jeudi 28 février 2019

Se retourner



Se retourner, faire volte-face vers soi est le geste libérateur essentiel, le cœur des traditions spirituelles et du shivaïsme du Cachemire.

Abhinava Goupta pointe le fait que la conscience n'est jamais cachée par les pensées, etc., car les pensées ne peuvent se manifester que comme Lumière de la conscience :

Les limites (bandha) ne peuvent se manifester si elles ne font pas corp avec la conscience qui est Manifestation. Telle est la réalisation au sein des phénomènes : la réalisation spirituelle (siddhi) consiste à être toujours ainsi en se retournant vers soi (parivritya). Elle est félicité, elle est être l'absolu qui se réalise, conscience de soi qui est pleine conscience, [pareille] à un cœur [qui palpite] naturellement.
(Parâtrîshikâ-vivarana, I)

Ce retournement est "la réalisation du fait que toutes les choses, toutes les apparences, apparaissent dans le Soi qui est le Moi en sa plénitude." "En sa plénitude" : le faux Moi est le vrai Moi (il n'y en a qu'un), mais il ne s'identifie pas seulement à ceci ou à cela. Il s'identifie à la Lumière-conscience, qui n'est ni rien, ni quelque chose, mais qui se manifeste librement comme telle chose ou son absence. 
La réalisation est conscience de la conscience, illumination de la Lumière, conscience de l'évidence de la Lumière. 
Quand la Lumière est toute tournée vers les choses, c'est le samsâra. Quand elle se retourne vers elle-même, c'est la libération. Tout l'être se retourne vers son centre et se reconnaît comme libre des choses, comme source des choses et comme substance des choses. Tout est le jeu d'un seul être avec soi-même, à travers une infinité de choses, d'états, de sentiments, de phénomènes, de corps, de destinées, etc. 

L'éveil est un retournement de l'attention, du désir, de l'énergie. Mais il ne s'agit pas de passer de l'extraversion à une introversion qui serait psychologique seulement : dans ce cas, en effet, l'attention est toujours tournée vers des choses. Au lieu que ces choses soient "publiques", elles sont "privées". Mais au fond, c'est toujours de l'extraversion. L'introspection psychologique est une sorte d'extraversion. C'est pourquoi elle n'est pas l'éveil. La conscience identifiée au mental peut, par cette introspection, "réaliser" sa personnalité, son tempérament, son caractère, etc.

En revanche l'éveil libérateur qui ouvre à la plénitude est l’introversion radicale, de soi vers soi, vers le Moi qui ne peut jamais se réduire à une chose, à un "cela". C'est le retournement dont il est question ici. C'est tout le contraire d'une contraction : bien plutôt une expansion, une explosion de l'attention, qui s'éveille de l'emprise des choses et retrouve son immensité et sa souplesse. La conscience focalisée et rigide est le mental. Le mental ouvert (pas au sens bobo-new-age de "tolérance", "non-jugement" et compagnie, bien sûr; et ceci est valable pour tout le reste du vocabulaire ici employé) est conscience. C'est la même énergie, contractée ou bien détendue.

C'est la conversion à l'Un de l'âme, la "quête" dont parlait Ramana Maharishi, et ainsi de suite. 

Tout apparaît comme avant, mais dans l'espace de la conscience.

mercredi 27 février 2019

La méditation, une question d'équilibre ?



La pratique de la méditation est une pratique de l'attention.

L'attention s'exerce alors à devenir souple et précise : c'est, en gros, de la concentration.

Pour cela, l'attention doit se focaliser sur un objet, comme un point du corps par exemple, un caillou ou bien la respiration.

Si l'attention est distraite, il faut la ramener sur l'objet. Encore et encore : c'est la méditation, telle que nous en avons tous entendu parler.

Deux obstacles principaux : l'agitation et la torpeur.

Nous pouvons remédier à la torpeur en intensifiant l'attention, en la concentrant davantage. Nous pouvons remédier à l'agitation par la détente.

Le problème est que trop de détente mène à la torpeur. Trop d'intensité mène à l'agitation. 

Comme l'enseigne le bouddhisme, qui est à l'origine du vocabulaire sur la méditation et de la plupart des idées sur la méditation, la méditation est une question d'équilibre entre tension et détente. Si la corde de la guitare est trop tendue, elle casse. Si elle est trop détendue, elle ne sonne pas.

La pratique consiste donc à aller peu à peu vers ce point d'équilibre, sachant qu'une fois l'agitation grossière (les mots dans la tête) disparue, intensifier l'attention permet de prendre conscience de l'agitation subtile (genres de murmures, petits mouvements subtils, pétillants). Et il en va de même pour la torpeur : parfois on est focalisé sur l'objet, mais sans clarté de l'objet, ou sans vivacité de l'attention. Il y a une torpeur subtile.

