samedi 31 octobre 2020

Qu'est-ce que le corps ?




Qu'est-ce que ce corps ?

Je vois cette pomme. Je ne suis pas cette pomme parce que je la perçois : la perception implique une séparation entre le sujet et l'objet. Un objet ne se perçoit pas soi-même par soi-même. Donc je ne suis pas ce que je perçois.

Or, je perçois ce corps. Donc je ne suis pas ce corps, comme je ne suis pas cette pomme. Je suis ce qui perçois cette pomme. Décrire cela plus avant est difficile, car le langage est fait pour décrire les objets, pas le sujet compris ainsi en son sens absolu. Cela étant, la parole ne se réduit pas au langage. Il y a une infinité de manières d'exprimer.

Mais qu'est-ce que le corps ? Est-ce un objet ? - Oui. Mais est-ce seulement cela ? - Non. Pourquoi ? Parce le corps, même s'il est vu comme n'importe quel objet vu, possède d'autres qualités, qu'il est le seul à posséder, comme la sensation : par exemple, ce que ça fait cette main, ces doigts. Il y a, en plus de la forme de la main, une sensation de la main. Cette sensation, c'est le fait que cette main se sent elle-même. Je n'ai pas la sensation de la sentir de loin, à distance. Il est vrai que je peux la sentir plus ou moins clairement, et que cette clarté peut être interprétée en termes de distance ou d'extériorité. Si la sensation de ma main devient obscure, je peux dire qu'elle s'éloigne, se détache de moi. Mais cette expression est imprécise. En réalité, la sensation "de" la main, si ténue soit-elle, n'est pas à distance. Elle baigne tout entière dans la sensation que je suis et qui est comme une lumière dans laquelle cet objet baigne, comme une éponge dans la mer. On me dira que je ne sens pas toute la main. Sans doute ; je ne sens pas chaque particule qui la compose. Maintes parties de cet organe ne sont pas innervés et, de fait, cette main peut, en certaines circonstances, être brûlée ou coupée, sans que je le sente. Et même, d'ordinaire, je n'en ai presque jamais une sensation distincte, sachant que mon attention, qui est comme ce pouvoir qui fait passer la sensation de la puissance à l'acte, est sans cesse captivée par d'autres objets.

Pourtant, le corps est bien un objet perçu. Or, je suis certain que je ne suis pas ce que je perçois, je ne suis pas un objet. Je ne suis pas cette table, je ne suis pas ce nuage... donc, je ne suis pas ce corps. Mais ce corps résiste, pour ainsi dire, à cette conclusion. Tout se passe comme s'il était à la fois objet et sujet, senti et sentant. 

A distance, et pourtant au centre. La douleur me rappelle à cette intimité. Cette, je puis anesthésier le corps, ou bien endormir l'attention, ou bien l'empêcher de se porter vers le corps. Mais j'ai toujours un corps. mais quand mon attention se détourne de tout objet, comme une abeille qui refuserait obstinément de se poser, mon corps demeure, à l'état de nuages de sensations. D'ailleurs, ces sensations sont à la fois sujet et objet, perçues et percevantes. Si je persiste ainsi, mon corps semble se dissoudre dans l'espace, devenir l'espace. En fait, mon corps fait alors corps avec l'attention : tout est sujet et objet. C'est comme un seul acte, mais décrit activement ou passivement, par exemple comme quand je dis "j'ouvre la porte" ou "la porte est ouverte par moi". C'est le même acte, décrit de deux manières différentes. A travers cette pratique, je découvre que le corps et l'esprit sont une seule et même réalité, douée de ces deux facettes irréductibles. L'attention que je suis devient un espace incarné quand je la laisse s'ouvrir. Certes, cet espace n'a plus guère  les contours du début. Mais il conserve les caractéristiques du corps et de l'esprit à la fois : il perçoit et il est perçu, comme la main. A cette différence près que la main est plutôt bien délimitée dans l'espace, tandis que l'espace n'est pas délimité nettement. Certes, je ne perçois pas un espace actuellement infini, mais du moins je n'en perçois pas de limites, aussi loin que mon attention s'étende. C'est comme être avec une lampe au milieu de l'océan la nuit : ma lampe n'éclaire pas tout l'océan, mais sa lumière n'a pas de frontière nette. Je vois que cette lampe éclairera ou que j'aille et que, si l'océan n'a pas de rivages, le même spectacle se donnera où que j'aille. De même, mon corps d'espace est sans limites, de même que mon esprit, ou la lumière de mon attention, disons.

Pourtant, mon corps se heurte à une limite évidente : la solidité, rendue concrète par l'inertie et le poids. La sensation de la chaise qui résiste à mes fesses, du sol qui s'oppose au mouvement spontané de mes pieds, tout cela me rappelle à chaque instant les limites de mon corps et de mon esprit. Mon esprit n'a pas de limites précises dans cet espace sensible, mais sa portée n'est pas illimitée. 

Alors je ne sais pas ce qu'est le corps. Ses limites sont variables et elles peuvent bouger, s'effacer, se dissoudre, se mélanger à d'autres corps, jusqu'à ne former plus qu'un seul espace. D'un autre côté, la douleur, le poids et la solidité des choses m'obligent à une certaine humilité. Sans oublier l'effet de certaines substances, comme le vin, qui semblent avoir le pouvoir incongru de se "glisser" dans ma conscience, en son coeur, pour créer de la sensation, de nouveau objet, alors que le vin se présente lui-même comme un objet parmi les autres. Si moi, esprit, je ne suis pas un objet, comment expliquer que les objets aient tant de pouvoir sur moi ? Mon attention, ma conscience même, semblent pouvoir être altérées à l'infini par toutes sortes d'objets. Il y a aussi les illusions d'optique et mille autres choses dont je ne parle pas ici.

Alors je ne sais pas ce qu'est le corps. Ou plutôt, j'en sais trop pour me contenter des réponses conventionnelles et pas assez pour affirmer que "je sais". Je suis entre deux eaux, peut-être entre deux mondes. Le corps est un mystère : pas seulement le corps au sens ordinaire, mais le corps tel qu'il se donne, ce corps qui est la totalité de ce que je perçois, et qui demeure pourtant ce qui perçoit. Je suis à la fois corps et esprit, sujet et objet : je suis un mystère qui se sens, qui se perçoit, qui se pense. Et pourtant, je ne contrôle pas grand-chose.

Pour aller plus loin, je dois m'intéresser à un autre élément de mon expérience. Lequel ?

Une spiritualité de la vie est-elle possible ?


 

La spiritualité est presque toujours fondée sur le rejet du corps. Et de tout ce qui va avec. Le but de la spiritualité classique est d'immobiliser le corps, de le tuer, de passer dans le néant.

A l'exception du tantrisme. Plus spécialement des traditions Kaulas.

Ailleurs, il y a des bribes, des élans, des effluves, mais rien de cohérent. Le platonisme est foncièrement ascétique. Ses dérivés chrétiens, juifs, musulmans, le sont aussi. En Chine, le taoïsme alchimique reste ascétique, même quand il intègre des éléments sexuels. Le bouddhisme, même tantrique, reste radicalement opposé au corps, à la sexualité, à la présence des femmes. Le Vedânta, le Sâmkhya, le Yoga de Patanjali, Ramana Maharshi, Nisargadatta Maharaj, rejettent le corps. Certes, il y a des nuances, des degrés dans ce rejet. Mais il demeure essentiel, fondateur. L'acte de naissance de la spiritualité est la mort du corps. Les pratiques d'ascèse, de yoga, de méditation, de respiration, et même les pratiques corporelles et sexuelles, ont toutes pour but l'immobilité du corps, c'est-à-dire la mort. Bien sûr, il y a des tensions, des réactions vitales, ici et là, des actes de résistance. Mais la racine, ou disons le tronc, n'en demeure pas moins.

