L'émotion est motion, mouvement, vibration, cœur de l'absolu.
Si, contrairement aux autres traditions spirituelles de l'Inde, le shivaïsme du Cachemire ne rejette pas les émotions, c'est qu'il propose une alchimie des émotions. Et cette voie se trouve, en Inde, dans la tradition du théâtre, de la musique, de la danse et de la poésie. C'est le Nâtya-shâstra, le cinquième Savoir révélé par Brahmâ pour le salut des humains.
Abhinava Gupta, le plus grand philosophe du Cachemire et, sans doute, de l'Inde, est célèbre non seulement pour ses œuvres philosophiques et tantriques, mais aussi pour son commentaire au Nâtya-shâstra et pour son explication du Dhvany-âloka, La Révélation de la résonance, œuvre d'Ânanda Vardhana. D'ailleurs, les plus grands poéticiens de l'Inde sont Cachemiriens et ils sont, pour la plupart, précédés et préparés la réflexion d'Abhinava Gupta. En Inde, l'art est tantrique. Il est une voie de transmutation de l'humain en divin, et non une démarche de suppression (nirodha).
L'esthétique qu'il développent constitue un précieux modèle pour pressentir ce que peut être une existence libérée de la contraction, vécue pleinement, à la fois sensuelle et spirituelle.
Selon les sages de l'Inde, à commencer par Bharata qui a donné son nom au sous-continent, il existe neuf émotions principales dans le cœur humain, neuf émotions innées et donc universelles, neuf pétales du lotus du cœur, plus une neuvième émotion au centre :
Le désir sexuel
Le rire
La tristesse
La colère
L'enthousiasme
La peur
Le dégoût
L'émerveillement
Au centre de cette danse, la paix
A travers la magie des arts de la scène, de la musique, de la dance et de la poésie, ces neuf émotions naturelles sont transmutées :
Le désir sexuel devient l'Erotique
Le rire devient le Comique
La tristesse devient la Compassion
La colère devient la Furie
La dégoût devient l'Aversion
La peur devient la Terreur
L'enthousiasme devient l'Héroïque
L'émerveillement devient le Miraculeux
Et la paix devient le Serein
Ce sont les Huit Puissances (shakti), les huit déesses, les huit Matrices (mâtrikâ) qui dansent autour du couple divin du Dieu être et de la Déesse conscience.
Chercher à supprimer les émotions, comme le prône le bouddhisme ancien ou le yoga de Patanjali, reviendrait à vouloir supprimer son cœur et la divinité elle-même !
La posture de l'esthète est analogue à celle du yoga de la reconnaissance : à la fois pleinement plongé dans l'expérience (bhoga), il est souverainement libre (moksha), car il reconnaît que le centre de son être est le centre créateur de tout. A l'image de la conscience universelle, actrice habile à jouer les personnages de l'univers, l'art nous introduit à cette état, car l'art nous faire vivre les choses de la vie courante, tout en introduisant une certaine attitude de détente, de relaxation profonde, rendue possible par les artifices de l'art. Voilà pourquoi art et spiritualité sont complémentaires, comme le sont la philosophique et la mystique, comme le sont encore la logique et la poésie.
L'art nous montre la voie de l'alchimie des émotions.
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