dimanche 28 février 2021

Mâlinîvârttika, 11-12 : Les motifs de l'enseignement

Les démons, une fois reconnus, deviennent de précieux alliés


sacchiṣyakarṇamandrābhyām arthito 'haṃ punaḥ punaḥ /

vākyārthaṃ vartaye śrīmanmālinyāṃ yat kva cit kva cit // 11

"Mes bons disciples Karna et Mandra

me l'ont demandé encore et encore :

je vais donc expliquer le sens du tantra de la Déesse-alphabet,

ici et là..."

aucityenetaratyāgād vācyavācakayor mithaḥ /

vartanāvarta etasmin sādhu śāstraṃ ca vārttikam // 12

"... selon qu'il convient, laissant parfois de côté d'autres 

passages (litt. "du signifié et du signifiant").

Ce tourbillon (d'explications) est donc une bonne et belle chose,

et donc cet enseignement est un "tourbillon" (vârttika, un genre d'explication)." 

Abhinava Goupta

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Le maître expose à présent les motifs de sa composition : Il répond au désir de ses disciples. Cependant, la séparation entre soi et autrui n'est pas absolument réelle ; elle est nourrie par l'identification d'une seule Conscience à différents corps. Par conséquent, Abhinava s'enseigne à lui-même. Car, comme il le dit ailleurs, tant que l'on a un corps, on est influencé par ce corps et l'individualité qui va avec. Il est donc toujours bon de se plonger encore et encore dans la Conscience universelle. Seule cette immersion complète peut venir à bout des obstacles, d'autant plus nombreux que nos motivations sont altruistes. Plus le but est élevé, plus les énergies de la conscience se rebellent. Seule la Conscience peut écarter ces distractions au yoga, comme par exemple "le fait de ne pas se sentir bien", le doute, les douleurs, la maladie ou la paresse. Avant tout enseignement, l'enseignant doit plonger dans la Conscience au-delà des corps. Sans cela, il sera bloqué par ses propres pouvoirs, de même que les "gardiens du lieu" sont hostiles à tout enseignement, mais deviennent des alliés si d'abord on leur rend hommage comme il convient. Or, la Conscience est la suprême "gardienne du lieu", c'est-à-dire de tous les lieux, qui sont en elle et par elle.

Ecouter Dieu



"Vous vous laissez trop aller à votre goût et à votre imagination. Remettez-vous à écouter Dieu dans l'oraison, et à vous écouter moins vous-même. L'amour-propre est moins parleur quand il voit qu'on ne l'écoute pas. Les paroles de Dieu au cœur sont simples, paisibles, et nourrissent l'âme, lors même qu'elles la portent à mourir : au contraire, les paroles de l'amour-propre sont pleines d'inégalités, de trouble et d'émotion, lors même qu'elles flattent. Ecouter Dieu sans faire aucun projet, c'est mourir à son sens et à sa volonté."

Fénelon, Lettre à une inconnue

"Ecouter Dieu", c'est écouter le "Je suis", la sensation d'être, profonde comme l'océan, simple comme bonjour, claire comme le jour. C'est écouter le Mantra, le Verbe, s'énoncer de soi-même au plus profond. C'est se mettre à l'école du rien et du tout, du mystère immédiat. Si je ne pouvais faire que cela à toute heure du jour et de la nuit, alors je n'aurais besoin de rien d'autre, tout serait bien. M'orienter vers vers ce ressenti, comme on se tourne vers un souvenir d'outre-temps, puis me laisser faire. Me laisser envahir, posséder. Ne plus vivre selon moi, mais selon ce courant d'amour et de félicité secrète. C'est la vie intérieure. Toutes les autres pratiques visent ce moment où je replonge dans ce courant universel de vie brute, "je suis je", "je... je...", être, énergie de vie, jaillissement au centre de la poitrine, au centre de moi, plus moi que moi, braise ardente autant que subtile, flamme inextinguible, "bouche de la Yoginî", source de la tradition orale, unique transmission intemporelle, cœur de tous les cœurs, fond de toute chose, onde infinie, élan inépuisable, chute immobile, frémissement électrique, désir premier, Big Bang toujours présent, clé absolue, état de potentiel sans limite, joie sans bornes, panacée gratuite et grâcieuse, beauté sans visage... Devant pareille bonté, je n'aspire qu'à me fondre, m'offrir et m'oublier.

samedi 27 février 2021

Mâlinîvârttika 9-10 : de la richesse ancienne à une richesse nouvelle



apy asaṃkhyanavāsvādacamatkāraikadurmadā /

yenānuttarasaṃbhogatṛptā me matiṣaṭpadī // 9

"(Grâce à ces enseignements), l'abeille de (mon) esprit,

qui était ivre de goûter seulement

la délectation de saveurs nouvelles et innombranles,

a atteint la plénitude de la jouissance absolue."

tadekamayatām āpya svātmany eva tathā sthitā /

tad asyāḥ pronmiṣanty eva vividhā nādasaṃpadaḥ // 10

"Elle est alors devenue cette (joie)

et ne demeure plus qu'en elle-même, en soi-même.

De sorte que toute une profusion de sons/ de paroles,

s'éveille en elle."

Abhinava Goupta

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Après avoir rendu hommage à ses maîtres, Abhinava suggère par cette image de l'abeille qu'il en a fait un miel bien unifié et harmonieux. Son œuvre est en effet une synthèse de tous les savoirs à l'intérieur de la connaissance absolue, celle que l'absolu a de lui-même. Ainsi, ivre d'abord de toutes les philosophies, bouddhistes, shaiva et autres, il en a fait son miel. D'abord il a reçu. Mais il n'est pas resté passif, il ne s'est pas perdu dans un "papillonage spirituel". Il est ensuite devenu actif et il a engendré à son tour une vision nouvelle, plus englobante, plus riche, même si le fond en demeur insaisissable. Du reste, son nom Abhinava Goupta signifie à la fous "nouveau" et "caché", secret. La richesse débouche sur la richesse. Telle est la transmission, la tradition.

La non-dualité en France au XVIe siècle



Extrait de l'Histoire du panthéisme, p. 134 :

Les Libertins Spirituels (picards, vers 1545) "tiennent qu'il n'y a qu'un seul esprit de Dieu qui soit et vive en toutes créatures. Par ce moyen ils anéantissent tant des âmes humaines que des autres angéliques : ils feignent que les anges ne sont qu'inspirations ou mouvements et non pas créatures ayant essence. Suivant eux il n'y a qu'un seul esprit qui est partout. Au lieu de nos âmes il disent que c'est Dieu qui vit en nous, qui donne vigueur à nos corps, qui nous soutient et fait en nous toutes les actions appartenantes à la vie. Les âmes des hommes ne sont que l'esprit universel de Dieu qui besogne en tous, lequel ils appellent 'l'Esprit de Dieu qui ne peut mal faire'." La personnalité humaine "n'est qu'une fumée qui passe et non pas chose permanente". Cet esprit unique est le principe de toute activité et de tout mouvement. "C'est un seul esprit qui fait tout. Tout ce qui se fait au monde doit être réputé directement son œuvre. Et ce faisant ils n'attribuent à l'homme nulle volonté non plus que s'il était une pierre, et ôtant toute distinction du bien et du mal, parce que rien ne peut être mal fait, à leur intention, en tant que Dieu en est auteur." Calvin raconte qu'ils ne craignaient pas de faire un indigne abus abus de ce principe dans les circonstances de la vie journalière : "Cette grosse touasse de Quintin [un maître libertin spirituel] se trouva une fois en une rue où on avait tué un homme. Il y avait là d'aventure un fidèle qui disait "Hélas, qui a fait ce méchant acte ?" Incontinent, Quintin répondit en picard : "Puisque tu le veux savoir, c'était moi". L'autre, comme tout étonné, lui dit : "Comment seriez-vous bien si lâche ?" A quoi il répliqua : "Je ne suis pas moi : c'est Dieu !" - Comment, dit l'autre : Faut-il imputer à Dieu les crimes qu'il commande être punis ? Adonc ce pouacre dégorge plus fort son venin, disant : "Oui, c'est toi, c'est moi, c'est Dieu. Car ce que moi ou toi faisons, c'est Dieu qui le fait. Et ce que Dieu fait, nous le faisons, parce qu'il est en nous." De la même façon ils se moquaient des malheurs d'autrui. Mais toute sagesse les abandonnait quand le malheur les frappait eux-mêmes : "Si quelqu'un a enduré ou mal en sa personne, ou dommage en ses biens, ils en rient et disent que tout cela n'est que bon, et que nous plaindre de celui qui l'a fait, ce serait contester contre Dieu. Mais si on leur attouche seulement le petit doigt, ils oublient toutes ces belles raisons et se débordent plus en colère que nuls autres". La conclusion en est : "Puisque Dieu est l'auteur de toutes choses, il ne faut plus discerner entre bien et mal, mais dire que tout est bien fait, moyennant que nous ne fassions scrupule de rien. En Dieu n'habite point de péché. Il fait toutes choses et ce qu'il fait est tout bon.". Croire au mal est donc la plus grande erreur de l'esprit humain. Sur ce point "la science de l'homme est folie devant Dieu".

vendredi 26 février 2021

La vision a lieu dans le monde



Le discernement est devenu possible grâce au maître.