Aujourd'hui, la spiritualité semble contredire cette affirmation. Partout, on célèbre la vie, le corps, le ressenti, les cycles organiques, le féminin... Cependant : 1) Cette tendance est en grande partie motivée par des raisons commerciales ; l'authenticité de ses fruits peut donc être contestée ; 2) La question demeure de savoir si ces spiritualités sont vraiment des spiritualités ou simplement des "pratiques de bien-être" ?

Autrement dit, 

1) Qu'est-ce que la spiritualité ?

2) Une spiritualité de la vie est-elle possible ?


1) Il y a deux manières de comprendre la "spiritualité" : a) Comme vie de l'esprit, avec la tentation d'oublier le corps et la vie qui fonde, humblement mais indubitablement, la vie de l'esprit. C'est la tentation à laquelle succombent toutes les spiritualités. b) Comme respiration, comme découverte du souffle, lien unifiant le corps et l'esprit.

2) Une spiritualité, comprise de cette dernière manière, serait possible à condition d'inclure à la fois l'esprit et le corps. Le corps étant mortel, il doit exister, d'une manière ou d'une autre, d'autres corps, matériels, sensibles, et non seulement des "corps de lumière" qui ne sont pas des corps, puisqu'ils ne sont pas corporels. Or, cela, je puis bien le croire, mais je n'en ai pas la preuve. 

Par conséquence, une spiritualité de la vie n'est possible que sur la base d'une foi.


jeudi 29 octobre 2020

Mon professeur, François Chenet




 Le professeur François Chenet nous a quitté hier, mercredi 28 octobre 2020.

Il me laisse des souvenirs : un homme original, à l'écart des modes et de la bien-pensance. Je l'avais choisi comme directeur de thèse. Et pourtant, il m'était apparu d'abord comme l'un de ces "réacs" que Boboland se fait une religion de conspuer, si possible par le silence. Mais j'ai découvert, au fil des années, des cours magistraux et des lectures, un esprit libre. Nostalgique d'un autre âge, féru de culture germanique, il était avant tout amoureux des sagesses non-dualistes. Professeur de l'Université, il était conscient des limites du milieu. Passeur, il savait les impasses d'une vulgarisation adressée à des "microcéphales analphabètes", selon l'une de ces formules dont il était pourvoyeur. En un sens, il était à l'opposé de mon éducation. Moi qui ne jurais que par l'Orient, il m'a appris à revenir en Occident, à redécouvrir ce platonisme qui est, n'en déplaise aux amnésiques, notre héritage. 

Il n'était certes pas d'un abord facile. Il aimait passer du coq à l'âne, de Shankara à Novalis, sans transition, comme si tous étaient membres d'une même nation profonde. Amateur de traductions sanskrites, il était averti des limites du culte logomaniaque et des délires où peut mener une certaine philologie. Sa thèse, sur les puissances créatrices de l'esprit, est son chef-d'œuvre, où il avait rassemblé sa pensée. Certes conservateur, il était pourtant le champion, en France, de la philosophie comparée. Il enseignait, à la Sorbonne, aussi bien Nâgârjuna, que Kant ou Spinoza. D'une famille à l'autre il passait sans le moindre malaise, parlant d'un même ton, sûr et rapide, à propos des origines upanishadiques, et aussi bien des apories métaphysiques du commencement. 

Discret, il n'hésitait pas à dire ce qu'il pensait - sa passion de l'Inde, son admiration pour certains de ces gourous, son intérêt pour l'astrologie ou pour un certain occultisme un peu désuet. Sa soif de lecture n'avait d'égale que sa puissance de travail, immense quand elle était nourrie par le pressentiment d'approcher une vérité. Tout le concernait, y-compris les derniers écrits d'Onfray, même si le centre de son existence était la philosophie non-dualiste. Il était ouvert à toutes les problématiques, d'Orient et d'Occident, alors même qu'il était convaincu que l'essentiel gît encore à l'Orient. Cependant, c'était bien un seul et même soleil qui, à ses yeux spirituels, dessinait un seul cercle de son levant à son couchant.

Voici un extrait de la conclusion de son maître-livre, Psychogenèse et cosmogonie selon le Yoga-vâsistha, "Le monde est dans l'âme", à propos de l'originalité de ce "Mille-et-une-nuits" non-dualiste :

"L'originalité de la doctrine du Yoga-Vâsistha se laisse apprécier à plein. Si cette doctrine pose que la Conscience conditionnée par l'opération de la nescience est l'agent d'innombrables créations, tout se passe néanmoins comme si la vérité n'était plus ici l'opposé de l'erreur : tout se passe désormais comme si la vérité et l'erreur convergeaient toutes deux toutes deux dans le Jeu de l'Illusion où l'Absolu se joue dans ses formes innombrables, c'est-à-dire joue sa propre réalité sous une infinité de degrés : n'est-il pas vrai, selon Novalis, que "Le plus grand magicien serait celui qui pourrait s'enchanter soi-même en même temps, de telle sorte que ses propres enchantements lui apparussent comme des phénomènes étrangers, agissant de leur propre force. Cela ne pourrait-il pas être le cas pour nous ?" En sorte que, selon cette perspective, qui rejoint assurément celles du shâktisme et du Shivaïsme du Cachemire, le jeu de l'illusion, loin de se borner à parasiter le Réel, consacrerait cette fécondité créatrice des formes vivantes, par quoi l'effervescence créatrice (spanda) de l'Absolu s'épanche, en sa générosité même, au travers de tout l'éventail des formes possibles, donnant à la manifestation sa variété chatoyante, son lustre, son relief." (pp. 624-625)

Vijnana Bhairava 123 124 Nothing Is Impure, All Is Sacred


 

Realizing that all is pure and sacred :


kiṃcijjñair yā smṛtā śuddhiḥ sā śuddhiḥ śambhudarśane |

na śucir hy aśucis tasmān nirvikalpaḥ sukhī bhavet || 123 ||

"That (ritual) purity transmitted by those who know little

is impurity according to the teaching of God.

For, there is (n reality) no purity, nor impurity.

Therrefore, someone who is free of (those) dilemmas will be at ease."


sarvatra bhairavo bhāvaḥ sāmānyeṣv api gocaraḥ |

na ca tadvyatirekteṇa paro 'stīty advayā gatiḥ || 124 ||

"Everywhere is the divine state,

even in the common is the (sacred) field.

Nothing is outside it, there is nothing beyond.

Realizing that is (true) non-dual awareness."




mercredi 28 octobre 2020

Vijnana Bhairava 121 122 Awakeing Through Love and Ordinary Attention


 The practice of true devotion and of ordinary attention :


bhaktyudrekād viraktasya yādṛśī jāyate matiḥ |

sā śaktiḥ śāṅkarī nityam bhavayet tāṃ tataḥ śivaḥ || 121 ||

"That awareness that arises

in one who is detached because of an excess of devotion,

that is divine power ; one should amways realise her

(and) then become divine."


vastvantare vedyamāne sarvavastuṣu śūnyatā |

tām eva manasā dhyātvā vidito 'pi praśāmyati || 122 ||

"When one perceive a thing,

emptyness (arises) slowly (shanaih) with regard to everything (else).

That (emptiness) one should pay attention to.

Even though the (perceived objet) is still perceived, one is freed (from the fever of exclusive duality)."




mardi 27 octobre 2020

Vijnana Bhairava 119 120 Awakening Through Memories And Distractions


 

The practice of awakening through memories and distractions :


vastuṣu smaryamāṇeṣu dṛṣṭe deśe manas tyajet |

svaśarīraṃ nirādhāraṃ kṛtvā prasarati prabhuḥ || 119 ||

"When one sees a place and is about to remember memories,

one should abandon attention (from that vision)

(and) having made one's body without support,

the Lord shall come."


kvacid vastuni vinyasya śanair dṛṣṭiṃ nivartayet |

taj jñānaṃ cittasahitaṃ devi śūnyālāyo bhavet ||120 ||

"When one pays attention to some thing,

one should remove it slowly.

