Dans toutes les cultures, il a été pressenti que l'art est une pratique spirituelle. En dépit des apparences, celui qui pleure face à la scène, celle qui ressent de l'excitation en entendant un poème, celle encore qui éprouve de la tristesse en écoutant telle mélodie, tous ceux-là ne vivent pas des émotions ordinaires : il ne pleure pas comme il pleure dans la vie courant, elle ne ressent pas une excitation vulgaire.
Mais alors, comment expliquer cette différence ?
Dans un précédent billet, j'ai laissé entendre que l'expérience esthétique transmute l'émotion en une autre sorte d'émotion à cause du détachement engendré par la mise en scène, par le caractère abstrait de la musique, etc.
Or, ceci est inexact. La tradition indienne, qui a approfondi ces mystères, ne parle pas de détachement, mais plutôt de communion (sâdhâranya).
La mise en scène théâtrale, poétique, musicale ou picturale, produit certes un état de conscience modifié qui a des traits communs, justement, avec le détachement : une certaine détente du corps et de l'âme. Mais dans le cas de l'art, cette détente n'est pas l'effet d'un dégoût (vairâgya) engendré par une lucidité spéciale de la part du spectateur. Ce dernier, au contraire est dans un état d'effervescence, de sensibilité accrue. Il ne cherche absolument pas à méditer sur les défaut de la personne qui suscite en elle l'Erotique, par exemple. Contrairement à l'ascète, il ne veut pas voir les chairs pourissantes sous le charme d'un teint attirant. Bien au contraire, si l'esthète se mettait à cogiter sur les défauts de la scène qu'il voit, il ne serait plus esthète, mais ascète. Il ferait un bien piètre spectateur, une mauvaise lectrice, le contraire d'un mélomane. On fait d'ailleurs l'expérience de cela quand on regarde un film avec une personne qui passe son temps à en dénoncer les "effets spéciaux". Nous sentons bien, alors, que cette attitude analytique détruit la jouissance esthétique. Pour "entrer dans l'histoire", nous devons nous prédisposer en larguant les amarres de l'esprit inquiet, soucieux de ne point être trompé, de ne pas être manipulé. Nous devons prendre le risque, nous laisser aller, comme pour entrer en hypnose.
Pourtant, il y a bel et bien une sorte de recul dans cette expérience esthétique, recul que nous n'avons pas, ou si peu, dans la vie courante. En effet, dans l'expérience esthétique, on vit la peine autrement, car on s'identifie au personnage et on ne s'identifie plus au "moi" et au "mien". Cette attitude ressemble certes à celle du yogi, du moine ou de l'ascète qui contemplent la nef des fous avec la lucidité d'un long entraînement.
Mais, dans le cas de l'esthète, d'où viennent ces effets ? Comme je disais, ils viennent d'une communion ou, comme on traduit parfois, d'une "universalisation" des situations et, donc, des émotions. Autrement dit, l'expérience esthétique se caractérise par une expansion de la conscience ou un retour en elle-même. La conscience revient pour ainsi dire en elle-même comme une vague en l'océan.
Bhatta Nâyaka, un poéticien cachemirien qui a précédé de peu Abhinava Gupta, parle d'une "dissolution" (laya) de l'esprit inquiet dans sa source conscience, comme un fleuve dans la mer. Ce retour est une détente, une cessation du regard utilitaire, obsédé par l'efficacité, par l'action, et la réalisation (bhâvanâ) d'une manière d'être plus détendue. Alors, l'attention s'ouvre et s'absorbe spontanément, elle repose (vishrânti) en son objet sans plus se laisser perturber par les obstacles des enjeux égotiques, par les différences.
En fait, ces dernières subsistent : mon corps reste bien "mon" corps, etc. Mais il y a indubitablement un élargissement de l'identité : je communie avec le héros, avec le personnage, avec telle femme, avec sa peur, avec la violence, avec sa souffrance. Il y faut un certain réalisme, sans quoi on ne se laissera pas prendre. Mais, comme nous ne sommes pas ce personnage et que certains signaux nous indiquent qu'il ne s'agit pas précisément de "notre" vie, une ouverture se produit. Nous sommes dans un état d'effervescence, mais aussi en expansion, dans un état d'activation de toutes nos énergies, lesquelles ne subissent plus la "contraction" de l'ego ordinaire. Nous ressentons pleinement, dans la communion. Mais en dilatation. L'expérience, l'émotion est même sans doute plus intense que dans notre vie quotidienne, et pourtant elle nous procure une joie singulière. D'où l'attrait pour l'art, la fascination pour cet état mystérieux où nous découvrons que la tristesse peut être source de délectation. Et, dans cette détente, nous nous soulageons aussi d'un fardeau. Il y a bien une sorte de purge, la fameuse catharsis, mais je tiens qu'elle est un effet secondaire, non le principe de l'art.