Mon Soi suffit à me rendre heureux.

Je suis pure et simple Lumière consciente,

toutes les séparations ont disparues.

(Mais) la dualité est aussi une manifestation du Soi.

La vision de l'Être a lieu dans le monde :

même en ayant un corps, je suis délivré".

Râmeshvar Jhâ, La Liberté de la conscience, Arfuyen


Le maître tantrique de Bénarès fait ici allusion à la "vision de l'Être" (tattva-darshana), la vision qui libère. C'est l'éveil spirituel (bodha), la connaissance libératrice. Cette connaissance est celle du Soi, de la pure conscience.

Mais le monde ?

Eh bien, le monde est une manifestation de la Conscience universelle. Le corps aussi, de même que le mental et les sentiments. Rien n'existe en dehors de la conscience, de même que les vagues ne s'élèvent que dans la mer. Le corps est donc inclus dans l'expérience spirituelle. Elle dépasse le monde, mais elle le contient aussi, comme l'espace contient toutes choses.

La vie "intérieure" a lieu dans le monde, car le monde n'existe qu'à l'intérieur de la conscience. 

Mâlinîvârttika, 5-8 : Peut-on avoir plusieurs maîtres ?




gurubhyo 'pi garīyāṃsaṃ yuktaṃ śrīcukhalābhidham /

vande yatkṛtasaṃskāraḥ sthito 'smi galitagrahaḥ // 5

"Je célèbre comme il convient (mon père)

nommé Tchoukhoulaka,

plus important encore que les maîtres,

car par son éducation, je suis libre de l'attachement (à la vie)."

tato gurutaraḥ śrīmān bhūtirājo mahāmatiḥ /

jayatād bhaktajanatāsamuddharaṇasāhasaḥ // 6

"Plus important encore que lui

est le sublime Bhoûti Radja à la sublime intelligence ;

gloire à lui, qui sans délais sauve

les amoureux (de l'océan du samsâra)."

śrīsomānandasaṃbodhaśrīmadutpalaniḥsṛtāḥ /

jayanti saṃvidāmodasaṃdarbhā dikprasarpiṇaḥ // 7

"Les livres de la joie de la conscience

se répandent partout en gloire,

engendrés par le Lotus Outpala Déva,

lui-même éveillé et épanouit par la Lune Somânanda."

taddṛṣṭisaṃsṛticchedipratyabhijñopadeśinaḥ /

śrīmallakṣmaṇaguptasya guror vijayate vacaḥ // 8

"Gloire à la parole du maître Lakshmana Goupta

qui enseigne la Reconnaissance

afin de trancher le flot du samsâra

au moyen de la vision (développée par Outpala Déva)."

Abhinava Goupta, Mâlinîvârttika, I, 5-8

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Abhinava Goupta, après avoir rendu hommage à Shiva et Shakti, et à son maître dans la tradition Kaula, salue ensuite ses autres maîtres. Tchoukhoulaka, son père, est mort quand Abhinava était encore jeune. Il lui a ainsi enseigné, involontairement, à ne pas s'attacher à la vie. Abhinava est resté célibataire, il n'a pas fondé de famille mondaine, même s'il n'était pas un renonçant. Il pratiquait la non-dualité (brâhmacârya, advaitâcâra) conformément à la tradition Kaula.

Bhoûti Râdja a été son maître dans la tradition Kâlîkrama, la tradition shâkta la plus populaire au Cachemire.

Somânanda a fondé la tradition de la Reconnaissance (pratyabhijnâ), développée par Outpala Déva et Abhinava. Celui-ci a vécu une génération après Outpala et a donc reçu l'enseignement de Lakshmana.

Abhinava se compare ailleurs à une abeille. Elle va butiner de nombreuses fleurs pour en faire son miel. De même, il n'est pas interdit de fréquenter plusieurs maîtres pour en extraire la quintessence. Abhinava considère que toutes choses sont un seul Être. La multiplicité et les différences en sont les manifestations. La pluralité n'est donc pas un problème. Cela ne veut pas dire que toutes les opinions se valent : elles sont hiérarchisées, mais elles sont toutes des manifestations de l'Être.

La connaissance détruit-elle le monde ?



Il y a, en Inde, l'idée que la connaissance (jnâna, bodha) est la cause de la délivrance spirituelle. C'est la doctrine de plusieurs écoles qui, apparemment, affirment la même chose. Mais en réalité, il y a des différences et des débats.

Ainsi, dans l'Advaita Vedânta. Selon Shankara, la connaissance est supposée "détruire" l'ignorance et ses effets. Quand vous voyez la corde telle qu'elle est, le serpent et la peur qu'il a engendré disparaissent. La connaissance anéanti l'ignorance : cela semble logique. Mais, comme le monde est censé être un effet de l'ignorance, la connaissance est censée le faire disparaître. Et, si le monde ne disparaît pas, alors cela veut dire qu'il n'est pas un effet de l'ignorance, ou pas que. Cela veut dire qu'il n'est pas un simple faux-semblant. Or, de fait, le monde ne disparaît pas, jamais, pour aucun "éveillé", sans quoi cette doctrine même n'aurait pu être transmise, car bien sûr, toute transmission se fait dans un monde fait de différences.

Le problème est donc le suivant : Soit, la connaissance fait disparaître le monde ; mais alors, pourquoi ne disparaît-il pas en effet ? Est-il réel après tout ? Soit, la connaissance ne fait pas disparaître le monde ; mais alors, cela signifie-t-il que le monde n'est pas seulement un produit de l'ignorance ?

Ce problème a engendré des tensions dans le Vedânta. D'un côté, les partisans de la position "dure", au premier chef desquels se trouve Shankara. Selon lui, la connaissance a le pouvoir de faire disparaître ce qui n'est pas réel, et seulement ce qui n'est pas réel. La connaissance n'a d'effet que sur ce qui n'est pas réellement. Par exemple, sur le serpent, mais pas sur la corde, car la corde est le substrat réel de l'illusion du serpent. Or, le monde est changeant et pétri de différences. Il doit donc être illusion. Par conséquent, la connaissance doit le détruire, le faire disparaître, comme la vision de la corde fait disparaître celle du serpent. 

Ainsi, connaissance du monde et connaissance vraie sont incompatibles. Shankara l'affirme clairement :

pūrvabuddhimabādhitvā nottarā jāyate matiḥ

"La cognition ultime (uttarā) ne naît pas

tant que la cognition précédente n'a pas été supprimée"

Dans ce vers, il y a un terme crucial bādhita, "écarté, attaqué, opprimé, stressé, harcelé, frappé, bloqué, coincé..." Comme on voit ce terme exprime quelque chose de violent, de fort. Cependant, ce vocabulaire n'est pas propre au Vedânta, il est celui de la connaissance en général. On le traduit donc souvent par "réfuté". Il y a donc au moins deux idées dans ce vers : premièrement, que la connaissance du monde n'est pas vraie ; deuxièmement, qu'elle ne peut cesser d'elle-même. La connaissance vraie la supprime. Quelle est cette connaissance ? La ligne suivante nous l'apprend :

dṛśirekaḥ/â svayaṃ siddhaḥ/â phalatvātsa/ânca na bādhyate

"Seule la conscience n'est (jamais) supprimée,

car elle est évidente et parce qu'elle est le 'résultat' (de l'enseignement du Vedânta)" (Upadeshasahasrî II, 3)

La conscience est réelle parce que rien ne peut la supprimer, la faire disparaître, la bloquer, l'interrompre. Elle est "évidente", "prouvée par soi", "établie pas soi", "spontanément présente", "réalisée d'elle-même", car, si elle ne l'était pas, rien ne pourrait l'être. Elle est le substrat de toute expérience ou, mieux, elle est l'expérience elle-même. 

Mais en quel sens est-elle un 'résultat' ? Et, si elle est un résultat, comment pourrait-elle être permanente et, donc, réelle ? Car c'est une doctrine constante de Shankara que tout effet est impermanent. En gros, tout ce qui a un début, a une fin. Si donc la conscience, qui est aussi l'éveil, est le 'résultat" d'une action, elle est impermanente comme le reste et sera, à son tour, réfutée par une autre cognition. Shankara explique ailleurs que cette nature de 'résultat' doit s'entendre en un sens figuré. La conscience résulte de la suppression de la connaissance du monde, comme le soleil 'résulte' de la disparition des nuages. En réalité, il a toujours été là, mais on ne le voyait pas. 