Pratiquement, on alterne donc entre intensification et détente. Par exemple, si on pose le regard sur un point, on se focalise fort pendant quelques secondes, puis on détend doucement, en essayant de garder la clarté gagnée par l'intensification. On alterne ainsi et, peu à peu, l'attention se pose et le champ corps-esprit s'apaise. 

Traditionnellement, on adopte des "points-clé" du corps, du souffle et de l'esprit (c'est-à-dire ici le regard fixe) car l'attention dépend de la position du corps (d'où les âsanas), de la respiration (d'où le prânâyama) et aussi des mouvements des yeux. 

Intensité et détente sont les deux clés de la méditation. C'est un peu comme l'accélérateur sur une voiture. On apprend à garder une allure égale à travers les variations du terrain en appuyant sur l'accélérateur (intensification) ou en levant le pied (détente).

En écrivant cela, je réalise que l'intensité et la détente correspondent à Shakti et Shiva, respectivement. En effet, du côté Shiva, le yoga de l'espace et du silence intérieur met l'accent sur la détente profonde. Du côté Shakti, le yoga de l'élan et du cœur met l'accent sur l'intensification.

L'un n'est pas supérieur à l'autre. Ils se complètent. Pas seulement en un sens symbolique, mais aussi dans la pratique concrète de la méditation qui se pratique d'abord assis et immobile, puis dans toutes les circonstances de la vie quotidienne.

Ces deux aspects d'intensification et de détente sont présents dans chacun de ces yogas : dans le yoga de l'espace ou "méditation de Shiva" (shiva-mudrâ), on médite les sens grands ouverts (=contre la torpeur) mais dans un total silence mental (=contre l'agitation). De même, le dos est bien vertical (=contre la torpeur) mais le reste du corps "flotte" dans l'espace tactile (=contre l'agitation). Et ainsi de suite : inspir contre la torpeur-expir contre l'agitation, etc. 

Mais tout ces points se ramènent à l'équilibre entre tension et détente. C'est la clé principale de la méditation.


Mettre des pierres en équilibre est une activité qui correspond de près à la méditation, car cela nécessite un équilibrage fin entre tension et détente 


Bien entendu on pourrait se demander : 
Pourquoi passer par ces étapes dans une approche non duelle ? Pourquoi ne pas reconnaître directement la conscience qui accueille l'objet et l'attention, la torpeur et l'agitation ?

Parce qu'ici j'adopte un point de vue pragmatique. Pour la plupart d'entre nous, il est presque impossible de "reconnaître la conscience" (l'intervalle entre deux pensées, etc.), car notre attention est trop agitée, fragmentée, comme une coquille de noix ballottée par les vagues...

Certes, l'attention, même concentrée et posée, est une contraction de la conscience. L'attention fait donc partie du "mental". Mais avant de retourner l'attention vers sa source, il est bon de l'assouplir quelque peu et de l'exercer à se délivrer de sa fascination exclusive pour les objets. C'est le but de la méditation. Cela étant, même "après" l'éveil (=la reconnaissance de la conscience par elle-même), quand le corps-mental s'accorde à l'immensité lumineuse, l'alternance entre tension et détente reste d'actualité. La différence est qu'alors cet équilibrage se fait spontanément, un peu comme on régule la pédale d'accélérateur sans y penser. 

samedi 23 février 2019

L'immensité intérieure : dzogchen et mahâmudrâ

Deux traditions de méditation bouddhistes font partie de ma famille spirituelle proche : dzogchen et mahâmudrâ. Ce sont deux traditions tantriques dans lesquelles j'ai reçu maintes initiations dans les années 90. 

Pourquoi me sont elles proches ?
Leur point fort est la description de la méditation non-duelle. Silence intérieur, espace, lumière, immensité... difficile de ne pas reconnaître la "nature de l'esprit" (comme on disait dans le jargon bouddhiste) quand on lit ces évocations très précises.

Cliquer ici pour lire quelques articles en rapport avec mahâmudrâ.