Then there is awareness, accompanied with attention.

One will, o Goddess, becomme an empty receptacle."



L'absolu selon le Tantra




 Dans le célèbre commencement de sa Méditation sur la Triple Souveraine (Parâtrîshikâvivarana), Abhinavagupta évoque l'absolu en partant du nom qui lui est donné au début du Tantra de la Triple Souveraine : an-uttara "sans supérieur". Mais, fort de son génie propre, il se lance dans une série d'étymologies traditionnelles (nirvacana) de ce mot. Seize. 

A chaque fois, uttara signifie "transcendant", "supérieur". Et le préfixe an- nie cette négation, cette supériorité, cette hiérarchie. L'absolu n'est pas l'absolu. Il est au-delà, car il n'est pas confiné dans sa supériorité. Tout ne se faut pas, il y a bien "unité sans confusion", comme dirait Proklos, mais aussi "tout est dans tout". Telle est la liberté : non pas dans la transcendance, un "au-delà des concepts" qui serait encore un concept, une construction par exclusion, mais dans la transcendance retrouvée à chaque point de l'immanence, dans l'absolu, mais réalisé dans chaque point de vue relatif. Pour le dire autrement : dans chaque partie, le tout. Et la véritable liberté ne consiste pas, selon Abhinavagupta, à se tenir au-dessus, ni à claironner que "tout est égal", mais à pouvoir monter et descendre à volonté dans l'échelle de l'être, depuis la pure inconscience jusqu'à la pure conscience. Cette liberté permet une vision intégrale qui embrasse tous les points de vue relatifs. Et cela, c'est proprement la poésie. Voilà pourquoi tous les grands maîtres du Cachemire furent des poètes, ou du moins des amateurs de poésie, pour ce que nous en savons. Ainsi, Utpaladeva, le génial philosophe de la Reconnaissance (pratyabhijnâ), fut aussi le magnifique poète des Hymnes à Shiva.

Mais Abhinavagupta va encore plus loin. Il joue avec le mot anuttara, le retourne dans tous les sens, l'analyse pour le traire telle une vache qui exauce les souhaits. Par exemple, anuttara=anut+tara ou anut désigne l'espace et tara veut dire "traverser", "dépasser", comme Târâ, la nautonière qui sauve de l'océan du samsâra. 

Ainsi, anuttara est ce qui est au-delà l'au-delà, ce qui transcende la transcendance, puisque l'espace est l'image même de la transcendance. En Inde et, en particulier, dans les traditions non-dualistes ascétiques, c'est l'image classique de la transcendance. C'est aussi la base de la dualité, ce qui "donne lieu" (âkâsha=avakâsha) ) au commerce quotidien (vyavahâra), au bavardage (prapanca). Ce qui est par-delà cet au-delà, c'est l'absolu qui, loin d'être un bloc statique enfermé dans sa supériorité, est une puissance infinie de se manifester ainsi et autrement : comme dualité, comme unité, comme oubli de l'unité, comme dualité dans l'unité, etc. L'absolu, c'est-à-dire la conscience, est au-delà de l'objectivité, mais aussi au-delà du vide, de l'inconscience, au-delà de l'inertie, au-delà du rien, au-delà du sommeil, lequel n'est que la contrepartie négative de la dualité. L'absolu est la grande réconciliation des opposés. Et c'est pourquoi l'expérience de l'absolu est une joie, une ivresse à nulle autre pareille. 

Alors que le vide est un concept, une construction forgée par exclusion de l'objet, de la conscience, etc., la conscience n'est pas une construction, car elle n'a pas d'opposé. Elle qui n'est rien en elle-même, se manifeste jusque dans le rien. C'est cela que je ressens dans l'étonnement d'être, au seuil de tout mouvement, de toute perception, de toute pensée, de tout désir, de toute émotion.

Tel est, en bref, l'absolu selon Abhinavagupta.


lundi 26 octobre 2020

Vijnana Bhairava 118 Awakening Through Emotions



 The practice of recognizing one's true essence trhough intense emotion :


kṣutādyante bhaye śoke gahvare vā raṇād drute |

kutūhalekṣudhādyante brahmasattāmayī daśā || 118 ||

"At the beginning and end of sneezing,

in fear, in pain, in confusion or running for one's life,

in intense curiosity, at the beginning and end of hunger,

that's the state of ever-expanding being."




dimanche 25 octobre 2020

Extase joueuse, extase scandaleuse




 L'absolu ne se donne pas seulement par négation. Le soleil ne brille pas qu'entre deux nuages. Les nuages sont aussi lumière. 

Il y a un être suprême : pas l'absolu.

Il y a du plus subtil : pas l'absolu.

Il y a un silence parfait : pas l'absolu.

Il y a un vide : pas l'absolu.

Des facettes.

La conscience n'exclut rien : et pourtant, elle exclut, pour se manifester. Elle s'oublie afin de se donner lieu. L'espace est la conscience qui joue à se retirer d'elle-même. Mais elle ne se retire pas vraiment. Telle est sa magie, sa liberté : s'absenter jusque dans sa présence, se présenter jusque dans son absence. 

Ni question, ni réponse. Point de dialogue, pas de tantra. Tous les dialogues sont inclus, enveloppés, sont les petites fleurs de cet arbre infini, depuis le silence hypercosmique jusqu'aux bavardages de la concierge, s'il en reste une. Ou du moustique. Ca oui, il en reste.

Transcendant et immanent. Le Tout au-delà de tout. Plus haut que le tout, plus bas que le rien. Aucun état si haut qu'elle ne soit plus haut encore. Aucune état si bas qu'elle ne soit plus bas encore.

"Je suis je" est le pivot, l'acte est l'axe. Vers le devant : "je suis ceci", "je suis cela", "je suis tout". Vers l'arrière : "je ne suis pas ceci", "je ne suis pas cela", "je ne suis rien". Au centre, nulle part, partout : "je suis... je... ceci... cela... tout... rien..." : l'acte indépendant, spontané, sans cause extérieure, le miracle.

Les ordres, les désordres. Le coeur, la tête. La connaissance, l'amour. Je suis tout cela, au-delà de tout cela. Au-delà comme l'espace est au-delà : au-delà en dedans. 

Eveil de Dieu, de la concierge, du moustique. Un seul éveil, mille groseilles. Matière ou esprit, en chaque hypothèse, c'est de fait un seul mouvement. La Vague. Ces petits mouvements des yeux, c'est la Vague. Les vaguelettes sont la Vague. 

Se détacher du corps ? Mais le corps est la Vague !

Se détacher des pensées ? Mais les pensées sont la Vague.

Se détacher du désir ? Mais le désir est la Vague.

Aller en haut ? Mais en bas, c'est aussi la Vague. Le creux de la Vague, c'est la Vague. La Vague fait un creux, sans quoi elle ne serait pas la Vague. La lumière fait de l'ombre, la conscience fait de l'inconscience. Voilà pourquoi elle mérite le nom de "vibration".

S'élever ? Toute ascension fondée sur la croyance en sa nécessité est futile. 

Croire, alors, que "tout se vaut" ? Encore un concept, encore une exclusion, une prison de plus, une facette du diamant, pas le diamant. "Sentir" que tout se vaut ? Pareil. Tête ou cœur, là n'est pas le problème. Le problème, c'est prendre la partie pour le tout sans savoir que l'on prend la partie pour le tout. Et encore... ce problème est embrassé dans la vaste expansion. Tout. Même les exceptions.