L'idée importante est que conscience du monde, de ses différences, et conscience de la conscience une, sont incompatibles. L'apparition de l'une, c'est la disparition de l'autre.

Or, il n'en va certes pas ainsi dans l'expérience. Durant la méditation ou le sommeil, la conscience des différences cesse, en effet. Mais elle réapparaît toujours. 

Alors, comment comprendre cette affirmation de Shankara et du Vedânta ? 

Une première réponse consiste à dire que, si le monde ne disparaît pas à jamais, c'est que la véritable connaissance du Vedânta n'a pas encore été acquise. Shankara suggère cette possibilité. D'ailleurs, il va parfois jusqu'à dire que la "libération en cette vie" n'est pas la libération finale, car le délivré vit encore une sorte de dualité, même s'il a conscience que cette dualité n'est pas la réalité. 

Une autre réponse est celle du Vedânta dans son ensemble ("greater Vedânta", comme on a employé cette expression à propos de Sundardâs ou Nishcaldâs). Elle consiste à dire que le monde ne disparaît pas, il cesse simplement d'être pris pour la réalité, il cesse d'être perçu/pensé comme autre chose que l'absolu, "être, conscience et félicité". La connaissance est la connaissance que le monde est illusion, ou que le monde compris à part de la conscience, est illusion. L'apparence ne cesse pas, seule son interprétation est modifiée, ce qui peut modifier indirectement l'apparence même, mais non la faire disparaître purement et simplement. Dans cette optique, les affirmations traditionnelles du genre "La connaissance détruit le samsâra, la mort et la naissance", sont à prendre au sens figuré. La connaissance, en effet, anéantit la peur du samsâra. Mais il est vrai que le Vedânta "dur" ne décrit guère ce que peut être le monde sans cette peur. Il n'y a plus de souffrance psychologique quand on a acquis la connaissance, certes, mais la douleur physique ne disparaît pas. Il y a encore du karma à épuiser, jusqu'à la mort physique, qui marque la véritable délivrance. Quelques textes décrivent une expérience plus positive de la "délivrance en cette vie même", comme la Vague de félicité du libéré-vivant (Jîvanmukânandalaharî) ou le Yogavâsishtha, mais ce ne sont pas des textes de Vedântas "pur et dur"...

Une troisième possibilité serait de dire que la connaissance que procure l'Advaita Vedânta n'est pas la connaissance vraie, ou pas la connaissance complète.

jeudi 25 février 2021

Malini Varttika 2 : A quoi sert le maître ?


yadīyabodhakiraṇair ullasadbhiḥ samantataḥ /

vikāsihṛdayāmbhojā vayaṃ sa jayatād guruḥ // I.2

Gloire au maître

dont les rayons d'éveil omniprésents

épanouissent notre cœur.


sābhimarśaṣaḍardhārthapañcasrotaḥsamujjvalān /

yaḥ prādān mahyam arthaughān daurgatyadalanavratān // I.3

Gloire au maître 

qui m'a fait don des flots de vérité

qui resplendissent des cinq flots

qui aboutissent à la réalisation fracassante de la Triade (Trika),

flots qui n'aspirent qu'à détruire le malheur !


śrīmatsumatisaṃśuddhaḥ sadbhaktajanadakṣiṇaḥ /

śambhunāthaḥ prasanno me bhūyād vākpuṣpatoṣitaḥ // I.4

(Ce maître,) Shambhou Nâtha, a été purifié par (son maître),

le sublime Soumati : il est donc habile pédagogue

pour les vrais amoureux.

Puisse donc ces fleurs de la parole le combler

et le rendre satisfait de moi !

Abhinava Goupta, Mâlinî Vijaya

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Le rôle du maître est d'épanouir le "lotuds du cœur", l'âme. Ce lotus est déjà pur, car il est la conscience indestructible, puisque rien ne peut cacher sa lumière, puisque si sa lumière était cachée, tout serait caché.

Comment parvenir à cet éveil, à cette expansion du cœur ?

En étant source "des cinq flots", des cinq rivières de Tantras qui s'écoulent des cinq faces de Dieu, qui sont comme cinq aspects de son inépuisable richesse. Ce sont aussi ces cinq Pouvoirs (shakti) essentiels : conscience, félicité, désir, perception, action. Le maître humain est là pour interpréter le Tantra qui est la Déesse-Parole, la réalisation complète. 

Pour Abhinava Goupta, ce maître est plus spécialement Shambhou Nâtha, un maître qui vivait au Penjab, donc hors du Cachemire. Il l'initia aux arcanes de la Triade, ou Trika en sanskrit, la tradition suprême qui embrasse en elle et réconcilie toutes les autres. Abhinava offre à son maître les "fleurs de sa parole", car la parole est la Parole, la Déesse elle-même. Quelle offrande pourrait-elle plus agréable que celle de la parole ? C'est elle, la conscience qui anime tout en "disant" tout. 

Le but de ces hommages est de surmonter les obstacles, en particulier ceux de la pensée conceptuelle. Abhinava invoque l'Au-delà de la parole discursive afin de pouvoir exprimer dans la parole discursive ce qui lui échappe normalement. Il se tourne vers la source afin que son nectar s'écoule jusque dans les ténèbres de l'oubli, afin de les dissiper de l'intérieur.

Le début du Tantra de la Déesse Guirlande



Méditation du les versets du Tantra de la Déesse Guirlande des lettres, Mālinīślokavārttika par Abhinavagupta 


prathamaḥ kāṇḍaḥ

Première partie 


vimalakalāśrayābhinavasṛṣṭimahā jananī
bharitatanuś ca pañcamukhaguptarucir janakaḥ /
tadubhayayāmalasphuritabhāvavisargamayaṃ
hṛdayam anuttarāmṛtakulaṃ mama saṃsphuratāt // I.1
Génitrice, grande d'avoir engendré une création nouvelle (abhinava),
qui s'en remet à sa puissance immaculée.
Père, dont le corps est plénitude,
a caché (gupta) son désir dans ses cinq faces.
Puisse mon cœur briller clairement,
lui qui déborde de l'extase créatrice manifestée par ce couple,
lui qui est le Tout fait d'ambroisie immortelle ! I, 1

Ce verset exprime tout l'enseignement. Le millier de versets qui va suivre l'explique autant qu'il est possible. Il se trouve au début de toutes les œuvres d'Abhinavagupta, le plus grand maître du Tantra. 

Ce texte, inédit, est une libre méditation (vârttika) sur le Tantra de la Déesse Guirlande des lettres (Mâlinî), c'est-à-dire la conscience universelle, absolue, à la fois immanente et transcendante. Il est la quintessence (uttara) du Trika, tradition tantrique ultime, elle-même quintessence de tous les savoirs. Selon la tradition, ce Tantra est la crème de la crème, le nectar d'immortalité, l'or de tous les savoirs possibles. C'est le concentré de la vie. Son expression est donc très concise et elle transcende les conventions humaines. Il ne s'agit pas de sanskrit ordinaire, mais de la "langue du Seigneur" (aisha-bhâshâ) qui traite plus spécialement du yoga et de l'ascension à travers les plans du réel, jusqu'à la source. Cependant, il ne s'agit pas seulement de monter, mais aussi de redescendre, jusqu'à l'intégration totale, jusqu'à la synthèse absolue ou tout est tout en tout. 

Ce texte est donc la quintessence du Yoga et du Tantra. Et de tout. L'ultime intuition, l'âme de toute expérience, la substance de toute émotion, la moelle de tout désir. 

Un je ne sais quoi...


Présentation de la voie en quelques lignes, par l'un des maîtres de Madame Guyon :

"Il n'y a qu'à vous laisser doucement conduire et occuper par ce je ne sais quoi, qui dans la suite ferra bien voir que c'est quelque chose, puisque ce je ne sais quoi sans forme et idée, qui occupe en paix l'âme et la nourrit sans aliment, devient une beauté et un bonheur inconcevable, renfermant tout bonheur et toute beauté.

 ... vous trouverez le tout caché au fond du rien.

Ayez courage en votre misère et en votre pauvreté, gémissez doucement et désirant humblement de voir et de trouver au travers de toutes ces misères ce Dieu caché, qui vous chercher, quoiqu'il vous paraisse que vous vous enfuyez. Soutenez fortement ce combat et vous trouverez qu'en perdant et succombant par vos faiblesses, vous vaincrez le très-fort : car ce Dieu d'amour Se laisse gagner et même garrotter dans la suite pas un cœur humblement amoureux et accablé..."

Jacques Bertot, Le Directeur mistique, III, 15, 1726

Comme une lune

 


Le yogi, pareil à la plein lune,

dont le corps est comblé de nectar,

a déraciné la souffrance en lui-même

grâce à la tempête des vagues

nées spontanément de l'océan de la félicité du Soi.

Le yogi, pareil aux doux rayons de la lune,

fait le bonheur du monde.

