samedi 20 juin 2009

L'Illumination de l'esprit - 6

Śivaliga, Bhaktapur

Dans la suite de ce second chapitre, l'auteur (anonyme) expose la théorie selon laquelle, de même que tous les effets préexistent dans leur cause, de même toutes les théories sont embrassées dans la théorie intégrale de la Reconnaissance (pratyabhijñā).

Quand la fleur est devenue fruit,

Quand le lait est devenu yaourt,

Les qualités comme la couleur ou la saveur

appartiennent à différents genres. 11[1]

La cause et l’effet,

Le tout et les parties,

Le genre et l’individu,

La qualité et la substance,

L’action et l’agent :

Toutes ces (catégories) ne sont que

des constructions de l’Apparaître. 12[2]

On ne peut admettre que les atomes

Ou la nature soient doués de conscience.

(En effet), quand le monde s’agence,

on observe que la connaissance et l’action reposent

sur la conscience[3]. 13[4]

(Bien plutôt) le lait se transforme en yaourt

grâce à la Puissance d’action en forme de Temps.

Le monde advient grâce à la Puissance de connaissance en forme

De connaisseur, de connaissance et de connu. 14[5]

L’Illumination de l’Esprit (Mānasollāsa)


[1] Nous avons là une objection contre la théorie Nyāya de la causation. En effet, selon le Nyāya, les qualités sensibles, comme la forme et la saveur, sont déjà présentes dans les atomes qui constituent les choses. Mais alors, comment expliquer que des effets puissent présenter des qualités si différentes de leur causes ? Par exemple, on observe qu’une fleur ou une graine blanche peuvent donner un fruit rouge. Autrement dit, cette objection consiste à soulever le problème de l’émergence : un tout a des qualités qui ne se réduisent pas à la somme des qualités des parties qui le constituent. Ce problème se pose encore dans le contexte de la science contemporaine : comment des atomes qui ne sont pas « rouges » peuvent-ils, en s’assemblant, susciter la propriété « rouge » ? De même, d’où vient la fluidité de l’eau, alors que les molécules d’eau, prises une à une, n’ont pas de propriétés « liquides » ? Enfin, comment expliquer que des atomes privés de conscience puissent être la cause de la conscience ?

[2] Selon la Pratyabhijñā, le Soi-Seigneur est une pure Lumière, un Apparaître indifférencié qui se ressaisit à travers ces catégories. Ainsi, il y a plusieurs apparences qui s’opposent : celle de « mon » corps, celle du vase, etc. De même, j’oppose mon apparence passée à celle du présent, où l’apparence d’inconscience quand je dormais cette nuit à l’apparence de conscience présente. Mais en réalité, tout ceci n’est qu’un seul Apparaître dans lequel je forge librement des distinctions, des oppositions, des synthèses, etc. Rappelons que cet Apparaître (prakāśa) est Śiva, alors que les innombrables manières dont il se ressaisit sont la déesse (śakti).

[3] Ou sur l’intention consciente (cetana).

[4] Ce verset est une reformulation de la Stance pour la reconnaissance I, 1, 4 : « En effet, les choses qui ne sont pas conscientes (par elles-mêmes) ont leur fondement dans les êtres vivants. Et on sait que la connaissance et l’action sont la vie des êtres vivants. »

[5] « Puissance d’action » et « Puissance de connaissance » doivent s’entendre au sens fort, c’est-à-dire comme omnipotence et omniscience divines. La Puissance d’action est le devenir temporel, c’est-à-dire la succession des phénomènes selon un certain ordre (voir Stances pour la reconnaissance, II, 1).


mercredi 17 juin 2009

Phat !

Initiation dans la tradition de Phadampa Sangye, par Lama Wangdu. A Bauddhanath (Kathmandou), ce lama fort sympathique, généreux et jovial, est l'un des seuls à transmettre la totalité de l'enseignement du chö. Tous les soirs, on peut assister à la pratique du chö, dans l'obscurité (plus d'électricité après 18 heures !). Les chants sont exceptionnellement prenants avec des mélodies vraiment originales pour des bouddhistes tibétains. Une biographie de ce maître est également disponible sur internet. N'hésitez pas à lui rendre visite, il vaut le détour.

lundi 15 juin 2009

Om ah hung

"Introduction à la nature de l'esprit" dans la tradition du dzogchen, par Mingyour Rinpoché.

samedi 13 juin 2009

Vous voulez ouvrir une boutique de manuscrits ?

Le tantra est célèbre; les tantras sont méconnus. Ce paradoxe est caractéristique d'une époque marquée par la peur du savoir. Les consommateurs ont envie de sensations, pas de religion ni de philosophie. Les tantras sont pourtant des textes passionnants. Mais pour pouvoir les lire, même en sanskrit, il faut qu'ils aient été édités. Or pour cela, il faut pouvoir accéder aux manuscrits. Il y a de fort belles collections en Europe et au Népal, mais le principal est en Inde ou gisent des millions de manuscrits. Oui, vous avez bien lu : des millions. On pourrait donc croire que les Indiens, généralement pétris de patriotisme, mettent les bouchées doubles pour sauver ce patrimoine universel et malheureusement très biodégradable. En réalité, il semble bien qu'on en soit très éloigné... La plupart des bibliothèques de l'Inde sont en effet frappées d'une sorte de torpeur bureaucratique particulièrement aiguë, qui n'est pas sans rappeler le style du 1984 d'Orwell.
En voici un échantillon, rapporté par un chercheur Cachemirien, Mrinal Kaul. Il projette d'éditer le Tantrâloka, chef-d'oeuvre d'Abhinavagupta, le principal maître du shivaïsme du Cachemire. Il va donc à Lucknow où se trouve une collection de plusieurs milliers de volumes donnés par un autre Cachemirien qui a fuit le terrorisme islamique. Après la paperasse, ce jeune chercheur sélectionne vingt manuscrits, d'une page pour la plupart (les fameux hymnes d'Abhinavagupta). Voici ce que lui répond le bibliothécaire :

