Aujourd'hui, c'est mon anniversaire.
Aussi, j'ai pensé vous offrir ce souvenir et la traduction d'un petit texte qui va avec.
Il y a bien des années, je marchais dans les ruelles de Bénarès, la Cité de Lumière. Je cherchais la demeure d'un vieux sage. Au détour d'une coure couverte de bouse et peuplée de buffles, j'accédais enfin à une pièce plongée dans la pénombre. Tout était comme un village : le sol et les murs en terre.
J'étais un peu essoufflé, car j'avais du courir pour échapper à un taureau - chose assez courante (c'est le cas de le dire !) à Varanasi - et aussi pour fuir des gangs de singes racailleux.
Je m'asseyais donc sur un charpay - un genre de lit en cordes - et attendais que mes yeux se fissent à l'obscurité. La pièce était vide, sauf pour un coffre, une étagère et un autre lit, face à moi.
Je commençais alors à distinguer une silhouette assise, deux yeux lumineux. Deux yeux bleus profonds. Une chemise de coton blanc - le fameux chikan de Lucknow - et une couverture sur les jambes. Le regard ouvert semblait jeté dans l'immensité.
Je m'installais dans la même attitude - mudrâ - car j'y avais été initié par un autre maître, dans cette même ville.
Au bout d'un temps indéterminé, je sus que l'essentiel avait été dit.
Mais cette présence m'adressa ces paroles : "Prends le livre sur l'étagère, il vous sera utile à tous ("for all of you")". Sans savoir ni comprendre, je pris un petit livre. La présence joignit alors les mains sur la poitrine et j'entendis "aham aham". Il m'invitait ainsi à prendre congé, tout en me signifiant que nous étions uns (sic) à jamais.
Cet homme était Janârdan Pandey. C'est avec émotion que j'évoque son souvenir. Il avait travaillé à la grande bibliothèque de Bénarès où sont conservés d'innombrables manuscrits uniques. Malheureusement, nul n'en prend soin et j'ai pu voir par moi-même que la plupart sont à l'état de confettis. Aussi, nous ne remercierons jamais assez cet homme qui, pendant des décennies, a recopié discrètement plusieurs manuscrits du Tantra non-duel et les a ensuite publié dans un demi secret.
Le petit texte ci-dessous, que je vous traduit et dont je chanterai peut-être un jour, si la Yoginî le veut, le texte sanskrit, est extrait du recueil "Vingt textes du shivaïsme non-duel" publié en sanskrit par J. Pandey que j'ai évoqué plus haut.
Je mets le texte sanskrit tout en bas, après la traduction.
Titre : Bodhollāsavilāsa, Le Jeu de la manifestation de la conscience
Il s'agit d'une version versifiée du Pratyabhijñāhṛdayam de Kṣemarāja, texte très diffusé du Trika d'Abhinavagupta. En fait, on trouve des manuscrits de cette "Quintessence du Tantra" dans toute l'Inde et surtout dans le Sud, souvent sous le titre de Śaktisūtra ou "Aphorismes de la Puissance". Il existe une autre version en vers de la Quintessence, composée par Sāhib Kaul Anandanātha, un Cachemirien, et insérée dans son Jeu des Noms de la Déesse (Devīnāmavilāsa).
La version que voici est anonyme. Elle semble faire partie d'un tantra, car la Déesse est mentionnée.
_____
Hommage à Śiva,
Lui qui effectue continuellement les cinq actes,
Lui qui fait apparaître la vérité ultime,
Déploiement homogène de félicité et de conscience. /1/
La conscience est libre.
Elle est la cause de l’univers.
Elle est liberté et sujet connaissant,
Elle est l’accomplissement. /2/
Elle fait éclore l’univers
En son propre fond, par son seul désir,
En (se) différenciant en sujet et en objet variés,
Selon des formes multiples. /3/
La diversité de l’univers existe
En raison de la différenciation de l’objet,
En s’unissant à cette diversité,
En haut, en bas, d’innombrables (manières). /4/
Bien que la conscience soit le Seigneur,
Elle devient l’âme lorsqu’elle se contracte.
Les sages savent que la forme de l’univers
Existe en elle comme l’arbre dans sa graine. /5/
La conscience est notre essence
Absolument pure et limpide.
L’âme, quand elle n’est pas attachée aux limitations,
Est la conscience. /6/
Tournée vers les objets, la conscience
Vient reposer dans l’âme.
Les sages disent que la conscience devient l’âme
Quand la contraction devient prédominante. /7/
Le sujet soumis à l'Illusion est l’être incarné.