Râmeshvar Jhâ, La liberté de la conscience, 295, Editions Arfuyen


Tous les êtres, depuis les dieux jusqu'aux fourmis, agissent pour eux-mêmes. Leurs désirs sont manques, car ils se sentent incomplets. Ce sentiment d'imperfection est la souillure subtile (ânava-mala) qui engendre les pollutions mentales et pratiques. Si j'agis par amour-propre, c'est que je me sens incomplet, au fond. C'est ce manque inné qui influence toutes mes pensées et mes actes, qui me fait voir le monde comme une étendue étrangère et hostile, et qui me fait agir en vue de plaisirs égoïstes. Les êtres ne peuvent donc vraiment agir en vue d'autrui. Leur altruisme est toujours plus ou moins entaché d'égoïsme.

Mais le yogi a découvert le Soi sous cette agitation du Moi. Son Moi s'est abandonné au Soi, de sorte que le Moi n'est plus une gargouille déformant la Lumière, mais un cristal immaculé qui exprime le Soi autant qu'il est possible. 

Le yogi peut ainsi aider les autres. Il est alors une lune pour eux, la lune étant l'image de la fraîcheur face à l'ardeur du soleil.

mardi 23 février 2021

Faut-il se préparer ?



Plonger en Dieu "comme des poissons dans l'eau", dit le maître de vie intérieure Martial d'Etampes.

Mais comment ?

Ne faut-il pas, d'abord, se préparer ? Se préparer en travaillant sur soi ? En adoptant un mode de vie plus sobre, une alimentation plus saine et des pratiques de purification, de concentration, comme le yoga, la méditation ou encore l'aide sociale aux plus démunis ?

Tout cela semble faire sens. D'abord se préparer à la plongée. Puis, quand on sera prêt, plonger. Vouloir plonger, n'est-ce pas présumer de ses forces ? N'est-ce pas faire preuve d'orgueil ? N'est-il pas plus humble de rester pragmatique et de commencer par travailler sur soi ?

Cela semble sonner juste. Mais, à y regarder de plus près, cela ne marchera pas. En effet, tant que je travaille sur moi, tant que je pratique, tant que je médite... je décide, je choisi mon mon moyen, à ma guise, à mon rythme, selon mon intelligence et ma volonté. Je fais des efforts pour m'élever. Or, agissant ainsi, je reste dans les limites de mon Moi humain, avec ses qualités, mais aussi avec ses limites. Je me conduis comme le Baron de Münchhausen qui voulais s'extraire d'un sable mouvant en se tirant lui-même par les cheveux. 

En outre, je nourris ainsi ce Moi humain, ce Vieil Homme, cet ego, alors que le but de la vie intérieure, spirituelle, est de fondre ce Moi dans le Moi divin, ou du moins de le mettre à l'unisson du Moi divin. Cela, nul ne le conteste. Or, comment cela serait-il possible par le moyen du Moi factice ? Ces pratiques, opérées par l'ego, ne peuvent dépasser l'ego. Ses fruits et ses effets seront toujours parfumés par l'amour-propre, par l'ego. Je ne nie pas que telle pratique ait tel effet, car la Nature suit certes ses lois infaillibles. Mais je nie que l'on puisse ainsi véritablement se libérer. L'ego ne libère pas de l'ego. Même si je progresse, relativement parlant, je demeure dans le samsâra, dans le cycle du karma. Je progresse, mais à l'intérieur du mode d'existence égotique. L'amour-propre s'insinue partout, il est infiniment subtil et souple. Même arrivé au sommet de la Nature, je reste égocentré. Le Monde ne manque pas d'exemple de cette vérité.

Et donc, tôt ou tard, il faudra s'abandonner. Car tel est notre seul et unique choix véritable, la seule "pratique" qui s'offre véritablement à nous : nous abandonner, ou pas. Nous appuyer sur nous, ou sur la source divine. Inutile de définir précisément ce que désigne cette expression de "source divine", car nous le savons, instinctivement. Il suffit de s'abandonner, de s'orienter intérieurement, de tout son être, vers la source intérieure, vers la vibration du cœur, vers le centre, vers le "je suis", vers la sensation d'être la plus profonde, comme on se laisser tomber dans les bras d'un être aimé, en qui l'on a toute confiance.

Mais l'ego ne peut-il récupérer et s'approprier ce ressenti ? Sans doute, oui. Mais peu importe. Pourquoi ? Parce qu'alors, ça n'est plus mon affaire. J'abandonne l'œuvre à accomplir à une autre force, plus grande, plus sage, une vie plus vivante, une lumière plus éclatante, même si je ne peux la concevoir clairement. Toute mon œuvre est de me tourner vers cette source mystérieuse, de m'abandonner en confiance. En confiance, plutôt qu'en conscience. Je me laisse faire. Pas par n'importe quoi ; par l'être suprême, au-delà de toute idée, de toute image.

Ceci n'interdit pas de pratiquer le yoga ou la méditation, ou la danse ou de se faire nonne, si cela coule de source. Mais le point est de donner la priorité à l'intérieur. Je ne vis pas, je ne décide pas. Je laisse vivre à travers moi, je me fais vitrail limpide pour la lumière. Je la laisse me purifier, me guider. D'instant en instant, je vis sans savoir ce que sera le prochain instant. Je ne me contente pas d'une croyance générale "tout est parfait". Non, je m'abandonne du fond de l'être au fond de l'être. Je ne suis plus. Autre chose est. Qui a toujours veillé, mais qui désormais passe au premier plan. Tout dépend de cette hiérarchie.

D'ordinaire, je décide quoi faire. Et du coup, tout tourne mal. Désormais, je laisse cette source décider, sans savoir ce qui va en sortir. Et je constate que le mal tourne en bien. Je me tourne simplement vers cette source. Et je laisse le reste suivre. 

L'inversion des valeurs cesse. Le Moi ne disparaît pas, mais il s'abandonne au Moi véritable. Telle est la pratique centrale, la seule véritable. Et la meilleure préparation à cette pratique est cette pratique même. Le moyen est divin. Et toutes les voies convergent dans cet acte simple de se tourner vers cette vibration intime, vers cette parole simple : "je suis". 

Toutefois, il n'y a pas à se forcer. Si je peux donner toute mon énergie à faire des séries de postures ou des rituels, alors je ne suis pas amoureux. Ca n'est pas une question de préparation. Ce sont juste les jeux de l'amour. Si je peux encore pratiquer autre chose que la plongée en silence, c'est que l'amour ne s'est pas encore éveillé. Je ne peux rien forcer. Le jour où l'amour se réveillera, je ne pourrai plus réciter d'autre mantra que "je suis". Je ne pourrai plus faire de posture par moi, par ma seule volonté, car toute ma volonté sera absorbée dans sa source, dans le pur élan d'être. Juste, ne pas résister, s'ouvrir à ce possible, à ce miracle.

Le meilleur moyen est la fin.

samedi 20 février 2021

Le véritable âsana



"S'installer dans le souffle central

entre les mouvements de l'expir et de l'inspir,

s'en remettre à l'énergie de conscience,

être debout en elle, 

c'est trouver la posture (âsanam)."

Tantra de l'Œil, Netratantram, VIII, 11


L'Œil est Dieu, la conscience universelle.

Exercice du silence intérieur




 Cet exercice de silence se doit faire à l'exemple de Dieu, qui n'a qu'une seule parole bien simple, spirituelle et sans bruit... Cela se fait par une simple vue ou souvenir de Dieu qui tombe doucement dans le fond de l'esprit, et de l'esprit encore plus doucement et très amoureusement en Dieu, et ce avec une vive foi et une douceur indicible, nous étant donnée, comme dit la Règle, sans étude, et nous efforçant sans force, de faire cette heureuse chute de notre souvenir en Dieu le plus souvent paisiblement, simplement, amoureusement, gaiement et librement qu'il sera possible, sans bandement d'esprit et empressement, ne regardant ni observant cet exercice comme une tâche qu'il nous faut faire, mais comme une récréation simple et libre, dont la discontinuation nous soit indifférente, quoiqu'involontaire, faisant tout notre possible pour la continuer sans bandement ni attache pourtant, laissant Dieu à lui-même pour aller et venir comme il lui plaira.

Martial d'Etampes, Exercice du silence intérieur, 1639

La Règle de perfection est la grande œuvre de son maître, le capucin Benoît de Canfield

vendredi 19 février 2021

Le prodige



Sous la cendre du quotidien, l'œil nu reconnaît la braise du "je suis". Ce feu enveloppe tout, consume tout, à la fois majestueux et paisible. Il éblouit jusqu'à faire voir ce senti d'être, sève de l'arbre de l'émerveillement aux fruits d'abandon. Prodige des enfants du vide, serviteurs de l'infini, esclaves d'une liberté plus ample que tout ce qui se peut dire. 

