En 1964, l'Université de Trivandrum, dans le Sud de l'Inde, a publié un hymne dont l'auteur semble être un certain Ananta-shakti (lien vers cette publication).
Or, il existe une autre oeuvre attribuée à un Ananta-shakti-pâda : le commentaire aux Vâtûla-nâtha-sûtra, lequel est une autre version de la Tradition secrète des Yoginîs (Chummâ-sampradâya), dont la traduction va paraître en juin prochain aux éditions Almora.
Je me propose donc ici d'examiner cet hymne.
1) L'édition de Trivandrum est basée sur un seul manuscrit de la bibliothèque de l'Université (C.O. 1278) mais dont la provenance n'est pas précisée. Or, nous savons que le Sud de l'Inde, et le Kerala en particulier, ont abrité de nombreux manuscrits de la tradition Krama. Dans cette vidéo, le professeur Alexis Sanderson évoque le cas d'une collection qui aurait disparue en 1907 suite à une crue. Par ailleurs, nous savons aujourd'hui qu'un Cachemirien, dont on ignore le nom, mais doté du titre de "Monsieur" (bhatta) serait venu au Kerala au XV7me siècle et aurait fait construire treize temples incarnant les douze Kâlîs du Cycle de la Conscience (samvit-krama), l'enseignement secret au coeur du Krama.
2) L'auteur de l'hymne semble être Ananta-shakti : anantaśaktikṛc cedaṃ stotraṃ "cet hymne est l'oeuvre d'Ananta-shakti.
3) Il comporte 104 versets dans divers mètres.
4) Il s'adresse à la Déesse Tripurâ, tradition Kaula qui intègre le Krama, par exemple dans le Mantra-rashmi-mâlâ, de même, d'ailleurs, que le culte de la Déesse Parâ seule.
5) L'hymne lui-même comporte des expressions typiques du commentaire d'Ananta-shakti aux Vâtûla-nâtha-sûtras, et typiques aussi de la Tradition secrète des Yoginîs. La langue du Krama est très particulière, comme l'avait relevé Kshemarâja. Voici un relevé de quelques unes de ces expressions :
Verset 1 : niruttara-camatkṛti-prasara-sāra-sambodhikā jayaty agama-jā : "Suprême est (cette Déesse) née de la Révélation, qui éveille l'essence qui flue d'un émerveillement absolu !"
Verset 4 : niruttara-icchobhaya-sāmarasyādyā mūrtir ādyā pravibhāti dīptā "Elle est la Lampe allumée depuis toujours, incarnation primordiale de la fusion du couple de l'Absolu et du Désir".
Verset 5 : sphurati niravakāśā śambhuśaktiḥ svatantrā "Libre, elle fulgure l'énergie de Shiva, sans interruption !"
Verset 41 : oḍḍiyāṇa-para-pīṭha-saṃśrayaṃ saṃśritā niravakāśa-dharmiṇī nirvikalpa-para-dhāma-cāriṇī yā kalā-mayām ahaṃ nato'smi tām "Je salue celle qui s'incarne dans le suprême sanctuaire d'Oddiyâna, (transmission) que rien n'interrompt, qui s'ébat dans le domaine transcendant de l'absence de pensées, qui (pourtant) déborde des énergies (de la pensée et des autres sens)."
Verset 53 : nirdhāma-dhāma-vibhatrā parameśa-dhāmni "Dans le domaine du Seigneur suprême, elle manifeste le domaine sans domaine (fixe)".
Verset 72 : prakāśatāṃ yāti nirākhya-rūpā yeyaṃ parā śaktir iha stumas tām "Nous saluons ici et maintenant cette suprême (Déesse) qui se manifeste comme Indicible".
Verste 76 : kāpy amitātra pūjā "L'adoration extraordinaire est ici sans limites."
Verset 86 : sadā bhakṣayan niravadhi-kramākramaiḥ "(Ce soleil de la Déesse) engloutit perpétuellement (par des illuminations) graduelles et soudaines, sans limites."
Verset 101 : vibhāti tāṃ naumi bhavābdhi-madhye pronmagna-jantūddharaṇaika-dīkṣām nirdhāma-dhāma-krama-viṣphuliṅga-prapūritāśeṣa-dig-antarālām "Je salue cette (Déesse) qui se manifeste au centre de l'océan de l'existence : elle est la seule initiation qui extrait les créature immergées (dans cet océan) ! Elle est présente dans l'espace remplit des étincelles de l'évolution du domaine sans domaine."
Verset 102 : kṛtam idam aniketa-dhyāna-sādhyaika-mūrter nirupama-nija-saṃvid-devatām āyayoccaiḥ "Cette (adoration) de l'Incarnation unique se réalise par une méditation sans demeure (fixe), adoration réalisée par les êtres excellents, adoration de la divinité qu'est notre conscience sans pareil !"
6) De plus, cet hymne est plein de détails de langage qui se retrouvent dans le commentaire aux Vâtûla-nâtha-sûtra et dans l'Elucidation de la tradition secrète des Yoginîs, attribué à Nishkriya-ânanda-nâtha (personnage qu'Ananta-shakti connaît). Du reste, le compilateur de cette Elucidation se qualifie d'ananta-shakti, "doué d'énergie infinies".
7) Néanmoins, cet hymne célèbre la Déesse Tripurâ, dont les savants s'accordent à dire qu'elle vient après, historiquement, la tradition du Krama.
8) Enfin, cet hymne est rempli d'expressions du "shivaïsme du Cachemire", comme par exemple svatantra, spanda, etc.
Mon hypothèse : rien de ferme, mais tous ces éléments sont troublants. Une possibilité : Ananta-shakti, auteur de cet hymne, pourrait aussi être l'auteur du commentaire aux Vâtûla-nâtha-sûtra. Dans ce cas, il serait sans doute du Sud de l'Inde et serait postérieur à la révélation de la tradition de Tripurâ, c'est-à-dire postérieur au XIèeme siècle. Il serait alors le compilateur de l'Elucidation de la tradition secrète des Yoginîs (Chummâ-saketa-prakâsha).
Quoi qu'il en soit, cet hymne est magnifique.