La liberté (quoi d'autre ?) c'est être libre de monter et descendre. Libre de butiner, de papillonner. Pas comme une âme en peine au salon zen. Mais dans la délectation de l'éclat d'être. Cette fulgurance muette, qui est joie, qui est amour, saveur de souveraineté, même dans la peine, la souffrance, la contraction. Expir, inspir. Monte, descend. Tension, détente. Souveraine errance. Tachycardie de mélomane. 

Au fond de tout, une extase joueuse. 

samedi 24 octobre 2020

Vijnana Bhairava 116 117 All Is Consciousness, No Need For Control

Devîn Cachemire



 The realization that all is consciousness and that, therefore, there is no need to control attention :


yatra yatra mano yāti bāhye vābhyantare 'pi vā |

tatra tatra śivāvāsthā vyāpakatvāt kva yāsyati || 116 ||

"Wherever attention goes,

outside or inside,

there is the divine state.

(Consciousness) being (all) pervasive, where could (attention) go ?"


yatra yatrākṣamārgeṇa caitanyaṃ vyajyate vibhoḥ |

tasya tanmātradharmitvāc cillayād bharitātmatā || 117 ||

"Wherever/whenever the Lord's consciousness manifests

through the senses,

there is plenitude, for (that sensory manifestation) dissolves in consciousness,

because (that manifestation) is a power of that (consciousness)."




vendredi 23 octobre 2020

Vijnana Bhairava 115 Awakening Through Dizziness



 The practice of approaching outside void to awake inner void : 


kūpādike mahāgarte sthitvopari nirīkṣaṇāt |

avikalpamateḥ samyak sadyas cittalayaḥ sphuṭam || 115 ||

"Standing over a well for instance

or a deep precipice, with eyes unblinking,

because attention is undivided,

the mind disappears truly, clearly and at once."




L'absolu suffit



Les pratiques n'ont pas pour but de nous mener là où nous n'aurons plus besoin de pratiquer.

Les pratiques ont pour but de nous faire réaliser qu'elles ne servent à rien.

Pour autant, cette réalisation n'est pas la fin de toute pratique.

Il existe deux sortes de pratiques :

- la pratique conditionnelle : "si je veux veux x, alors je pratique y". C'est du business, un truc animal, c'est du "développement personnel", du bien-être, de la thérapie, etc. "Ca me parle", "ça résonne", "mon ressenti", "ah j'ai vécu un de ces trucs !", "ah c'est fou, super puissant ! ", "en conscience", "j'ai conscientisé", bla bla bla. En général, on devient entrepreneur, commerçant, thérapeute, coach, "influence.e.u.s.e.s", "engagé dans le coeur", "éco-responsable", "facilitateur", "médiateur", "éveilleur", toutes ces âneries immondes.

- la pratique absolue : "je pratique". C'est comme l'amour pur, désintéressé. C'est la rencontre de l'absolu, l'unique nécessaire. C'est comme l'espace qui embrasse tout. Comme tomber amoureux. Même si l'amant semble doté de tel ou tel défaut, l'amour suffit. Mais ici, c'est absolu, infini, inépuisable, inconditionnel. On ne peut rien demander, chercher, attendre, car on pressent que tout est déjà donné. On devient rien, on devient tout, mais le commerce n'est pas de la fête, non. C'est un autre monde, inconcevable pour ceux de la pratique conditionnelle et des salons zen. 

Juste une rencontre, une conversion qui ouvre sur une conversation. On dit vague. Comme l'espace qui contient tout.

Dès lors, rien n'est prescrit, rien n'est interdit. Le livre des éblouissements muets s'ouvre en grand.

La méditation, la pleine conscience, la vigilance ne servent à rien. 

Quand le cœur aime, cela suffit. 

Pas de philosophie obligée, mais un questionnement, une ouverture au dialogue. A tout. mais rien de commun avec le greenwashing, ni avec la "bienveillance" criminelle, ni avec la bien-pensance poltronne.

Pas d'autre pratique, juste l'admiration. L'émerveillement, l'étonnement. Pas de spiritualité, encore moins d'occulte.

C'est l'absolu, donc c'est absolu. Rien d'autre. Une exclusivité qui inclut tout.

Pas besoin de contrôler, de surveiller, de réaliser, de noter, de "conscientiser", de mentaliser, de ressentir, d'exprimer, de libérer, de s'éveiller, de lâcher. Détente absolue dans l'absolu : l'absolu par l'absolu, simple. 

Juste se laisser aller dans une douce intuition que tout est bien, car l'absolu m'a trouvé. La vague est dans la mer. Tout est accompli. Rien d'autre. Une fois qu'on a sauté, plus besoin de gigoter, ni de se tenir immobile. Juste un effroyable émerveillement. C'est pas un truc de magazine de yoga, ni de "méthode machin". C'est l'absolu, donc c'est absolu.

Laisser les pensées, tout, venir, aller. Pas de distance, encore moins d'unité. Pas de sans-ego ni de tout-à-l'ego. Aucune posture, tout se fait se défait comme ça. L'absolu suffit. Et la parole nourrit ainsi. Parole inclassable, mi silence, mi murmure, mi n'importe quoi. Imprévisible. Je n'en sais rien, mais je n'en fais pas une religion, ni un slogan. Rien à vendre, pas de plan de carrière, évidemment, ça va de soi. L'absolu est absolu. Rien d'autre. 

Aucune règle, pas de loi. Rien. Sans mémoire, mais rien de commun avec l'amnésie consumériste. La Culture peut enfin revivre. Ce tronc fait de vide est l'antithèse du vide culturel, l'opposé des "espaces culturels", "bien-être" et autres dépotoirs. La Nature est là. Cri muet. C'est l'absolu, donc c'est absolu. Rien d'autre, tout le meilleur. 

jeudi 22 octobre 2020

L'ismaïlisme, survivance du platonisme ?

manuscrit d'une Lettre des Frères de la Pureté



 Le platonisme est la principale tradition spirituelle européenne et méditerranéenne.

Je voudrais en parler en partant de ses branches, dans l'espoir de remonter peu à peu vers le tronc. L'idée n'est pas de parler de tout, mais de prendre des notes, de garder trace de mes conclusions. Pas d'ambition esthétique ni pédagogique.

Aujourd'hui, une branche du platonisme au cœur de l'islam, l'ismaïlisme.

En 529, l'empereur Justinien fait fermer l'école d'Athènes. Simplicius et six autres philosophes s'exilent en Perse. Selon une étude fouillée et convaincante de Michel Tardieu, les philosophes platoniciens comme Simplicius ont fait école à Harrân et cette tradition s'est poursuivie au moins jusque dans la Bagdâd du Xe siècle, avec notamment les "Lettres des Frères de la Pureté". C'est là le pur enseignement de Pythagore et de Platon, axé sur les mathématiques.

Ainsi, le platonisme a survécu jusqu'au cœur de l'islam. 

L'ismaïlisme est une branche de l'islam. Ou plutôt, c'est une branche du platonisme déguisée en islam pour pouvoir y survivre. Au reste, l'ismaïlisme a toujours été persécuté. Il reste plusieurs communautés aujourd'hui, dont quinze millions de la branche nizarite au Pakistan et en Inde, plus les Druzes au Liban, etc. L'ismaïlisme a aussi survécu sous couvert du soufisme, du moins dans certaines confréries. L'ismaïlisme a ainsi repris le concept islamique de "dissimulation" des croyances véritables, en le retournant contre l'islam, afin de survivre en son sein. 

En la forteresse d'Alamut, un chef ismaïlien a proclamé en 1164 la "Grande Résurrection", le grand Retour à la Vie, c'est-à-dire l'abrogation de la loi islamique, en faveur de la seule spiritualité, c'est-à-dire du platonisme de toujours.