Tout mal vient de s'approprier ce qui n'est pas notre. Tout bien vient de rendre tout au Tout. C'est ne rien perdre, bien qu'il en coûte au Vieil Homme. Le matin, s'allonger dans le brasier. Ne plus se relever jusqu'aux cendres. Qui peut dire ce qui poussera en cette terre morte ? Ce que je fais par moi est mal fait, même si cela brille aux yeux du monde. Ce qui est fait à travers moi quand je ne me regarde plus est étonnant, même si cela sonne médiocre aux oreilles du siècle. 

Le miracle, la clé est "je suis", grande formule, grand mystère, prodige de la conscience simple, sans retour sur le Moi factice, élan vers le Moi véritable, élixir de l'amour qui est l'écoulement de la source même. Cela est proche, loin, bon et terrible aussi. Que faire ? Pourquoi ne pas se laisser aller ? Quel sort nous détourne de ce prodige ? Le maître est là, plus proche que n'importe qui, limpide qui ne dit qu'une parole simple, salvatrice, fascinante et vertigineuse.

Pourquoi ajourner l'inévitable ?

La vieillesse est inévitable.

La maladie est inévitable.

La mort est inévitable.

L'ivresse est inévitable.

La joie est inévitable.

La liberté est inévitable.

L'abandon est inévitable.

Hommage soit à cet abîme !

Au-delà de la conscience



Tout est conscience, car tout dépend de la conscience. Mais de quoi dépend la conscience ? Elle est cette Lumière qui illumine tout, qui se manifeste en tout, qui se manifeste comme tout. Elle est donc l'essence de tout, sans quoi rien n'est ni ne peut être. L'idée d'un monde en dehors de la conscience, indépendant d'elle, n'est... qu'une idée, une abstraction. Cette idée est, comme toute idée, conscience.

Mais quelle est l'essence de cette Lumière, de cette Présence en laquelle tout se présente et s'absente ? Y a-t-il "autre chose" après la conscience ? Une réalité plus fondamentale ?

Selon le Tantra, oui, il y a une essence de l'essence, une vérité de la vérité, un cœur du cœur de tout. Il porte différents noms, comme Cœur, Vibration, Onde, Pensée, Intuition, Emerveillement. Et il est personnifié par la Déesse. Au-delà de ces symboles, ce Cœur est le bouillonnement qui anime la conscience, sans lequel la conscience serait inerte, vide, comme l'espace. Infinie, mais insensible. Sans ce pouvoir de ressentir, de juger, de s'identifier, d'apprécier, la conscience ne serait Lumière pour rien ni personne. Elle serait comme un miroir aveugle, comme un cristal sans âme. Même si elle contenait tout, elle n'en saurait rien, elle n'éprouverait rien. Rien n'existerait. 

Exister, c'est encore autre chose qu'être une Lumière qui illumine ou qui se manifeste. C'est Ressentir, penser, juger, s'étonner : significations que recouvre le mot sanskrit vimarsha, qui désigne la Shakti suprême et qui exprime le fait de penser et de juger, au sens d'évaluer, d'apprécier et donc de sentir. "Se dire que..." C'est aussi réaliser, se rendre compte, et se reconnaître, se ressaisir, se sonder, avec des variantes comme pratyavamarsha

Je mentionne ici ces mots sanskrits car ils sont propre au Tantra et parce qu'ils sont très difficiles à traduire. L'aspect manifestant de la conscience est prakâsha, la Lumière, l'acte de manifestation. Cet aspect n'est pas propre à l'enseignement du Tantra. On le retrouve dans le Vedânta, le bouddhisme et dans les traditions occidentales comme le platonisme. En revanche, l'aspect de Vibration (spanda), de Réalisation (vimarsha) est propre au Tantra. 

On retrouve quelque chose de semblable dans la tradition occidentale platonicienne avec l'Être et la Pensée, qui correspondent assez bien à ces deux aspects, personnifiés respectivement par Shiva et Shakti, par le Dieu et la Déesse. Il y a cependant une différence cruciale : pour le platonisme, la Pensée (ou l'Intelligence, l'Intellect) est coupée des émotions, elle est à l'opposé des passions du corps et du "monde sensible". Le modèle qui sert à l'approcher est géométrique : la pensée pure de toute souillure charnelle. Alors que dans le Tantra, l'Intellect, le Cœur du cœur de tout, est à la fois intelligence ET émotion. Une sorte d'intelligence à la fois intellectuelle et émotionnelle, rationnelle et sensorielle, spirituelle et sensuelle. C'est là le grand point de divergence. Voilà pourquoi le Tantra intègre le corps, même si ce corps est amené à évoluer et à transcender le corps physique.

Il y a un au-delà de la conscience. Cet au-delà de la conscience est désir, désir pur, désir sans séparation entre sujet et objet du désir, donc vibration, oscillation immobile. Donc son, et parole. Et musique.

mardi 16 février 2021

Une ou deux choses pour toi

Jason Grace


Une infinité de cercles,

un seul centre,

les rayons de zéro à perte de vue.

Heureuse perte,

naufrage salutaire.

La présence en tout.

Rien, dans la présence.

La porte se referme,

je me retourne.

Plus rien.

Est-ce nous qui passons dans le temps ?

Ou le temps qui passe en nous ?

Le temps est-il le mouvement des choses ?

Où est-il le passage de l'instant

entre un passé et un avenir qui existent

déjà et à jamais ?

Il y a un centre où ces rayons opposés 

se rejoignent.

Le réel est courbe,

les opposés se quittent pour enfin se joindre.

La haine est une forme d'amour.

La folie, un moment de la sagesse.

Un développement divin.

Entre le réel et l'imaginaire,

une différence de nature ? de degré ?

Qui le sait ?

Qui le sait ne peut le dire.

Et qui le dit ne peut le définir.

Le corps n'explose pas seul.

Âme et esprit le suivent

dans les nuées du vertige,

sur les pentes de la démesure.

Eclosion silencieuse,

énoncée par les tapis de mousse,

entre les larges plaines d'herbes folles.

Vous voyez ces vagues dans les champs ?

Je me laisse soulever par le bas du cœur.

Et la fin se perd dans l'infini,

comme l'ombre dans le soleil.


lundi 15 février 2021

Clichés 5 : Toutes les voies mènent-elles au même but ?



Il y a ce cliché : Toutes les voies mènent au sommet de la montagne.

Ce slogan est souvent invoqué pour appeler à la tolérance. Il fait partie de la panoplie du relativisme, du politiquement correct. "Chacun sa voie, inutile de polémiquer, de critiquer, de comparer, de juger..." Ainsi, sous couvert d'ouverture d'esprit, chacun est gentiment inviter à s'amollir et à consommer sans vraiment s'interroger. 

Sauf qu'évidement, ce slogan est lui-même un jugement, une comparaison, etc. Mais cela ne nous évite pas de le réciter, quand nous sommes fatigués de réfléchir ou quand nous sommes à bout d'arguments. Nous lui ajoutons alors l'Inde mythique : chacun sait qu'en Inde, la tolérance règne.

Il est vrai que ce pays, avant l'arrivée de l'islam du moins, a connu une remarquable absence de guerres de religions, de conversions forcées et autres prétendues "guerres saintes". Et les gens comme Vivekânanda nous ont habitués à cette idée que "Tous les chemins mènent au sommet". Mais Vivekânanda avait été éduqué par des penseurs Occidentaux. A l'époque, en 1893, les évolutionnistes comme Spencer étaient fort à la mode. Cependant, il est vrai qu'il y a, dans les pensées de l'Inde elle-même, des principes de tolérance.

Qu'en dit le Tantra ? 

Toutes les voies mènent au sommet. C'est vrai. Car tout est Dieu en Dieu. Où donc les vagues pourraient-elles aller ? Elles s'élèvent de l'océan et elles retombent dans l'océan. Grandes ou petites, laides ou belles, elles finissent précisément là où elles ont commencé, comme les nuages naissent dans le ciel et meurent dans le ciel. L'Inde est donc tolérante parce qu'elle est panenthéiste : "Tout est en Dieu", tout baigne dans le divin. Quelques soient nos folies, il n'y a pas lieu de s'en faire une autre folie, car tout est en sécurité dans le Cycle Infini (mahâ-cakra) des Grandes Créations, des Grandes Existences et des Grandes Destructions. Tout baigne, littéralement. 

Mais pour autant, toutes ces voies se valent-elles ? Faut-il se résigner à ne brouter que son carré d'herbe ?

Non. Il y a des voies directes, il y a des impasses. Il y a des voies qui rebroussent chemin, d'autres sont des labyrinthes. 