Un aperçu du vocabulaire (tibétain, mais avec des antécédents sanskrit) :

ye re ba : vif
lucide, ouvert et éveillé, clair et ouvert, ouverture limpide
had de : entrouvert,
confus, perdu, distrait, ébahi, surpris, blanc
lhod de : détendu
sans hâte, à l'aise, sans précipitation, nonchalant
yal le : transparent
gâché, inutile, sans soucis, vague
phyad de : ouverture 
indivis, coup d'œil
phyal le : planant
égal, ouvert, sans arrêt
shig ge : lâché
à l'aise, libre, relâché, relax
'bol shig ge : doux et lâché
'bol le : détendu, doux
bun ne : ouvert
relâché, détendu, sans contrainte, évanescent (comme le brouillard)
sing nge : vibrant
clair, limpide, lucide, clair comme le cristal
dang sing nge : éclat vibrant
thal le : transparent
ouvert, sans obstruction, claire (couleur)
sal le : lumineux
lucide, vif, brillant, clair
khad de : équilibré
doucement, lentement (?)
hrig ge : aiguisé
vif, éveillé, attentif, présent
yal le : transparent
rjen ne : nu
brut, frais
a phyad de : en expansion
total, entier
cham me : en expansion
lentement, peu à peu, sans hâte, complètement, serein
'bo ltos se : tranquille
glang po che'i lta tang : le regard de l'éléphant, regard panoramique

Quelques images donnent à voir l'invisible :

(l'un des derniers yogis dzogchen/mahâmudrâ de l'ancienne génération, excellent parolier)

(un yogi bon, pas mauvais)

(Nyoshul Khenpo, le dzogchen incarné)

(pratique du phowa ou "suicide yogique" par une perruche ? Thaïlande 2008)


Dzogchen commence par l'éveil, par la reconnaissance de notre essence absolument simple et inépuisablement riche. C'est le maître qui pointe cette essence. Comment ? Voici quelques exemples en vidéo, des gemmes sans prix. Avec d'abord Dudjom Riunpoché :


Puis Ogyen Tulku :


Tsultrim Gyatso :


Tenzin Palmo :


Tsultrim Allione :


Lama Léna :


Kunzang Wangmo :


Voilà. Ce sont quelques exemples de l'approche de la méditation non-duelle, très simple mais puissant.
Juste l'attention se retourne,
s'ouvre, le mystère s'éveille,
surprise.

vendredi 22 février 2019

La liberté politique est-elle nécessaire à la liberté intérieure ?

Regnault, La liberté ou la mort, 1795, 60x49cm, huile sur toile, Kunsthalle,  Hambourg Source: http://fr.academic.ru/dic.nsf/frwiki/859396

Balajin Nâtha Pandit, un maître du shivaïsme du Cachemire peu connu, mort en 2007, affirme dans son Miroir de la liberté (Svâtantrya-darpana, 1958) qu'il y a deux sortes de libertés : la liberté absolue, synonyme de conscience ; et la liberté relative, synonyme d'indépendance individuelle et de souveraineté nationale. L'auteur sait de quoi il parle : son pays, le Cachemire, a été envahit et sa culture détruite. Après des siècles de persécution, les derniers survivants de sa communauté ont finalement été forcés de quitter le Cachemire pour s'exiler. Ceux qui sont restés ont été massacrés.

Dans ce texte, BN Pandit enseigne le shivaïsme du Cachemire en explorant un peu sa dimension politique, qui n'est pas explicitée dans les textes anciens, mais qui est pourtant une question légitime.

Il rappelle d'abord que, pour s'intéresser à la spiritualité, il faut un minimum de conditions :

Un (individu) privé d'indépendance
dans son existence quotidienne
ne peut trouver aucun intérêt à la liberté absolue.
Les gens de bien savent donc qu'il faut
atteindre la liberté dans l'existence mondaine
avant (de se tourner vers la liberté absolue.
(Svâtantrya-darpana, VIII, 20)

"Existence quotidienne" traduit vyavahâra, terme sanskrit difficile à traduire, mais qui correspond au "commerce" au sens large, c'est-à-dire à l'ensemble des échanges qui font l'existence de chaque jour : échanger, prendre et donner, accepter et refuser, etc. Cette existence est discursive, elle est inséparable du discours articulé, bien que celui-ci soit fondé sur un genre de parole plus subtile car intuitive.

L'auteur reconnaît que la conscience, étant liberté absolue, peut se reconnaître elle-même par elle-même, indépendamment de toute condition. C'est d'ailleurs cette indépendance qui est l'essence de la conscience, car une conscience qui serait dépendante d'une chose ne serait pas conscience du tout. Cette liberté est appelée "la grâce" en contexte religieux, précisément parce la grâce ne dépend de rien. Elle ne dépend de rien parce que seule la conscience peut s'éveiller elle-même, par elle-même.

