L'éveil consiste à réaliser, ici et maintenant, que personne ne lit ces lignes, mais que tout ceci apparaît et disparaît dans un espace éveillé, conscient, sans forme et parfaitement transparent : la conscience.
Autrement dit : savoir ce que je ne suis pas (le corps, les pensées, les émotions ou n'importe quelle autre chose) et savoir ce que je suis (la conscience qui accueille tout ce que je ne suis pas).
Suis-je une personne dans ma tête ?
Sur ce point, beaucoup de gens croient que voir l'absence de "moi" ici, au-dessus des épaules, revient à mourir comme personne et à dire adieu aux émotions, au mystère de la vie, au rire, à l'amour, aux relations aux autres, bref à beaucoup de choses qui font le sel de la vie.
Mais en réalité, l'éveil ne se présente pas ainsi. Quand je vois qu'il n'y a pas de "moi" ici, au-dessus des épaules, je vois plutôt qu'il n'y a pas de "moi" au sens habituel de ce terme : de fait, il n'y pas de centre de commande localisé dans la tête, pas de chose séparée, avec ses couleurs, sa forme... Il n'y a qu'un vide éveillé, vif, alerte, limpide, conscient, qui ne s'accroche à rien mais accueille tout et tous, comme un ciel immense et lumineux.
Dans cet éveil, dans cette vision directe, le "moi" se dévoile n'être qu'un flot de mots (de sons) de sensations, d'émotions, bref de choses qui passent dans le champs sans limites de la conscience.
Mais cette conscience est mon vrai "moi". Pourquoi ? Parce que je ne suis jamais séparé d'elle. Elle est ce que je suis vraiment. Elle n'est pas une chose comme les pensées ou les sensations, même si on en parle comme si elle était une chose parmi d'autres. L'éveil est donc simplement un réveil à soi, un retour à ce que nous sommes vraiment, et non pas simplement une disparition du "moi".
Mais que deviennent les pensées, les sentiments, les sensations, les habitudes, les désirs, tout ce qui fait la personnalité ?
Non seulement rien ne disparaît, mais encore tout cela réapparaît différemment. La conscience ne se réduit à rien, mais tout est conscience. Donc rien n'est exclu de la conscience. Ni les émotions, ni la personnalité.
Mais alors, qu'est-ce qui change ?
Deux choses : premièrement, la croyance que je suis seulement une personne disparaît. C'est irrémédiable. Deuxièmement, la conscience ne s'identifie plus à des pensées ou sensations ou émotions. Mais, contrairement au changement précédent, ce changement-ci se fait progressivement, il n'est jamais achevé une fois pour toutes, et la conscience peut toujours se laisser reprendre par l'identification à telle ou telle chose. C'est même inévitable.
Mais les sensations, les émotions, les pensées se mettent à changer lentement. Peu à peu, la personnalité s'élargit, s'ouvre. Avec des hauts et des bas, des progrès et des rechutes. Paradoxalement, quand on voit qu'il n'y a personne au-dessus des épaules, la personne tend à devenir une meilleure personne. Car qu'est-ce le mal moral ? C'est l'égoïsme. Et l'égoïsme est justement le fait que la conscience s'identifie à un "moi" limité. Le bien moral est au contraire dans l'élargissement de l'identification, de la conscience de soi. Si la conscience se reconnaît comme infinie par-delà toute identification, c'est bien la racine de l'égoïsme qui est tranchée.
Mais, demandera-t-on encore, si je ne crois plus au "moi", puis-je encore aimer les autres ?
La réponse est que le "moi" ne disparaît pas. Il s'élargit. Comme l'attention, focalisée sur un nuage, revient à l'immensité du ciel. Et ce ciel, cet espace conscient, est un "moi", le seul véritable. L'éveil, c'est s'éveiller du faux "moi" au vrai "moi". Et ce vrai "moi", aussi appelé "Soi", est la base de tout ce qui est beau et bon, car il est conscience, et la conscience est la base de toute possibilité.
Enfin, il existe plein de moments dans la vie où l'on ressent des émotions intenses, sans pourtant s'identifier à notre personne ordinaire. C'est même très courant. Il est vrai que, parfois, la fragmentation de la personnalité, du sens de l'identification à un moi limité, engendre angoisse et mal de vivre. Mais c'est loin d'être toujours le cas. Prenons l'exemple du cinéma : nous ressentons pleinement les émotions des personnages, nous nous identifions pleinement et nous oublions notre personne habituelle. Sans difficulté. Et avec joie. Sinon, pourquoi paierait-on pour aller voir des drames ? Et tous les spectateurs sont uns dans cette absence.
Ne pas être telle ou telle personne, c'est s'ouvrir à la vraie personnalité. Ne pas s'identifier à telle ou telle émotion, c'est vivre pleinement les émotions. Ne pas s'identifier à telle ou telle pensée, c'est se mettre à penser vraiment. Ne pas s'identifier exclusivement à une personnalité, n'est-ce pas être disponible aux autres personnes ?
Tant que je me prends pour une seule personne à l'exclusion des autres, je reste dans la confrontation, même si tout se passe bien. Quand je suis conscience qui sait qu'elle n'est limitée à aucune personnalité particulière, je suis dans l'unité, même si tout se passe mal.
Donc l'éveil est la fin d'une forme d'existence, mais aussi le début d'une autre, plus riche et intense. Quand on nettoie un miroir, les reflets ne disparaissent pas : ils deviennent plus clairs, plus vivants, plus présents, plus fluides, plus intenses.