Mais pour nous délivrer de ce stéréotype, inversons-le. Au-lieu d'une montagne qu'il faut monter (image d'effort laborieux), prenons l'image des fleuves qui coulent vers la mer. Vers le bas. Certains fleuves coulent vite, d'autre lentement. Les petites rivières vont se jeter dans les grosses. Quelques uns ne veulent plus couler : ils font des boucles ou creusent des lacs. Ils ne veulent pas se perdre. D'autre, au contraire, se précipitent dans des abîmes : on ne les voit plus. Il y a des fleuves porteurs de marchandises. Il y a des torrents puissants, mais sauvages et impraticables. Et ainsi de suite. 

Dans ce grand mouvement, il y a certes une unité. Mais aussi des différences. Non, tous les fleuves ne se valent pas.

Selon le Tantra, il y a en gros trois voies : 

- la voie des supports extérieurs, des disciplines, des yogas, des règles, des supports, des gestes, des arts, des pèlerinages, des signes, des visions et des prophéties. C'est la voie du "faire", celle où les religions prospèrent. C'est la voie des lumières, des symboles, des efforts, des vœux et des "challenges". C'est la voie des Mantras, des initiations, des mandalas, des danses, des massages, des "voies" et des "étapes", des chakras et des purifications. Bref, c'est 99% des pratiques spirituelles.

- tôt ou tard (dans une autre vie, sur un autre plan, un lundi matin), le sens de ces symboles devient trop évident. Plus besoin de doigt pour pointer la lune. Une fois ces doigts incongrus dévorés et digérés, nous cheminons sur la voie du Sens, des Valeurs, des Symboles, des Idées et autres Archétypes. Cette voie est celle de la découverte des pouvoirs divins, des puissances. La voie de l'activité était aussi cela, mais à travers des symboles et des appuis externes. Ici, plus rien d'externe. Seulement des concepts, des images subtiles et des intuitions. Ca n'est plus la voie du "faire", mais celle du "comprendre". C'est le chemin des philosophes et des poètes. C'est la pratique de l'analyse, de la déconstruction des croyances, c'est le dialogue sacré, la dialectique, le dépouillement pour mettre à nu l'expérience brute, c'est éveil, le retour à l'évidence, la reconnaissance par l'examen de soi. Cela se passe en des discours éclairés par l'intuition du vrai, du divin. C'est la voie de la sagesse.

- enfin, il faut bien plonger dans l'évidence pure et simple. Les deux voies précédentes tournent autour du centre. Celle-ci plonge. Plus d'appui externe, ni interne. Cette voie est celle de l'intuition pure, du silence intérieur. C'est la voie des amants, des plus hauts voyants et de ceux qui savent retomber en enfance, bien différente de l'infantilisme des consommateurs de spiritualité. Ici, presque plus aucun concept. Je veux dire qu'il y a encore des concepts, des idées, des images : mais elles ne constituent plus aucun appui ici. Dans cette voie, il n'y a qu'abandon. Plus de "quête du bonheur" et autres blablas pour ceux qui sont encore au supermarché, rayon "bien-être". Fini les tergiversations. Ici, c'est tout ou rien, car c'est l'amour absolu. Plus de "dualité" ni de "non-dualité", plus de "satsang" ni de discussions, plus de doutes ni de certitudes. Juste un élan aveugle, une foi obscure, en amont de tout discours, de tout image. C'est la voie mystique, non au sens de miracles, mais au sens originel : union immédiate avec le divin, qui divinise au prix de la perte de tout. Ici, ni questions, ni réponses, sauf un très subtil et très puissant échange entre l'âme et sa source. 

En effet, tôt ou tard, il faut tout lâcher : posture, vigilance, état clair, méditation, samâdhi, kundalinî, "alignement", harmonies chakriques et autres flux du collimateur, chatouillements du braquemard ou titillages essentiels. Il faut mourir. Sans mort, pas de renaissance. Mais si je meurt selon ma méthode, je ne meurt pas réellement. Si je veux renaître divinement, je dois me laisser anéantir divinement. Donc, ténèbres totales, purification par le dedans divin, bien plus puissante et éprouvante que les "méthodes" de purification, lesquelles cachent toujours de l'amour-propre, de l'ego. Je laisse faire. Je me laisse. Je ne sais rien. Juste une intuition plus forte que tout. Je peux toujours la refuser, retourner au pays des "techniques" et des voies de lumière. Mais, tôt ou tard, il faut tout lâcher, sombrer tel une mouette en l'océan, sans aucun espoir, sans lumière, sans aucune assurance, autre que cette intuition au plus profond de soi ; intuition impossible à formuler et dont, par conséquent, on ne pourra se faire un système ou un appui. C'est la falaise. 

Ces trois voies, de la technique, de la sagesse, et mystique, sont inégales. Mais elles mènent l'une vers l'autre, l'une en l'autre, comme un chemin qui devient une départementale, qui devient une nationale. Elles ne se valent pas, mais elles forment un seul itinéraire vivant. Mais non, tout ne se vaut pas. Innombrables sont les impasses, les mensonges (dont nous sommes toujours complices, aucune arnaque n'étant possible sans complicité de la victime), les compromis, les petits arrangements avec soi, les relations malsaines, les illusions dans lesquelles nous nous vautrons, immatures que nous sommes. De plus, il ne faudrait pas croire que l'arrivée est la fin de la vie intérieure. Le cycle est la forme essentielle de tout devenir. Cette "fin" des voies marque donc le début d'un nouveau commencement. Une fois dans la mer, le fleuve coule encore, sans fin. Pourquoi y aurait-il une fin dans l'infini ? Pas de fin à l'expansion, à l'ouverture, à l'élargissement. Pas de fin aux épreuves, aux émerveillement et aux horreurs. La souffrance ne finit jamais, mais elle est vécue autrement. L'âme n'ayant pas de commencement, n'aura pas de fin, d'autant qu'elle s'appuie sur l'infini divin. Deux infinis qui n'en finissent pas de se lover l'un dans l'autre. De merveilles en surprises. Un abysse de délectations, des océans d'hymnes, des miracles et des retours. Enfin, on peut toujours rechuter. Une "voie" qui vous fait croire le contraire vous berce d'illusions.

Donc en un sens, oui, toutes les voies mènent au même but. Mais pas directement, pas également. Le discernement reste toujours indispensable et les comparaisons, nécessaires, pour cheminer en sûre aventure dans ces contrées de joie et de fureur.

dimanche 14 février 2021

Autour du temple



Quand les coins de sa bouche se relèvent, la brume chante les jeunes pousses bien vertes.

Quand les plis de ses yeux sourient, les nuances de gris sombrent dans l'éclat de ses pupilles.

Quand les reflets minéraux de ses cheveux scintillent, le givre fond dans les ruisseaux de mes reins.

Elle disparaît dans un replis de la terre, réapparaît constellation entre les lourdes branches d'hiver. 

L'église glacée est notre cœur, brûlant mais comme éloigné par nos refus et empressements.

La porte s'ouvre sous la poussée de la foi, appel des sèves qui sourdent du fond de soi.

Elle, moi, nous, le peuple des arbres vous saluent bien bas, car elle est la reine de mes jours et l'étoile de mes nuits, celle qui est à la fois la voie et le terme.

Le soleil se lève sur le sanctuaire, entouré de l'emprunte de ses pas, car cette fin attends son commencement.

Le feu de la conscience



Si tout est conscience, que devient cette tasse de thé quand plus personne n'en a conscience ? Ou passe-t-elle, si elle n'a aucune existence indépendante de la conscience ?

Où sont toutes les choses dont je n'ai pas conscience ? dont nous n'avons pas conscience ? dont personne n'a conscience ? 

Rien n'existe en dehors de la conscience, ni cette tasse, ni rien d'autre. C'est un fait d'expérience. Si je vois la tasse, elle est "dans" ma conscience, car "voir" est une forme de conscience. Si je l'imagine, pareil. Si je m'en souviens, pareil. Si j'infère son existence, pareil. Percevoir, imaginer, se souvenir, inférer sont des des formes de conscience, des façons dont la conscience se manifeste à elle-même, s'éprouve. Nous sommes tous un seul être qui prend conscience de soi de ces différentes manières.

Mais que devient cette tasse quand plus personne n'en a conscience ?

Pour comprendre la réponse à cette question, la clé est de comprendre que toute conscience n'est pas nécessairement une conscience d'objets distingués. Je veux dire, toute conscience n'est pas conscience de quelque chose de bien délimité, comme cette tasse justement. Ma conscience peut, en effet, être une conscience indifférenciée de l'être indifférencié. Il n'y a là rien de bien extraordinaire. De fait, entre chaque pensée ou perception, ma conscience est conscience pure, c'est-à-dire indifférenciée. L'intervalle entre deux pensées, entre veille et sommeil, entre mort et renaissance, est pure conscience indifférenciée. Mais d'ordinaire, je prend ces intervalles pour des intervalles d'inconscience : je confonds conscience indifférenciée et inconscience. Je confonds conscience sans objet distingué avec une absence de conscience. Autrement dit, je confonds les attributs du sujet et de l'objet. J'attribue au sujet (la conscience) les attributs de l'objet (ici, l'absence d'objet clairement délimité).