Il reçoit son existence de cette conscience.
Il s’attache aux choses,
Privé du juste discernement. /8/
Et cet Un apparaît multiple
A cause des aspects et des qualités comme la légèreté.
Il apparaît comme les sept (sortes de) sujets connaissants,
Et comme les trente-six catégories. /9/
Un, omniprésent,
Le Seigneur est pure conscience.
Telle est la délivrance, évidente
Par la parfaite connaissance de la subjectivité. /10/
Connu comme étant les sept sujets connaissant
Et les trente-six catégories,
Le Grand Seigneur procure
Cette fortune qu’est la délivrance. /11/
Assurément, les doctrines ne sont que
Des personnages (assumés) par lui, selon son désir,
Comme des personnages factices
Assumés par un homme. /12/
De la même manière, le Soi immense,
Qui est félicité et conscience,
Est nourri et animé par son propre désir.
Il assume différents points de vue à cause de sa plénitude. /13/
Le Soi se déploie dans la manifestation du divertissement
De la félicité et de la conscience.
L’âme se souille dans le saṃsāra
Parce qu’elle est contractée par ses propres puissances. /14/
« Je suis imparfait », ainsi est-elle souillée
Par de multiples souillures
– De finitude, relative à Māyā et relative aux (conséquences des) actes –
Alors qu’elle est le Seigneur des mondes, omniprésent. /15/
De même que le Seigneur omniprésent
Effectue les cinq actes,
De la même façon ce Soi (limité les) effectue,
(Mais) égaré par (ses propres) puissances. /16/
Le Seigneur des Puissances est célébré
Par les adeptes du Principe
Grâce à l’épanouissement de la Puissance.
Le sujet transmigrant est contracté à cause de la contraction (de la Puissance). /17/
Car, quelque soit la forme de Māyā
Qu’il désire voir,
On doit savoir que c’est une création du Soi.
On considère que sa Puissance est subsistance. /18/
On considère que la Déesse,
Ayant résorbé le Samsâra,
Le reprend dans l’unité de la conscience.
L’occultation de cette essence est le voilement. /19/
Ainsi, le processus
Du quintuple flot est toujours proche.
Connu, il est comme le joyau qui exauce les désirs.
S’il ne l’est pas, il est comme du bois ou de la boue. /20/
Qui le cultive continuellement
Par la force d’une juste prise de conscience
Est délivré de tous les liens.
Il devient félicité éternelle. /21/
Lorsque le feu de la conscience dévorant
Est bien éveillé,
Ce feu immaculé
Consume tout le connaissable. /22/
Le yogin unit à sa force
Possède les signes du Nirvāṇa.
Assurément, il atteint sans délai
Le domaine immaculé. /23/
Bien que le feu de la conscience ait été obtenu,
L’univers qui est conscience apparaît néanmoins.
Cette manifestation de l’ambroisie de la félicité du Soi
Se déploie à l’extérieur. /24/
Cela même, en se cristallisant,
Apparaît sous la forme des phénomènes.
Dieu, le Grand Seigneur qui est notre Soi,
Le Seigneur suprême, se divertit. /25/
Celui qui voit cela continuellement
Est délivré, et en un instant
Il délivre la totalité des êtres
Des liens du saṃsāra effroyable. /26/
« Quiconque possède la force de la félicité
Se tient dans le domaine de sa propre essence » :
Ainsi, celui pour qui
L’éclat de la joie est apparu, /27/
Qui repose en sa propre essence,
Celui-là atteint cet (état) même après le samādhi (vyutthāne).
En raison de l’efficience de sa persévérance,
Il est recherché par les gens. /28/
La félicité de la conscience apparaît
Par l’épanouissement du domaine du centre.
Quand il apparaît, la vision divine
En forme de connaissance apparaît. /29/
Immaculée, lumineuse, pure,
Félicité éternelle, suprême,
Sans même avoir tranché le filet du corps,
La vision qui est connaissance se déploie. /30/
La puissante méthode
Pour épanouir le centre
Est multiple :
Anéantissement des vikalpas, épanouissement, contraction, etc. /31/
C’est en ne pensant à rien
Que les vikalpas seront anéantis.
Quand la conscience s’éveille,
La Puissance en train d’apparaître s’éprend du royaume des phénomènes. /32/
(La Puissance étant) éprise d’eux,
On voit le flot divin immaculé.