A propos de l'ismaïlisme, se pose la question qui se pose à propos du platonisme : Dans quelle mesure le platonisme est-il un rejet du corps ?

Dans toutes ses formes, nombreuses, la question se pose.

Je voudrais soumettre ce passage, d'un théologien ismaïlien, qui parle du rapport hiérarchique entre l'Un et l'Intellect, qui sont les deux premiers principes. Or, ce théologien Abu 'Isâ A-Murshid, compare la domination de l'Un sur l'Intellect à la domination de l'homme sur la femme, en invoquant le Coran :

"La lune [=l'Intellect, la femme] atteint sa perfection [=la pleine lune] en quatorze nuits, alors que le soleil maintient sa forme pendant les vingt-huit jours [du cycle lunaire]. Au soleil revient deux fois la part de la lune. A ce sujet, Dieu a dit : "au garçon une part égale à celle de deux filles" (Coran, 4, 11), ce qui se réfère au fait que le rang du Devançant [=l'Un] est deux fois supérieur au rang du Suivant [=l'Intellect], car le Devançant se rapporte au Suivant comme l'homme se rapporte à la femme." (La philosophie ismaélienne, Cerf, p. 31)

Et notre pieux homme enfonce ensuite le clou.

Manifestement, la misogynie abrahamique a ici infiltré le platonisme. Mais la question demeure de déterminer à quel point. Car le platonisme n'est pas neutre à l'égard de la femme, du corps, de la vie (ces éléments étants interdépendants).  

Le platonisme est-il misogyne en son essence ? Ou bien accidentellement ? C'est-à-dire, peut-il rendre gloire au féminin ? Ou pas ? Autrement dit, que puis-je conserver du platonisme ? Son essence, son cœur ? Ou bien seulement certains éléments ? 

Répondre à ces questions exige d'étudier tout le platonisme, c'est-à-dire toute la spiritualité européenne et méditerranéenne.

Se taire, ou pas ?


 

"Et si après s'être élevés jusqu'à l'Un, il s'es tu, c'est qu'il a paru convenable à Platon de garder le silence absolu, à la manière des anciens, sur des choses qu'il est absolument impossible d'exprimer par la parole. Car c'est à vrai dire un grand danger que la parole tombant dans des oreilles vulgaires."

Damaskios, Sur les Premiers principes, I

"... à cause de l'interdiction qui leur était faite, par les lois [chrétiennes], de vivre là [dans l'empire byzantin] sans crainte [de persécutions], comme des citoyens [chrétiens], du fait qu'ils ne se conformaient pas à l'ordre [chrétien] établi, ces philosophes [platoniciens] s'en allèrent aussitôt et se mirent en route vers des lieux étrangers et sauvages."

Agathias, Histoire, III, 30

Notre destin ?




Vijnana Bhairava 113 114 The Gesture of Wonder



 The core meditation practice of non-dual tantric yoga, the "Gesture of Wonder" (vismaya-mudra) or "Divine Gesture" (shambhavi-mudra) :


sampradāyam imam devi śṛṇu samyag vadāmy aham |

kaivalyaṃ jāyate sadyo netrayoḥ stabdhamātrayoḥ || 113 ||

"O Goddess, listen !

I will tell you that true tradition :

liberation arises at once

simply from keeping the eyes unmoving."


saṃkocaṃ karṇayoḥ kṛtvā hy adhodvāre tathaiva ca |

anackam ahalaṃ dhyāyan viśed brahma sanātanam || 114 ||

"Having closed one's ears

and contracted the anus,

meditate the (inner sound) without vowels or consonnants.

One will enter the Ever-Expanding One, the Primordial One."




mercredi 21 octobre 2020

Vijnana Bhairava 11 112 Awakening Through Exhaustion




 The practice of recognizing naked awareness in physical exhaustion and physical collapse :


bhrāntvā bhrāntvā śarīreṇa tvaritam bhuvi pātanāt |

kṣobhaśaktivirāmeṇa parā saṃjāyate daśā || 111 ||

"Wandering for a long time with 'one's) body,

one collapses all at once on the ground.

When the agittation of energy stops,

then the supreme state fully arises."


ādhāreṣv athavā 'śaktyā 'jñānāc cittalayena vā |

jātaśaktisamāveśakṣobhānte bhairavaṃ vapuḥ || 112 ||

"Or, when one is unable to perceive things

or when attention dissolves away,

then at the end of that taking over by agitation,

the divine body (manifests)."




mardi 20 octobre 2020

L'imitation de Dieu

Shiva et Shakti Souverains de l'ambroisie immortelle, Amriteshvara



cidbhairavam eva paraṃ paramāmṛtarūpam ekam atidīptam |
ullasitakaraṇacakragrastasamastaṃ śivaṃ vande || 

Bhairavānukaraṇastotra, 2 attribué à Kṣemarāja

"Le Dieu qui est conscience : 

lui seul est transcendant, suprême ambroisie immortelle,

un, plus que lumineux.

Il dévore (instant après instant) toute la roue

des puissances (du corps et de l'esprit)

qui danse (en manifestant mon expérience) :

hommage à Dieu !"

L'imitation de Dieu, 2, hymne attribué à Kshemarâja



"Il dévore" (grasta) : la conscience engloutit à chaque instant ce qu'elle manifeste. La conscience, c'est-à-dire l'expérience, c'est-à-dire le temps. Tout ce qu'elle fait, elle le défait, "comme des mots tracés sur l'eau". Le Temps, c'est-à-dire la Mort (kâla) manifeste tout en elle-même, comme si cela existait hors d'elle-même, à la manière d'un miroir, puis elle reprend tout en elle, dans l'identité, comme dans une mine de sel le bois devient sel. 

Ce verset, comme tous les discours du shivaïsme du Cachemire, est une description de l'expérience commune, mais illuminée par une attention spéciale. C'est tout le point de la Reconnaissance, laquelle définit l'éveil dans cette tradition : admirer le divin, lui rendre hommage dans l'expérience banale, apparemment ordinaire, grâce à une attention extraordinaire. 

C'est l'élan même de la poésie ; et donc, les maîtres du shivaïsme du Cachemire étaient des poètes. 

Vijnana Bhairava 109 110 Recognizing Consciousness As Divine

Harîti, Gandhâra


 The practice of philosophy of Recognition. Recognizing the divine in one's own experience :


sarvajñaḥ sarvakartā ca vyāpakaḥ parameśvaraḥ |

sa evāhaṃ śaivadharmā iti dārḍhyāc chivo bhavet || 109 ||

"All-knowing, all-doing and (all)-pervading :

I am that very one, that supreme Lord himself,

(because) I have divine powers.

Being firm in that (conviction), one becomes God."


jalasyevormayo vahner jvālābhaṅgyaḥ prabhā raveḥ |

mamaiva bhairavasyaitā viśvabhaṅgyo vibheditāḥ || 110 ||

"Like waves of water, flames of fire

and light of Sun, 

those fragments that are everything

are differenciated from me, the Divine."




dimanche 18 octobre 2020

Vijnana Bhairava 107 108 Stop Thinking

Shiva grec, Gandhâra


 The practice of realizing allpervading consciousness and not thinking :


svavad anyaśarīre'pi saṃvittim anubhāvayet |

apekṣāṃ svaśarīrasya tyaktvā vyāpī dinair bhavet || 107 ||

"One should have the experience of consciousness

in another's body, (just) like in one's own.

Being freed of depending on one's body,

one will become (all) pervasive in a matter of days."


nirādhāraṃ manaḥ kṛtvā vikalpān na vikalpayet |

tadātmaparamātmatve bhairavo mṛgalocane || 108 ||

"Having freed attention from all supports,

one should not think (any) thoughts.