Que devient la tasse pendant ces intervalles ? Elle redevient être, conscience de soi indifférenciée, expérience que l'on pourrait  exprimer par "je suis je". Elle est comme une vague qui retourne à l'océan : sa forme disparaît, mais sa substance ne disparaît pas. De même, la tasse "disparaît" dans la conscience indifférenciée. Mais elle subsiste en tant qu'être pur. Autrement dit, j'ai toujours conscience de cette tasse, mais pas de manière claire et distincte. La conscience que j'en ai est immergée, comme "noyée" dans la masse de l'être indifférencié.

Donc, quand "personne n'a conscience de cette tasse", en réalité la tasse est toujours là, mais elle est dans la conscience comme la forme de la statue est en puissance dans le bloc de marbre. Donc, quand personne n'a conscience du monde, le monde est simplement dans la conscience en tant que conscience, comme les vagues dans l'océan. Cette tasse existe toujours. Parfois, elle est immergée dans la conscience universelle, parfois, elle émerge dans la conscience universelle. Et il en va de même pour les consciences individuelles, à leur échelle. L'image de la tasse est parfois immergée dans ma conscience, et à d'autres moments, quand "je la visualise", elle émerge de ma conscience. La conscience individuelle est comme un groupe de vagues relativement distinct de l'océan de la conscience universelle.

Quand la conscience reprend en elle la tasse ou n'importe quoi d'autre, on la compare à un feu qui transforme en feu son combustible. Le feu transforme le bois, par exemple, en feu. De même, la conscience, quand elle cesse de percevoir, d'imaginer ou de se souvenir, ou de penser à une chose, transforme cette chose en elle-même. La conscience est le feu qui rougeoie dans les cendres de l'univers. Tout est le combustible de la conscience. Mais d'ordinaire, je n'en ai pas la pleine conscience. En avoir la pleine conscience, c'est participer de plus en plus complètement à ce mouvement universel, c'est l'amour divin, la dévotion qui écarte le voile de l'oubli, de l'inertie, de l'inattention. 

Les braises de la conscience rougeoient sous la cendre des choses. Elles n'attendent qu'un peu d'attention, d'amour, pour se rallumer et tout embraser. C'est le chemin de la vie intérieure.

vendredi 12 février 2021

Toute chose est consciente



Tout est enveloppé dans la conscience, tout dépend de la conscience, tout est conscience, car si j'ai conscience d'une chose, cette chose est entièrement "immergée" dans la conscience que j'en ai. Si cette chose est vraiment en dehors de la conscience que j'en ai, alors il n'est même pas possible de dire ou de concevoir qu'elle est "une chose en dehors de la conscience" !

Cependant, il semblerait que toute chose ne soit pas dotée de conscience propre. N'y a-t-il pas une différence essentielle entre le conscient (=ce qui est doué de conscience) et l'inerte ? Qui peut nier cette distinction entre le vivant et le mort ? Entre l'animé et l'inanimé ?

Mais, nous avons réalisé d'abord que tout est conscience. Aucun lieu, aucun espace n sont indépendants de la conscience. Donc la présence est présente en toute chose. A vrai dire, elle est la présence même de toute chose ! Comprenez que la conscience n'est pas une lumière qui éclaire des choses qui lui préexistent, comme le soleil qui éclaire les choses de la Terre, sachant que ces choses préexistent à cette mise en lumière. Non : la conscience est la lumière qui se manifeste comme toutes choses. Toute expérience est la conscience en train de se manifester et de se réaliser ainsi, de s'éprouver ainsi, de jouer ainsi, de se ressentir ainsi...

Donc tout est conscience et tout est conscient.

Mais alors, qu'en est-il de la différence entre la conscience et la matière ? entre le conscient et l'inconscient ? entre le vivant et l'inerte ?

Eh bien, toutes ces différences existent, car elles apparaissent. Cependant, elles sont relatives seulement, et non pas absolues. La différence entre la conscience et la matière est une différence de degré, non de nature. Autrement dit, l'inconscient est du conscient indifférencié. L'inconscient est du conscient mais différencié à un moindre degré. Toutefois, c'est bien du conscient, car tout est conscient, car rien ne peut exister en dehors de la conscience. Exister, c'est être conscient. "Conscience" et "existence" sont identiques, deux termes synonymes. 

Cette pierre, par exemple, est consciente. Et sa conscience propre, certes minimal, se manifeste quand même dans sa solidité qui est la conscience qu'elle a d'elle-même, et aussi dans son poids, qui est une sorte de désir. Toute existence, même objective (comme celle de la pierre), possède aussi une subjectivité, un intérieur, une âme, une conscience et une conscience de soi. De même, tout mouvement, toute puissance, manifestent un désir. 

Or, la conscience est divine, puisqu'elle possède les attributs du divin, les puissances divines : permanence, omniprésence, omniscience, omnipotence. Donc la conscience est Dieu. Si tout est conscience, tout est Dieu.

Cela, je peux le comprendre jusqu'à la certitude absolue, mais aussi le ressentir jusqu'à la foi inébranlable. Peu à peu, je m'abandonne à cette évidence. Tel est le chemin de la vie intérieure. Je ne crois plus exister, mais je laisse l'Être exister en moi, en tant que moi. Et le laisse désirer, agir, penser. "Ca n'est plus moi qui vit..." Le corps, l'âme et l'esprit existent toujours, mais sans plus aucune propriété. L'individuel s'accorde totalement à l'universel. Il n'y a plus qu'un être, un désir, un mouvement, une pensée.

Quand je regarde des pierres, un rocher, une montagne, je ressens la paix, une conscience moins différenciée, car la conscience de la pierre est très indifférenciée. La pierre n'est guère bavarde. Tout son discours est dans sa présence simple et silencieuse. Alors, je l'écoute. Et, comme l'on devient ce que l'on écoute, le bavardage s'apaise et se fond dans un silence vivant. D'où la joie mystérieuse face à une immensité minérale. Face aux vastes vallées du Lhadak, ou dans certains lieux d'Europe. Ou face à la mer, laquelle est à la fois en mouvement et immobile. Ces contemplations nous guérissent en nous réveillant à notre véritable nature, absolument libre et au-delà du lieu et du moment. Cela s'appelle "s'accorder à l'être par la pierre". 

Tout est vivant, plein d'âme, de présence et de désir. Rien n'est absurde, que de croire qu'il y a de l'absurde. Tout est en chemin. Tout est la Déesse, mon maître, mon guide. Quand le disciple est prêt, le maître arrive. Tout arrive, si je suis prêt, si je m'efface, me tais, me mets à l'unisson du minéral, du végétal, de l'animal, de l'humain même. Tout est inclus, tout participe, naissance et mort, agitation et repos. Se faire ainsi muet, dans une pleine reconnaissance vide de toute image, de tout discours, c'est rendre hommage, saluer et adorer comme il convient.

Comment faire comprendre avec des mots ce qui n'est pas exprimé par les mots ?



Le Tantra admet que l'essence est au-delà des mots. Elle n'est exprimée par aucun mot. Et pourtant, le Tantra est un discours fait de mots. Comment justifier cette contradiction ?

Selon l'interprétation cachemirienne, assurément la plus aboutie du Tantra, cette contradiction se résout en trois points :

1 - Il y a une pédagogie en deux moments : affirmation, puis négation. Par exemple : "Vous voyez l'étoile, là, posée au bout de la branche de cet arbre ?" Cette affirmation est ensuite niée, quand on réalise que l'étoile n'est évidemment pas "sur" la branche. Et pourtant, même si l'affirmation initiale n'était pas complètement vraie, elle a aidé à repérer l'étoile. Il en va ainsi dans la pédagogie spirituelle : on affirme et on nie, c'est-à-dire que l'on procède par une série de corrections. Quand on dit que "L'essence est conscience", c'est pour corriger la croyance selon laquelle l'essence serait une obscure réalité éloignée de moi ; ensuite, j'ajoute "elle n'est pas un objet" afin de corriger la croyance selon laquelle l'essence serait un objet que je pourrais saisir sur le mode du "cela", alors qu'elle est bien plutôt cette activité qui saisit, mais qui elle-même ne se laisse pas saisir de cette manière, et ainsi de suite. Solve et coagula. Cependant, contrairement à ce qui est tenu dans le bouddhisme et le Vedânta, cette pédagogie n'est pas ici considérée comme un artifice, mais comme un des visages de la pulsation de l'Essence, laquelle n'est pas statique, mais dynamique. Et ce mouvement, en sa forme essentielle, si j'ose dire, comporte au moins deux temps, tels l'inspir et l'expir, le goût et le dégoût, la naissance et la mort, l'état de veille et l'état de sommeil profond. L'Essence elle-même est de nature dialectique : thèse, antithèse... Ainsi, il devient possible d'exprimer par la parole ce qui transcende la parole.