C’est cette contraction de la Puissance
Qui est enseigné par les partisans d’un Brahman (passif). /33/
L’absorption dans le nâda et le bindu,
Le repos dans les extrémités initiales et finales, etc. ;
S’emparer du dégoût, de la colère,
De la peur, de l’incertitude : /34/
Ainsi enseigne t-on, Ô déesse (?),
Ce qui fait s’épanouir le centre.
S’il s’y dévoue, c’est en quelques jours
Qu’il atteindra le domaine suprême. /35/
Celui qui cultive
Les impressions du samādhi intérieur,
Immaculé, prend conscience encore et encore,
Par la seule force de la juste prise de conscience. /36/
Son essence propre apparaîtra entièrement,
Même après le samādhi.
Ce yogin établi dans l’éveil
Est éternellement heureux. /37/
La conscience du yogin
Se déploie parfaitement.
Elle est la parfaite subjectivité,
Faite de lumière, elle est la vitalité des mantras. /38/
Se divertissant en elle,
Le yogin se tient dans le domaine des Souverains des Mantras.
S’adonnant à cela, il se divertit comme le Seigneur,
Nourri par les Puissances. /39/
Ainsi la liberté du Seigneur des mondes, omniprésent,
Possède de multiples aspects,
Existe sous des formes diverses.
Elle est une souveraineté indivise. /40/
« Il est sans-second » :
Telle est, dit-on, cette suprême ambroisie qu’est la connaissance.
Celui qui en boit
Neutralise ce puissant poison qu’est le saṃsāra. /41/
Cette méthode pour rendre la conscience évidente
Vise à faire atteindre Śiva aux magnanimes.
Cet enseignement absolument immaculé,
Extrait de l’océan de la connaissance parfaite,
Est l’œuvre de Kṣemarāja. /42/
Traduit par David Dubois
namaḥ śivāya satataṃ pañcakṛtyavidhāyine /
cidānandaghanasvātmaparamārthāvabhāsine // 1 //
citiḥ svatantrā viśvasya hetur ity abhidhīyate /
svātantryarūpā jñātā ca siddhīr vā saṃprayacchate // 2 //
sā svabhittau svecchayaiva viśvasyonmīlanāya ca /
nānānurūpavaicitryād grāhyagrāhakabhedataḥ // 3 //
viśvasya tasya vaicitryaṃ grāhyabhedena saṃsthitam /
nānāvaicitryayogena cottamādhamasaṅkhyayā // 4 //
citisaṅkocanāc cittaṃ cetano 'pi maheśvaraḥ /
vaṭadhanikāvat tatra viśvarūpaṃ ca tad viduḥ // 5 //
caitanyam ātmano rūpaṃ śuddham atyantanirmalam /
tad eva niyamāsaktaṃ cittaṃ cid abhidhīyate // 6 //
arthonmukhatayā saṃvic citte viśrāntim āgatā /
saṅkocātmapradhānatvāc citiś cittaṃ vidur budhāḥ // 7 //
māyāpramātā cidrūpas tanmayatvena dehinām /
vartate viṣayāsaktaḥ sadvivekavivarjitaḥ // 8 //
sadaikaḥ pratithaś cittaṃ kalāsattvaguṇādibhiḥ /
saptapramatṛkatvena ṣaṭtriṃśattattvasaṅkhyayā // 9 //
ekaḥ sarvagataḥ śuddhaḥ sambodhātmā maheśvaraḥ /
saivāhantāparijñānān muktiḥ karatale sthitā // 10 //
pramātṛsaptakatvena ṣaṭtriṃśattattvasaṅkhyayā /
bhāvitaḥ sa maheśāno mokṣalakṣmīḥ pravartate // 11 //
tadbhūmikā darśanādyās sarvā eva na saṃśayaḥ /
bhūmikāḥ kṛtrimā yadvan naṭo gṛhṇāti svecchayā // 12 //
tadvad eva cidānandasvecchocchalitabṛṃhitaḥ /
ātmā gṛhṇāti vipulā darśanādyā vibhūtayaḥ // 12 //
cidānandasamullāsollasitātmā virājate /