That (state of) self being the supreme self;

one becomes divine, o gazelle-eyed one !"




vendredi 16 octobre 2020

Vijnana Bhairava 105 106 All Is Endowed With Consciousness



 The practice of realizing that everything is alive and awakening to the space of awareness in which everything appears :


ghaṭādau yac ca vijñānam icchādyaṃ vā mamāntare |

naiva sarvagataṃ jātam bhāvayan iti sarvagaḥ || 105 ||

"Consciousness, desire, etc.

dot not arise only inside me,

but in vases, etc. (as well) : they arise in all.

Realizing that, one becomes all pervading."


grāhyagrāhakasaṃvittiḥ sāmānyā sarvadehinām |

yogināṃ tu viśeṣo'sti sambandhe sāvadhānatā || 106 ||

"The awareness of subject and object

is common to all beings with a body.

But for yogis, there is a difference :

attention to the relationship (between subject and objet)."




L'état d'éveil


 Dans l'état d'être pur, comme dans le sommeil profond, la puissance d'éveil est au degré zéro. La puissance d'éveil, c'est la conscience, aussi appelé "désir", "vague", "vibration", etc. 

Mais dans l'état de veille, cette même puissance, quoi que présente, est fragmentée. Dans l'état de veille, l'attention est dispersée, manifestée en une multitude de perceptions, d'images, de désirs, de souvenirs. 

L'état d'éveil n'est donc ni l'état de sommeil profond, ni l'état de veille. Dans le premier, on a l'être, on est l'être, mais sans la conscience. Dans le second, on a la conscience, mais éclatée. Cette fragmentation "cache" l'être.

Il faut dont chercher la conscience unifiée de l'être : c'est l'état d'éveil. C'est le "moment", toujours présent mais "caché" par les distractions, où l'être se réalise, se goûte, se désire à plein, s'éprouve en son total. 

C'est cet état d'éveil que célèbre ce verset, cité par Râma dans son commentaire au poème de la vibration :

'Ô Déesse ! Mère !
Tu es nommée 'éveil', et autres
quand tu es à l'état de puissance,
qui est un état de subtile dilatation. »


L'éveil est aussi appelé "éclosion" (unmesha). C'est, par exemple, quand je suis plongé dans une pensée, dans une tâche, comme celle d'écrire, et que soudain ce fil est rompu. Une porte claque, le téléphone sonne, un chien aboie. Entre la pensée dans laquelle j'étai plongé et l'apparition de la pensée suivante, il y a une "éclosion" de pure présence. C'est l'état d'éveil qu'il faut reconnaître par soi-même. Nul ne peut le vivre à notre place et, sans cette expérience, il n'y a pas d'éveil spirituel.  C'est l'état de puissance (shakti), d'expansion perpétuelle (brahman). En vérité, c'est l'état naturel de l'être. Mais il est d'ordinaire recouvert par les ténèbres (surtout durant le sommeil profond) ou par les distractions (surtout dans l'état de veille). Alors que, dans cet intervalle, il est nu. C'est le moment de l'éveil. 

Yoga de l'ascension



 "Parce qu'elle cherche la vérité ultime

en (se) révélant comme contenant et contenu, 

(la conscience) examine/erre dans le monde entier

- dieux, démons, humains.

Par ce yoga de l'arrêt (à la fin de l'expir),

par cette expansion de son essence, 

le yogî devient cette essence intime,

doué de la quintessence de la réalisation.

Le yoga - individuel, de la Shakti ou de Shiva -

est expliqué à travers cette intuition de l'identité

(du Soi et de la conscience universelle).

C'est cela qui élucide la vérité du maître. "

Tantra du char de victoire, quatrième partie, XX, 59-59

Ainsi, le yoga tantrique peut s'exprimer dans des postures (karana), mais il n'en dépend pas. Le yoga est la recherche de l'union au divin, et aussi cette union même. Le reste, ce sont des techniques inventées par des ascètes misogynes.

mercredi 14 octobre 2020

nana Bhairava 103 104 Expanding One's Body Beyond Ordinary Conventions


indo-greek face, from before the Cut


The practice of expading one's body beyond the confines of ordinary experience :

na cittaṃ nikṣiped duḥkhe na sukhe vā parikṣipet |
bhairavi jñāyatāṃ madhye kiṃ tattvam avaśiṣyate || 103 ||
"One should not throw one's attention in pain,
nor entirely in pleasure, o Goddess !
One should know (their) center.
(And then) what ? Being remains."

vihāya nijadehasthaṃ sarvatrāsmīti bhāvayan |
dṛḍhena manasā dṛṣṭyā nānyekṣiṇyā sukhī bhavet || 104 ||
"Having dropped away identifification to one's body (only),
one should realize that 'I am everywhere'.
Through (such a) stable mental gaze,
one becomes independant from (any) 'other', (and hence)
one shall be at ease."




mardi 13 octobre 2020

Vijnana Bhairava 101 102



 The practice of diving in raw feelings and seeing all as illusion : 


kāmakrodhalobhamohamadamātsaryagocare |

buddhiṃ nistimitāṃ kṛtvā tat tattvam avaśiṣyate || 101 ||

"When in desire, anger, impatience,

confusion, agitation or jealousy,

make your attention unmoving/ intellect silent :

then Being will remain."


indrajālamayaṃ viśvaṃ vyastaṃ vā citrakarmavat |

bhramad vā dhyāyataḥ sarvam paśyataś ca sukhodgamaḥ || 102 ||

"All that is clearly apparent

is a magic trick, like a wonderful painting

or a sensory illusion :

seeing all like this, a state of ease arises." 




L'espace au-dessus de la tête




Sur l'espace au sommet, l'ouverture vers l'Immense, la conscience en expansion perpétuelle, terme et centre du yoga tantrique :


 asya randhrāntarasthānam ājñādhyānaṃ tu śāmbhavam

na mantroccāraṇaṃ jñānaṃ na mudrā dhyāna cintanam // Kubjikâmatatantram, XIII, 78

"A l'intérieur de l'ouverture (au-dessus de la tête),

contemplation de l'énergie divine :

pas de Mantra à faire vibrer, ni de gnose,

pas de geste sacré, ni visualisation, ni méditation."


nāyāmo na nirodhaś ca granthibhedo na dhāraṇā

sarvopāyavihīno 'sau kiṃ tu sthānavikalpanā // K, XIII, 79

"Pas d'allongement (du souffle), ni d'arrêt,

pas (d'énergie qui) défait les nœuds (du corps subtil), ni concentration.

Il n'y a aucun moyen, 

alors que dire des pratiques rituelles !"


adhordhvaromasaṃsthāne tatra bhāvaṃ vinikṣipet

ūrdhvagranthir adhaḥkando madhye kiñcin na vidyate // K XIII, 80

"Que l'on ressente l'intervalle entre l'espace du bas

et l'espace du haut.

Entre le nœud du haut et le bulbe (=hara) du bas,

il n'y a rien."


tat sthānaṃ śāmbhavaṃ viddhi śambhurandhropalakṣitam

na kiñcic cintayet tatra īṣadāropaṇaṃ citau // K XIII, 81

"Sache que ce centre est le lieu divin,

la divine vacuité.

Là, que l'on ne pense à rien.

C'est une subtile élévation dans la conscience."


evaṃ saṃsmaraṇād eva jñānānandaṃ pravartate

vācāmātreṇa cānyeṣāṃ kurute pratyayān bahūn // K XIII, 82

"Ainsi, par simple rappel,

la félicité de la gnose devient vivante.

Une simple parole suffit 

à éveiller de nombreuses expériences spirituelles en autrui."

lundi 12 octobre 2020

Quand les sens nous délivrent du bavardage




 D'abord, entrer dans le silence par la porte du souffle : 

"Ô Déesse !

Il y a d'innombrables vagues

dans l'expir et l'inspir.

Entre elles se trouve l'énergie du centre.

