oméga". Ou "Je
suis est l'alpha et l'oméga". Peut-être est-ce un simple hasard, ou un
symbolisme involontaire. C'est même probable.
Quoi
qu'il en soit, malgré ces éléments, le bouddhisme ne met jamais le doigt sur
cette expérience, ou cette dimension de l'expérience, en sa forme chimiquement
pure. Le je suis est sans doute vécu ici et là, mais il n'est pas thématisé, pas pleinement reconnu comme tel. Ce qui s'explique aisément : le Soi ou l'identité du bouddhisme, c'est... le non-Soi. Difficile, dans ces conditions, d'explorer à fond l'expérience du je suis. Contrairement aux Upanishads ; au shivaïsme du Cachemire ; à Ramana M. ;
à toute une pléthore de mystiques chrétiens.
Vous
me direz, pourquoi accorder tant d'importance à cette expérience ? Alors même
que l'on a toutes les raisons de croire qu'elle n'est qu'un produit du cerveau
? Alors même qu'elle n'est sans doute qu'un super-ego, base de tous les petits
ego-s ? Alors même que les expériences du silence, de la lucidité transparente,
abyssale, sont d'une profondeur insondable ?
En
gros, pour les motifs énoncés par la philosophie de la Reconnaissance
(pratyabhijñā). Pas de conscience sans "je suis je". Sans ego, oui.
Sans Je, non.
Il
faudrait préciser, mais pour l'heure je laisse cela.