cidvatsvaśaktisaṅkocāt saṃsāre malināyate // 13 //
apūrṇo 'smīti vividhair malaiḥ sa malinīkṛtaḥ /
māyīyāṇavakārmākhyair vyāpako 'pi jagadvibhuḥ // 15 //
vyāpī yadvan mahādevaḥ kroti pañcakṛtyatām /
tadvad evāyam ātmāpi kurute śaktimohitaḥ // 16 //
śakto vikāsāc chaktīśo gīyate tattvavādibhiḥ /
saṅkocanāt saṅkocitaḥ saṃsārīty abhidhīyate // 17 //
māyā rūpaṃ hi yat kiṃcid ālokayitum udyatā /
sādhyasṛṣṭiṃ vijānīyād anyā śaktiḥ sthitir matā // 18 //
saṃhārāt saṃhṛtā devī cidaikye 'nugraho mataḥ /
tadekasārāprathanāt tirodhānābhidhīyate // 19 //
itthaṃ sadā saṃnihitaḥ pañcavāhavidhiḥ kramāt /
jñātaś cintāmaṇir asāv ajñānāt kāṣṭaloṣṭavat // 20 //
sadvimarśabalenaivaṃ nityaṃ yaḥ pariśīlate /
sa muktaḥ sarvabandhebhyo nityānandamayo bhavet // 21 //
cidvahnir grasate so 'yaṃ suprabuddho 'sty asau yadā /
tadāsau vimalo jñeyaś cidvahniḥ sarvabhakṣakaḥ // 22 //
etadbalena saṃyukto yogī nirvāṇalakṣaṇaḥ /
padaṃ prāpnoti vimalaṃ so 'cirān nātra saṃśayaḥ // 23 //
cidvahnir balalābhe 'pi viśvam ābhāti cinmayam /
svānandāmṛtakallolam etad ucchalitaṃ bahiḥ // 24 //
tad eva śyānatāṃ yātaṃ bhāvarūpair vibhāvyate /
svātmā maheśvaro devaḥ krīḍate parameśvaraḥ // 25 //
iti yaḥ satataṃ vetti sa mukto mocayaty api /
sattvavrātaṃ kṣaṇenaiva ghorāt saṃsārabandhanāt // 26 //
yaḥ kaścit ānandabalaḥ sa svarūpapadasthitaḥ /
iti yasya samullāsollāsitodayaśālinaḥ // 27 //
tasya svarūpaniṣṭhasya vyutthāne 'pi tad arthyate /
etat prayatnasāmārthyāj janair evādhigamyate // 28 //
madhyadhāmavikāsāc ca cidānandāt prakāśate /
tatprakāśād divyadṛṣṭir jñānarūpā vibhāvyate // 29 //
nirmalā suprabhā śuddhā nityānandamayī parā /
nirdehacchedajālāpi jñānadṛṣṭir vijṛmbhate // 30 //
madhyadhāmavikāse tu upāyo balavatsthitiḥ /
vikalpakṣayasaṅkocavikāsādyā anekaśaḥ // 31 //
akiñciccintanād eva vikalpānāṃ kṣayo bhavet /
cidbodhād vilasacchaktī raktāsau bhāvamaṇḍale // 32 //
tatrānuraktā divyaughaṃ paśyate vimalātmakam /
śaktisaṅkocam etad dhi procyate brahmavādibhiḥ // 33 //
ādyantakoṭiviśrāmabindunādalayās tathā /
aśaṅkitabhayakrodhabībhatsādiparigrahāḥ // 34 //
ity etat kathitaṃ devi madhyadhāmavikāsakam /
tatra śakto dinair evaṃ prapnoti parasampadam // 35 //
yo 'ntaḥsamādhisaṃskāraṃ bhramate vimalatviṣām /
sa visargabalād eva vimṛśya ca punaḥ punaḥ // 36 //
vyutthāne 'pi yatas tasya svarūpaṃ samprakāśate /
yogino bodhaniṣṭhasya nityānandarasasya ca // 37 //
tat prakāśānandamayī mantravīryopabṛṃhitā /
pūṛnāhantācid ity antaḥsamullāsābhiyoginaḥ // 38 //
tatrāsau vilasan yogī mantreśvarapade sthitaḥ /
tatra śakto vibhur yadvat krīḍate śaktibṛṃhitaḥ // 39 //
evaṃ svatantratā tasya vyāpakasya jagadvibhoḥ /
nānābhedajuṣaś citrapadasthitasyākhaṇḍitā // 40 //
etad advayam ity uktaṃ jñānāmṛtam anuttamam /
yaḥ pibec chāmyate tasya saṃsāraviṣamūrchanam // 41 //
bodhollāsavidhāneyaṃ śivaprāpyai mahātmanām /
rājñaḥ kṣemābhidhānasya śāstram atyantanirmalam // 42 //
iti śrīkṣemarājakṛtaṃ bodhavilāsākhyaṃ yogaśāstram //
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