Abandonne-toi à elle,

à cette énergie divine,

éclatante comme la neige."

Tantra du Char de victoire, deuxième partie, XIX, 65b-66


Puis :

"Les déesses du niveau 'divin' (dépourvu de pensées)

habitent le pays sans dualité et sont source de réalisation,

source de fusion,

car elles sont en expansion, lumineuses, 

elles dévorent les quatre niveaux de la Parole,

depuis la Suprême jusqu'à l'Articulée."

Arnasimha, Lumière du grand enseignement, 100-101

L'expérience ici décrite est la 'méditation de Shiva' (shiva-mudrâ, shâmbhavî) : les cinq sens grands ouverts (=les déesses), demeurer totalement silencieux à l'intérieur (=dévorer les quatre niveaux de la Parole). Plein de tout au dehors, vide au dedans. Des vagues de conscience subtile s'élèvent alors dans ce silence, dans ce vide, vagues qui ont le pouvoir d'engloutir le bavardage intérieur. La conscience se réveille alors à elle-même et se réalise comme espace qui tout embrasse. Ces vagues sont l'âme de la mer de la présence. La conscience est vivante, alors que l'espace (physique) est inerte.

S'asseoir comme un sac à patates, comme une boule de cristal, un soleil.

Thoughts of No One

 



The practice of realizing transcendance from thoughts and form the body :

nirnimittam bhavej jñānaṃ nirādhāram bhramātmakam |
tattvataḥ kasyacin naitad evambhāvī śivaḥ priye || 99 ||
"Cognition arises without cause,
it is without ground and a pure delusion.
Really, it doesn't belong to anyone :
being thus, one becomes God, o dear one !"

ciddharmā sarvadeheṣu viśeṣo nāsti kutracit |
ataś ca tanmayaṃ sarvam bhāvayan bhavajij janaḥ || 100 ||
"Consciousness is in all bodies.
There is no difference anywhere.
ANd thus all is consciousness.
Realizing this,
one becomes a master of existence."





dimanche 11 octobre 2020

Vijnana Bhairava 96 97 98 Awakening Through Desire


 


The practice of plunging into the source of desire to fond the source of everything :


jhagitīcchāṃ samutpannām avalokya śamaṃ nayet |

yata eva samudbhūtā tatas tatraiva līyate || 96 ||

"When a desire arises,

one should look at it and bring it to peace,

(since) it dossilves away exactly

where it arose."


yadā mamecchā notpannā jñānaṃ vā kas tadāsmi vai |

tattvato'haṃ tathābhūtas tallīnas tanmanā bhavet || 97 ||

"'When my desire or my cognition

is not arisen, then who am I ?

That is what I réally am.

One who dissolves in that, becomes that."


icchāyām athavā jñāne jāte cittaṃ niveśayet |

ātmabuddhyānanyacetās tatas tattvārthadarśanam || 98 ||

"When desire or cognition have arisen,

one should fix (one's) attention (on them).

Focused on the insight that (this) is the Self,

then comes vision of the truth of being."




samedi 10 octobre 2020

Vijnana Bhairava Tantra 95 Realizing the World As One's Powers



 The practice of realizing all experiences as manifestations of one's magical powers, the powers of consciousness :


māyā vimohinī nāma kalāyāḥ kalanaṃ sthitam |

ityādidharmaṃ tattvānāṃ kalayan na pṛthag bhavet || 95 ||

"What is called 'Mâyâ'

is (really) the creative play of one's creative power.

Understanting (them) as power (attached)

to the (various) states (of consciousness),

one should not count them as separate (from consciousness)."




vendredi 9 octobre 2020

Sans faire attention

Rodin



 Méditer, c'est exercer son attention. 

tyajāvadhānāni nanu kva nāma dhatse'vadhānaṃ vicinu svayaṃ tat /
pūrṇe'vadhānaṃ na hi nāma yuktaṃ nāpūrṇamabhyeti ca satyabhāvam // Tantrâloka II, 12

"Laisse tomber les (pratiques d') attention !
Car en vérité, à quoi fais-tu attention ?
Vois cela par toi-même :
l'attention à ce qui est plein/parfait ne tient pas la route ;
et l'attention à ce qui manque/  à ce qui est imparfait
ne mène pas à l'être (parfait)."


Riche de cette certitude (nishcaya), je deviens indépendant de tout moyen. Ou plutôt, l'absolu devient mon moyen. 

Qui rend les armes, reçoit les armes divines. 

Qui abandonne toute attention reçoit l'attention divine. 

Qui se laisse, est trouvé par la grâce. 

La pratique, c'est se tourner, se tourner, se tourner encore vers le divin, comme ça, comme on se tient debout. C'est toute notre pratique. Le reste est factice, le reste finit par être emporté dans les grandes eaux de la vie et de la mort. Juste se tourner. S'orienter, tourner sa face. Ca n'est pas de l'attention. C'est presque rien. C'est lâcher, sans faire attention. Ou bien c'est l'attention qui plane dans une demeure paisible où l'on distingue à peine le souffle des nouveau-nés. 

jeudi 8 octobre 2020

Vijnana Bhairava 94 Realizing That There is No Mind In Me

 

Me trying to persuade Me that there is no Me

The practice of awakening to the fact that there is no mind in me, the space of awareness :

cittādyantaḥkṛtir nāsti mamāntar bhāvayed iti |
vikalpānām abhāvena vikalpair ujjhito bhavet || 94 ||
"One should realize that
'there is no inner organ in me, such as the mind, etc.'
Because thought constructs are (then) absent,
one becomes free from them."




mercredi 7 octobre 2020

Le désir de paix jusque dans le désir de guerre

Bébé Heraklès contre le serpent 


 Voici un extrait du pseudo-Denys, peut-être un philosophe païen de Syrie qui se fit passer pour un Chrétien afin de transmettre le cœur de la sagesse de Platon. Voici ce qu'il dit sur le désir de paix :

"Comment, dira-t-on, toutes choses désirent-elles la paix ? Car beaucoup se plaisent dans l'altérité et la distinction et n'accepteraient jamais volontiers d'être en repos. Et si celui qui parle ainsi appelle altérité et distinction la propriété de chacun des étants et s'il dit qu'aucun es étants, étant ce qu'il est, ne veut jamais la perdre, nous non plus nous ne contredirons pas à cela, mais encore nous déclarerons que tel est le désire de la paix."

Denys, alias Proclus ou Platon, affirme que tout est "désir de paix", élan vers la paix.

Mais où donc est la paix dans un monde de mouvement, de différences, d'altérité et donc, de conflit ? La simple pesanteur de la matière et l'insistance des choses à rester ce qu'elles sont - leur inertie - est leur résistance à la paix. Comment la pesanteur, c'est-à-dire aussi la solidité, pourrait-elle être grâce ou aspiration à la légèreté de la grâce ?

La réponse du sage d'Athène - Denys ou Proclus, ou Proclus qui se fait passer pour Denys - est extraordinaire. Elle dit que les choses ne sont pas en désir d'unité malgré leur solidité, mais dans le fait même de leur solidité ! Cette réponse est incroyable, car elle esquisse un salut de la matière. Elle suggère que la matière est en marche vers la paix, non pas malgré sa fragmentation, mais dans sa fragmentation même. Voici son argument, génial, dans le pur esprit de Platon :

"Car tous les êtres aiment être en paix et en unité avec eux-mêmes et être immuables et indéfectibles par rapport à eux-mêmes et à ce qui leur appartient."