As soon as Dr Ashok Kaliya had a look at the list he said. “Why do you want the copies of so many manuscripts? Do you want to open up a shop of Manuscripts? [vous voulez ouvrir une boutique de manuscrits ou quoi ?"] I mean you should ask for the Mss [manuscrit] of a single text, but you are asking for so many of them. You work on a single text at a time and not on so many different texts.” When I said that I am working on three projects simultaneously the great scholar replied back saying, “But you cannot do that. You are asking for the Mss as if you want to open up a shop of Mss. See some time back a scholar came with a list of sixty manuscripts, and I had to allow because he was a very influential man. But I cannot allow twenty one Mss for you.”

In fact they did not allow me even to see the Mss. “They are in a different hall and it is not possible to see them” said the clerk. Never mind. I still curse that Kashmiri pandit man Vidyeshwarnath Razdan (Kaccha Chabutara, Chowpatiya Road, Cowk, Lucknow) who donated his complete collection of the Sarada Mss in about two-three thousand volumes to the Akhil Bharatiya Sanskrit Parishad. This man must have taken al the trouble to carry these Mss all the way from Kashmir to Lucknow, but now a Kashmiri like myself cannot even have a look at them. This is how the donor of the collection is being honoured.

Voilà. Personnellement, je trouve cela dramatique. Non seulement la communauté des pandits du Cachemire est exterminée par les islamistes dans l'indifférence générale, non seulement leur spiritualité est dévoyée pour servir de fond de commerce à des bobos sans scrupules, mais en plus les reliques de leur culture leurs sont inaccessibles dans leur propre pays...
J'ai rencontré Mrinal Kaul. C'est un héros. Puisse son entreprise rencontrer le soutien et le succès qu'elle mérite. Je ne pense pas exagérer en disant qu'il y va de l'avenir de l'humanité.
Par ailleurs, voici un autre site, un parmi tant d'autres je l'espère, consacré au partage de quelques fragments de tantras et autres textes de l'immense corpus sanskrit.

samedi 6 juin 2009

L'Illumination de l'Esprit - 5

Yogîs de la tradition Nâth, berceau du hathayoga. Dans un temple de Shiva non loin de Pashupatinâth



Deuxième stance : Comment toutes choses sont une libre création du Seigneur
Hommage à l’incarnation du Maître, à l’incarnation méridionale !
Comme un grand yogī, comme un magicien,
Il déploie ce monde selon son désir.
Ce monde existe d’abord comme la pousse dans la graine,
Sans représentation discursive.
Puis, la diversité merveilleuse des aspects, des temps et des lieux
Est l’œuvre de (sa) magie. 2
On considère que les effets, depuis la pousse jusqu’au fruit, « existent ».
Mais d’où viennent ces particules agencées dans les graines de banian ? 9[1]
Tous peuvent admettre que l’effet existe dans la cause.
Par conséquent, l’existence et l'apparaître (des choses) ne cessent jamais. 10[2]
(le reste du commentaire sur cette stance est une reprise critique des thèses du Nyāya)


[1] Première objection faite à la théorie Nyāya de la causation : il n’y a pas d’effet sans cause. Or, d’où viennent les particules, les atomes dont vous faites tout dériver ? Le fruit vient de la pousse, qui elle-même vient de la graine, qui elle-même vient des particules. Mais d’où viennent les particules ? Le Nyāya tombe dans l’extrême de la discontinuité entre la cause et l’effet. Il pose en effet une discontinuité radicale entre eux. Le Sāṃkhya, au contraire, tombe dans l’extrême de la continuité : l’effet n’est qu’une transformation de la cause (la « nature », prakṛtiḥ).
[2] Premier énoncé de la théorie Pratyabhijñā de la causation qui fait la synthèse des théories Nyāya et Sāṃkhya : tout existe toujours (il n’y a pas seulement discontinuité), mais de manière plus ou moins claire et distincte (il n’y a pas seulement continuité). Tout existe toujours en tant que pur Apparaître indifférencié. Cet Apparaître, cette Lumière qui est le Soi-Seigneur, se connaît toujours tout entier. Mais en vertu de sa liberté souveraine, il met en avant tel ou tel aspect, par exemple ce vase ou ce vêtement, etc. Ainsi, quand je vois cette table, je me vois moi-même tout entier, mais plus particulièrement en tant que cette table. Le « reste », à savoir les autres apparences possibles, innombrables, sont aussi présentes, mais de manière indifférenciée, et donc insaisissables par l’entendement et inutilisables à des fins pratiques. Par exemple, il y a là le numéro du prochain tirage du loto. Mais il n’apparaît « pas clairement » (asphuṭam). On peut alors se demander pourquoi il ne suffit pas de le désirer pour le voir apparaître distinctement ! Abhinavagupta répondrait sans doute que nous ne le désirons pas vraiment. En effet, la volonté individuelle n’est qu’une contraction de la volonté absolue, souveraine. Et cet élan créateur refuse que je gagne au loto. Autrement dit, moi Seigneur tout-puissant, je désir jouer à être moi, untel, et ce désir enveloppe un certain nombre de frustrations.

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