La jouissance esthétique est donc le résultat d'une situation paradoxale : du réalisme, mais avec de la distance ; une empathie extrême, mais embrassée dans une conscience plus large que la conscience normale. Quand je savoure la peur du personnage, par exemple, je suis pleinement identifié à cette peur, mais non pas contracté ; ou plutôt, il y a bien de la contraction (car c'est cela, la peur), mais cette tension est elle-même englobée dans une image plus vaste, dans une ambiance de confiance sous-jacente. Et c'est ce décalage qui semble avoir le pouvoir exceptionnel de transmuter les émotions.
Or, cette double attention, ou ce double mouvement, disons, se retrouve dans la principale "méthode" de méditation prônée par le shivaïsme du Cachemire : l'attitude dite "de Shiva" (shiva-mudrâ, shâmbhavî, bhairavî) qui est justement une "posture" de tout l'être, hautement contemplative et esthétique. Dans cette méditation, je détend mon corps, comme un cadavre, je relâche ma mâchoire, je reste bouche bée, le regard grand ouvert, comme sur mainte représentations anciennes du sacré : je suis pleinement ouvert à l'extérieur ; en même temps, je reste vide, muet, transparent à l'intérieur. Il y a ce double mouvement ou ce balancement de l'attention et de toutes les énergies du corps et de l'âme. Je ne suis pas simplement tourné vers l'intérieur en excluant l'extérieur, à la manière du cliché dominant encore l'image de la méditation "les yeux fermés", "centré sur l'intérieur", etc. Je ne suis pas coupé du monde. Mais je ne suis pas non plus au monde, dans le monde, comme je le suis dans la vie courante. Mon attention se projette vers les couleurs, les sons, les formes, comme une abeille butine. Mais cette abeille ne devient pas captive de ces fleurs, de ces nectars. Elle demeure libre, elle vole de-ci, de-là, elle reste aérienne, fluide, ouverte dans sa trajectoire. Il y a des "concepts" ou sens où il demeure bien des mouvements de l'attention, qui se concentrent sur telle chose en excluant telle autre. Mais ce mouvement est lui-même englobé dans un mouvement plus vaste, tout comme le mouvement de tel courant dans la mer est embrassé dans le mouvement total de cette masse aqueuse.
Voilà pourquoi quand les philosophes de l'esthétique au Cachemire parlent de cette expérience esthétique, ils emploient tout le vocabulaire yogique, mystique. Non pas que l'expérience esthétique soit une expérience mystique partielle, ou un simple avant-goût, inférieur à celle du yogi qui médite en rejetant les pensées et les objets des sens. Bien au contraire, le yoga "nouveau" (nava, comme dit Utpaladeva) qu'ils proposent est une contemplation esthétique approfondie. Car l'expérience esthétique ne demande pas une ascèse aussi terrible que celle du yoga "de la suppression" (nirodha) prôné par Patanjali. Il ne s'agit pas de s'anesthésier, mais au contraire d'esthétiser, de réveiller l'expérience par une révélation qui est une soudaine reconnaissance.
Certes, le goût s'éduque. Le gastronome n'est pas le glouton. Mais du moins, l'expérience esthétique est-elle spontanée en ce sens qu'elle n'exclut pas les émotions, le corps, les femmes, la vie, les enfants, bref le monde. Là où le yogi contracte encore plus la conscience ordinaire, dans l'espoir d'échapper à tout en excluant tout, l'esthète entre en expansion, porté par l'intuition que la conscience universelle est davantage expansion que contraction, plus générosité que retrait. Ce qui, du reste, n'exclut pas des retraits, des renoncements, des contractions provisoires. Par exemple, se mettre au calme pour écouter de la musique. Car si l'exclusion était exclue, on retomberait dans l'attitude de l'ascète, attitude réactive et non créative.
L'art, au sens, large, n'est donc pas une simple parenthèse dans le quotidien : il est une manière de vivre, il est la découverte de la vie véritable, de la vie intérieure, universelle, délivrée des limites conventionnelles.
Le shivaïsme du Cachemire est la reconnaissance du spirituel dans l'art, de la vraie vie dans la vie esthétique. La poésie, comme la logique, sont des arts de la réalisation de soi. Plus encore, non seulement l'art est une expérience spirituelle, mais l'expérience spirituelle elle-même est jouissance esthétique.
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