Autrement dit, la solidité est le "désir" de rester soi. Et ce désir, cette énergie, cette force, est un élan vers l'unité. Car "être soi" et le rester, c'est être un, c'est déjà imiter l'unité de l'Un. En outre, l'inertie des choses, leur résistance au changement, est leur "désir" d'être immuables, à l'image de l'Être. Ainsi, l'imparfait est déjà, en lui-même, marche vers la perfection. Car si les choses imitent la perfection, la désirent, elles ne sont pas parfaites. Ou alors, elles le sont, mais dans leur ordre. Ainsi la rose est parfaite, c'est-à-dire achevée et complète, quand elle a fleuri. Mais la rositude n'est pas parfaite. Et cela est parfait, cela est beau, car c'est justement cela qui permet possible, le devenir, l'évolution, le progrès. Essayons d'être clairs : si les choses étaient absolument imparfaites, elles n'existeraient pas ; et si elle étaient parfaitement parfaites, elles ne changeraient plus. Le devenir est donc ce mouvement entre l'extrême de l'imparfait, du non-être, et l'extrême du parfait, de l'être. Je suis le vin, mais tu es l'ivresse, et c'est ainsi qu'en nous les vagues s'élèvent, mille et mille détours et péripéties. C'est le secret de la création. L'amour, Eros, est intermédiaire. Tout est "entre deux". L'amour est angélique, il est relation, message, à double sens, dans un aller retour incessant. Ainsi cette pierre, par exemple, imite l'Être immuable par son poid, sa dureté et par l'effort qu'elle oppose à ma volonté. Comme tout, elle est imitation de l'Un. Mais "imitation" n'est pas à entendre en un sens péjoratif, mais bien mélioratif. L'imitation est métamorphose, formation et élévation. Toute chose est une, est dans la mesure où elle est "une" chose. Le multiple pur n'existe pas. Il est l'indicible par défaut.

"Et la paix parfaite est gardienne de la propriété sans mélange de chacun, conservant, par ses providences donatrices de paix, toutes choses sans dissension ni confusion, avec elles-mêmes et entre elles, et établissant toutes choses en vue de leur propre paix et immobilité dans une puissance stable et immuable."

Non seulement l'individualité de chaque être est désir de paix, mais elle est "gardée" par la Paix ! Oui, la Paix, c'est-à-dire l'Un, l'absolu ineffable par excès, est "gardienne de la propriété sans mélange de chacun". C'est grâce à l'Un que mon œil reste "un œil" et ne sombre pas dans le chaos. En clair, qu'il ne pourrit pas. Oui, vous avez bien entendu, l'Un est Gardien de l'identité personnelle, de l'individualité, comme de la dualité, de la multiplicité. Oui, l'ego n'est pas un accident. La personne n'est pas  l'"imaginaire démocratique décadent" que prêchent les prêtres du Marché. La personne, hypostasis en grec, est manifestation de l'Un. Et c'est pour cela que la personne est une et qu'elle est digne dans son unité. Digne, c'est-à-dire dépassant infiniment, en valeur et en signification, toute l'étendue de ses manifestation. Je ne suis jamais seulement un moyen, mais toujours, en plus, une fin, une valeur en soi, absolue. Et c'est aussi que tout forme écosystème, ensemble hiérarchique (fondé en l'Un) "sans dissension" : identité, unité de l'espère et rapports d'équilibre imparfaits ("précaire") ; "sans confusion" : l'identité ne détruit pas les différence, elle les unifie, les met en relation, et ainsi de suite, à des degrés et dans des ordres de perfection variables. Ainsi, ni la personne, ni l'ego, ni le corps, ni l'identité, ni la race, ni la nation, ne sont des entités maudites, si elles se comprennent bien. 

Mais comment sait-on que l'on est bien dans cet équilibre ? Quand on est dans la paix. A la fin du coït, le repos. Cependant, notez bien que le repos n'est pas à jamais, sans quoi l'évolution s'arrêterait. Le repos éternel ne peut être que dans la perfection parfaite, et non dans la perfection relative qui est le lot (heureux, en un sens), des êtres et des choses, dieux et anges compris. La paix est l'intervalle entre deux respiration, entre deux désirs créés. Il y a donc deux moments du "désir de paix" : le désir en repos, et le désir en mouvement ; sachant que le désir en repos est un mouvement subtil. Et toute cette danse est puissance stable", mouvement en équilibre, harmonieux, vibration, tourbillon de la toupie, d'autant plus stable qu'elle est en mouvement (dynamis) rapide, c'est-à-dire à l'instant de son mouvement où le maximum de possibilités sont présentes. 

Mais, dira-t-on alors, n'est-il pas vrai aussi que le mouvement s'oppose au repos, à la paix ? "Tout coule" n'est-il pas la preuve évidente que les choses et les êtres ne désirent point la paix, mais la guerre, ? Le tourment de l'incessante errance n'est-il pas la vérité finale de notre vallée de larmes ? Le sage anonyme répond :

"Et si tout ce qui se meut veut non pas rester tranquille mais se mouvoir toujours de son propre mouvement [Proclus désigne ici les être vivant, capables "d'automouvement"], ceci encore est un désir de la paix divine de l'univers, elle qui conserve toutes choses sans déchéance en elles-mêmes et qui sauvegarde, immobile et sans déchéance, la propriété de tous les êtres qui se meuvent et la vie motrice, dans le fait que les choses qui se meuvent  accomplissent leurs actions propres en étant en paix avec elles-mêmes et d'une manière uniforme."

Un bon exemple en est la respiration. C'est un mouvement un. Un conflit harmonieux, une tension féconde. La vie est conservation de soi, laquelle est aussi mouvement vers la paix, vers la santé, car la quiétude est signe de santé. Quand j'inspire enfin, tout mon être est soulagé. La vie est paix et source de paix. Le sommeil est paix, mouvement équilibré, homogène, stable, immobile. De même le geste parfait, faire l'amour, manger, tout cela est mouvement, mais mouvement sourcé d'unité conservée et renouvelée pour le vivant, pour l'âme.

Mais qu'en est-il de la dualité ? Des différentes ? De toute cette altérité source d'altercations ? Elle aussi est désir de paix :

"Si en revanche on parle de l'altérité qui consiste à déchoir de la paix pour soutenir que la paix n'est pas aimable pour tous [car les différences impliquent des inégalités], (nous répondrons) d'une part, avant tout, qu'il n'est aucun des étants qui soit absolument déchu de toute union, car ce qui est tout à fait instable et illimité [=chaotique], inconsistant et indéfini, n'est pas un étant [du tout] et n'est pas parmi les étants [mais relève du néant, pour ainsi dire]."

Toute différence est "une" différence et participe donc de l'Un. Et participer, c'est aimer (bhakti en sanskrit, "participation"). Et aimer, c'est désirer. Donc être, même être différent, "séparé", c'est désirer l'Un, la paix. Mais les fauteurs de troubles ? L'Auteur répond :

"Mais si on dit que ceux qui haïssent la paix et les biens de la paix, ce sont ceux qui aiment les querelles, les colères, les changements et les instabilités, même ceux-là sont gouvernés par les reflets d'un obscur désir de paix, tout en étant accablés par des passions [=des maladies] qui les poussent de tous côtés, qu'ils désirent calmer, sans science, croyant trouver la paix, en se remplissant de choses qui s'écoulent toujours [comme l'argent], alors qu'ils sont profondément troublés par le désordre des plaisirs qui dominent."

(extraits Des Nom divins, Source chrétiennes, p. 146-147, trad. Ysabel de Andia, avec quelques modifications et ajouts ; les commentaires sont miens, si j'ose dire)

Mais que l'on ne croit pas que cette dernière ligne invite à laisser tomber une chappe d'ordre sur ces pathologies du divertissement (car c'est bien cela). Platon et sa lignée, la grande tradition méditerranéenne, n'ignorent rien de la transe, du délire, de la mania ou de la possession, sous toutes ses latitudes, depuis les frais vents du Nord apollinien, jusqu'aux torrides bouffées dyonisiennes. 

Et c'est Denys qui donna son nom au 93.

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