Cependant, pour l'individu, les conditions comptent. La conscience, librement identifiée à un individu, joue au jeu de dépendre des lois de la nature qu'elle crée, comme un enfant fait semblant d'être un gendarme ou un voleur. L'Auteur précise ensuite que ces conditions sont complexes :

Cette (indépendance) est relative au corps,
au cœur, à intellect,
à un régime politique authentique, à l'argent.
Elle est individuelle, nationale,
familiale et sociale. 21

Néanmoins il y a une hiérarchie parmi ces conditions :

Mais Parmi ces aspects de la liberté,
le principal est la liberté de la nation (râshtra),
car elle est le fondement de toutes
les (autres formes de liberté).
En effet, quand une nation dépend d'une autre,
aucune sorte d'indépendance n'est possible. 22

Le débat actuel sur la question de la souveraineté nationale est donc pertinent du point de vue de ce maître du shivaïsme du Cachemire. Mais lui n'envisageait que la dépendance de nation à nation, tandis qu'aujourd'hui, on se préoccupe de la dépendance des nations ou des Etats à l'égard des puissances commerciales privées. Le maître de BN Pandit, Amrita Vâgbhava, avait développé ce thème dans un livre en sanskrit sur lequel j'écrirai plus tard.

L'Auteur conclut :

Par conséquent, les sages doivent
avant tout rendre leur nation indépendante.
Une fois obtenue, toutes les autres formes de liberté
sont d'autant plus aisées à obtenir. 23

Une fois atteinte l'indépendance nationale,
on doit atteindre les autres (formes d'indépendance)
par des voies nobles et véridiques,
puis l'on doit développer droitement
l'attachement pour cette liberté
qui est notre vraie nature. 24

On ne saurait dire plus directement le lien étroit entre libertés individuelles et liberté spirituelle.

Les conditions favorables réunies, l'éveil spirituel se produit :

C'est alors que Dieu (Shiva), toujours bon,
se dévoile un peu à l'être vivant.
Dès lors, celui-ci s'intéresse à l'enseignement,
désire entendre les maîtres
et en met en pratique (les préceptes). 25

N'est-ce pas justement ce que l'on observe aujourd'hui ? 
Je crois en effet que la démocratie libérale est le type de régime politique le plus favorable à l'éveil spirituel.

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jeudi 21 février 2019

Si l'esprit est retourné...



Souvent nous croyons que réfléchir est source de souffrance : revenir sur soi, penser à soi, être conscient de soi, c'est s'imaginer soi-même, se juger soi-même et donc potentiellement, nourrir une douleur. On dit que se renfermer sur soi, s'introvertir, c'est se regarder le nombril et se couper du réel.

Mais ces retours sur soi ne sont pas de vrais retours sur soi. Ce sont des formes d'extraversion puisque qu'on ne fait pas retour sur soi, mais sur une image de soi. Ces formes de prise de conscience de soi ne sont jamais que des consciences d'objets. Simplement, au lieu de prendre conscience d'un objet extérieur ou publique, on prend conscience d'un objet intérieur et privé. 

Le véritable retour sur soi est le retournement du regard vers le regard même, selon le conseil offert dans ce tantra, l'un des plus anciens du shivaïsme :

Si l'esprit extraverti est retourné,
saches qu'il n'habites plus dans le monde.
Ici, il n'y a ni intérieur ni extérieur,
ni centre, ni périphérie.
Délectes-toi dans Cela 
qui assume toutes les formes
(mais) qui reste sans forme,
qui ne peut être connu (que) par soi-même.

(Tantra de la connaissance du temps, Kâlajnâna, 19-20)

"Il n'habite plus dans le monde" : il sort de l'alternative "dehors", "dedans", comme l'indique le vers suivant. Tout est "dans" l'esprit, c'est-à-dire dans le regard, dans ce regard qui n'est pas une façon de regarder, un point de vue, mais qui est la Vision, la conscience qui accueille et éclaire tous les points de vue.

Le véritable retour sur soi est source de liberté.

mardi 19 février 2019

La pédagogie non-duelle du Vedânta


Lémur védântique ou tantrique. Ou yogique. Ou stroboscopique. Enfin je sais pas.

Comme je l'ai expliqué de nombreuses fois, je pense que la philosophie tantrique de la Reconnaissance apporte quelque chose de plus que le Vedânta. 
Néanmoins, la plupart des enseignements du Vedânta restent valides. 

Sa méthode pour amener à l'Eveil est intéressante, car elle est précise. Je ne parlerai ici que du philosophe le plus célèbre de cette tradition, Shankara, mais il y a des centaines d'auteurs et des milliers de textes en sanskrit. Le corpus du Védânta est le plus important de la philosophie indienne.

Comment enseigner avec des mots ce qui est au-delà des mots ?