2 - L'Essence elle-même est parole. Elle n'est certes pas parole articulée, mais cette dernière est la libre transformation de la Parole indifférenciée qu'est la conscience universelle. Il y a continuité entre ces étapes ou ces plans - car le plan supérieur ne disparaît pas quand s'esquisse le plan inférieur - davantage que rupture ou dualité. L'Essence demeure intuition qui se différencie en mots, qui se perd et s'oublie dans ces mots, puis qui se ressaisit finalement dans ces mots mêmes, comme le soleil qui engendre les nuées, qui est voilé par elles, avant de les transpercer de ses rayons. Cette percée à jour de l'au-delà des mots dans les mots a lieu dans la philosophie et dans la poésie. Ces deux modes du discours sont des manifestations éclatantes de l'Essence comme pure intuition du Vrai ou "pure science" (sad-vidyâ), comparable à un éclair dans la nuit. 

3 - Enfin, il y a un mot qui exprime, et qui pourtant n'exprime pas un objet. C'est le mot "je", aham en sanskrit. Il est réalisation de la conscience, de l'Essence. Voilà pourquoi "aham" est le Mantra suprême, qui enveloppe d'ailleurs toutes les lettres de l'alphabet de la langue sanskrite, la langue parfaite qui va en effet de "a" à "ha". Or, la mission (plutôt que la "fonction" !) d'un Mantra est de ramener l'individu vers sa Source, vers l'Essence qu'il est. Enoncer "je" est la voie la plus courte pour ramener l'ego dans le Soi, si l'on veut s'exprimer ainsi. Du reste, n'est-ce pas la pratique recommandée par Ramana Maharshi ?

Si l'on médite ces trois points, l'on saura que l'Essence peut être exprimée par des mots, même si elle n'est la chose d'aucun mot, l'objet d'aucune phrase. Et l'on reconnaîtra l'Essence dans la conscience, et l'on progressera vers elle.

jeudi 11 février 2021

La vision tantrique


Pour la plupart des gens, le Tantra est une philosophie mystérieuse qui voit du sexe partout. Ca n'est pas totalement faux, mais c'est réducteur. Savez-vous qu'il existe une véritable philosophie du Tantra ?

Quelle est son essence ? Quelle est son idée la plus importante ? C'est ce que nous allons voir maintenant.

Selon le Tantra, il existe un nombre infini d'univers. Tous existent seulement dans la conscience, que l'on peut donc appeler "conscience universelle", même si le Tantra n'emploie pas cette expression.

Mais est-ce une simple croyance ? Comment tester une affirmation aussi extraordinaire ?

Selon le Tantra, il suffit d'observer l'expérience ordinaire. Même si elle semble extraordinaire, cette affirmation "les univers infinis sont conscience" dit que tout est conscience. Or, la conscience, je sais ce que c'est. Elle est là, elle est partout, toujours : elle est la substance de toute mes expériences, de toutes vos expériences, de toute expérience, en fait. Elle est comme l'espace : il contient tout, il imprègne tout, de même que la con-science est le "savoir", la lumière, la présence connaissante qui illumine tout ce dont nous avons conscience. La Présence toujours présente. 

Mais la conscience est encore plus grande, plus vaste : je peux en effet imaginer quelque chose en dehors de l'espace physique. Mais je ne peux rien imaginer en dehors de la conscience. Essayons, pour en avoir le cœur net : Je peux imaginer un lieu sans aucune conscience, un lieu, par exemple cette pièce, sans personne qui la voit, qui s'en souvienne, qui l'imagine... bref, sans personne qui en ait conscience. Vraiment ? Car si je l'imagine, cette pièce, c'est que j'en ai conscience ; car "imaginer" est une forme de conscience, un acte conscient, n'est-ce pas ?

Mais peut-être que je peux imaginer ou simplement penser à "quelque chose" en dehors de ma conscience. Le monde, le réel, la matière, quelque chose... Même si je ne peux rien en dire, peut-être que cela existe quand même ?

Je le fais. Je pense qu'il existe "quelque chose", un truc, un "x" inconnu en dehors de ma conscience. Je ne sais pas ce que c'est, mais je sais que cela "est". Cependant... je conçois cette chose, même si je ne sais pas ce qu'elle est. Or, "concevoir" est encore un acte conscient, n'est-ce pas ? Je peux bien abstraire autant que je veux, que je peux : tout cela restera conscient. Même le néant, le rien, est représentation. Je peux même me représenter l'absence de représentation : ce sera encore une représentation, donc un acte conscient, une forme de conscience. 

Comme dit un tantra (au sens d'un livre qui révèle le Tantra, la connaissance), chercher à prouver l'existence de quelque chose en dehors de la conscience, c'est comme vouloir éclairer l'obscurité, ou comme vouloir aller plus vite que son ombre. C'est impossible. La conscience est toujours là "avant" tout le reste. Et elle n'est pas présente à la manière des autres choses, elle n'est pas là comme quelque chose qui pourrait, éventuellement, ne pas être là. Non, elle est cette présence à la fois intime et étrange qui rend possible l'absence et la présence de n'importe quelle chose. Elle est le miroir sur lequel se reflètent les univers, des choses, les êtres.

Simplement en me basant sur l'expérience ordinaire, il m'est donc possible de prouver l'affirmation extraordinaire selon laquelle "les univers infinis, réels ou pas, sont dans la conscience.

Et la conscience n'est pas inerte, contrairement à l'espace. Elle est mouvement, fluidité, pouvoir de se manifester comme autre, tout en restant elle-même. Voilà pourquoi le Tantra affirme aussi que la conscience universelle est "liberté", indépendance, souveraineté. 

Si vous avez des questions ou des objections, elles sont bienvenues.

mercredi 10 février 2021

Les Fleurs de l'attention


En ouvrant les yeux,

le monde éclot.

S'ils se referment, 

tout s'endort et se pose.

Eclosion au dehors est

contraction du dedans ? 

ou dilatation du même ?

Superpositions d'états 

d'éveil et d'assoupissements,

l'un dans l'autre,

l'un malgré l'autre,

l'un par l'autre.

L'ouverture est fermeture.

La fermeture, ouverture.

Puis, l'ouverture est ouverture

et la fermeture, fermeture. 

Eclosion dans l'implosion,

contraction dans l'explosion.

Quand je m'ouvre au dehors, 

le dedans se referme.

Quand je me ferme au dehors,

le dedans s'ouvre.

Mais ce "dedans" dévore tous les "dehors".

Tout extérieur vit et meurt en lui.

Le dehors est englouti au dedans,

le dedans se déverse au dehors.

Merveille : le dehors vous ramène au dedans.

Enfin, il n'y a plus ni dehors,

ni dedans, par mariage parfait.

mardi 9 février 2021

Comment peut-on se délecter dans la peur ?



Les émotions esthétiques nous marquent par leur force, mais aussi par le fait qu'elles touchent à toutes les émotions, non seulement la beauté de la joie, du plaisir, de l'amour ; mais aussi le dégoût, l'horreur, la peur, le sacrifice, la pitié... Comment expliquer notre attirance pour des émotions a priori associées à de la souffrance ? Par exemple, comment peut-on prendre du plaisir à se faire peur ?

Abhinava Goupta, le plus important des maîtres tantriques, a consacré de longues réflexions pour déterminer la véritable natures de l'émotion esthétique (rasa). Il explique que l'âme est d'ordinaire recouverte par les émotions comme un fil de soie blanche étincelante que l'on aperçoit entre les pierres qu'il porte. Ces pierres sont les formes prises par ce fil lui-même. Car, dit Abhinava, la conscience qui est ce fil de lumière, brille même à travers ces pierres, car "la conscience brille une fois pour toutes" (sakrid vibhâto'yam âtmâ). La conscience est la clarté même des ténèbres, ce que fait que... l'on prend conscience de ces ténèbres : "Ah, il n'y a rien !" Il est la présence de l'absence, ou la présence qui éclaire jusqu'à l'absence des choses, et qui nous permet de faire l'expérience de la présence et de l'absence des choses, du changement... de tout. La conscience est libre de toute transformation ; mais elle aussi libre de se transformer en tout. Sans changer. Cette liberté dans l'action, ce pouvoir de se changer sans changer, est la plus haute extase, l'essence de toute joie, de tout plaisir. 

Or, c'est cela que l'on ressent dans l'émotion esthétique : se sentir être la source de tout, qui devient tout, sans jamais se limiter à rien. C'est ce paradoxe qui engendre ce vertige spécial. Et cela est vrai pour toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, y-compris les nuances les plus sombres. Comme dit Outpala Déva, la lumière brille encore plus fort dans l'obscurité. 

Voilà pourquoi il est possible de se délecter même dans la peur, d'éprouver la joie qui est l'essence de tout, même dans la contraction de la peur.

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