La méthode védântique de Shankara est intellectuelle. Elle prescrit certes des pratiques pour éduquer l'intellect (buddhi), mais l'intellect est l'instrument de l'Eveil. Parmi ces pratiques préparatoires figurent la méditation, le rituel, la dévotion, un effort moral, mais aucune de ces pratiques n'est le moyen immédiat de l'Eveil. Le seul moyen immédiat est intellectuel, c'est la méditation sur la révélation de l'identité du Soi et de l'absolu : "Tu es cela". C'est le seul Eveil salvateur enseigné par Shankara.

Mais reste le problème : Comment pointer avec des signes ce qui ne peut être indiqué par aucun signe ?

Shankara invoque une méthode traditionnelle :

Ceux qui connaissent la tradition disent que "ce qui est au-delà de toute explication peut être expliqué en lui attribuant des caractéristiques, puis en les niant."

(Gîtâ-bhâshya, XIII, 13)

"Ce qui est au-delà de toute explication" c'est l'absolu, c'est-à-dire le Soi, thème des Upanishads. 

L'absolu est nish-prapancham, "sans explication", sans élaboration verbale, sans prolixité, c'est-à-dire au-delà du langage. Pra-panch, c'est discourir, élaborer, verbaliser, développer, expliquer, mais aussi "baratiner", presque mentir. C'est un terme bouddhiste. Shankara a beaucoup employé le vocabulaire bouddhiste pour expliquer le Vedânta. 

Quelle est cette méthode ?
Elle consiste à dire des choses de l'absolu indicible, pour ensuite les nier.

Par exemple, on dit que l'absolu est le Soi, le Témoin intérieur qui ne peut devenir un objet. Puis on nie tout cela. Ou alors, on dit que l'absolu est la Cause de tous les effets. Ou qu'il est l'Être de toute chose. Ou qu'il est l'arrière-plan des trois états de veille, de rêve et de sommeil profond. Puis on nie tout ce que l'on a d'abord dit.

Mais à quoi bon, si ensuite on nie tout cela ? Pourquoi ne pas tout nier d'emblée ? 

Parce que si le Vedânta se contentait de tout nier d'emblée, le "disciple" parviendrait seulement à se forger un concept du néant. Or le but ici, c'est l'Eveil, la parfaite plénitude ineffable, immédiatement présente et indestructible.

Le but n'est pas de tout nier en bloc pour produire un effet mental provisoire, mais de guider le disciple vers l'Eveil, c'est-à-dire vers la compréhension de "Tu es cela". Ni plus, ni moins.

Il faut donc commencer par pointer ce qui, dans l'expérience ordinaire est "le plus proche" de l'absolu, même si, à parler rigoureusement, tout est l'absolu car rien en particulier n'est l'absolu. 
C'est comme quand on dit "Regarde la lune, là, sur la branche !" Bien sûr, la lune n'est pas "sur" la branche. Elle n'a aucun contact avec la branche, elle en est très, très éloignée. Mais on utilise la branche comme indication provisoire. Et ça marche, même si, finalement, il faudra peut-être dire que la lune n'est pas sur la branche, ni sur aucune branche. 
Ou alors, c'est comme pour montrer une étoile. On pointe d'abord une étoile plus brillante : "Tu vois cette étoile, là ?" - Oui, c'est elle ? "Non, regarde maintenant cette autre étoile, à sa droite" - Ah oui, c'est elle ? "Non, regarde encore à la droite de cette étoile", et ainsi de suite. Il y a une succession d'affirmations niées, jusqu'à l'étoile finale.

Dans le Vedânta, c'est pareil. On pointe des attributs confondus avec l'absolu, mais plus ou moins "proches", puis on nie même ces attributs les plus subtils, et il ne reste que l'absolu. Cette vision parfaite, c'est l'Eveil, l'expérience immédiate.

Pour le Vedânta en effet, il y a pas de différence entre "théorie" et "pratique", car l'absolu est la réalité, il est l'expérience elle-même. Il est donc toujours déjà directement présent. Il n'y a rien à faire ou à pratiquer pour engendrer une nouvelle expérience. L'Eveil est seulement la suppression d'une erreur grâce à la connaissance révélée par les Upanishads. C'est d'ailleurs de cette puissance d'Eveil que les Upanishads tirent leur autorité selon Shankara. Si elles ne procuraient qu'une connaissance "intellectuelle", indirecte, alors elles ne seraient qu'une farce, car leur message ne porte pas sur un lointain paradis, mais sur la réalité, plus immédiate que n'importe quelle chose.

Telle est la méthode du Vedânta, précise et efficace. Elle est très proche de la méthode de la Reconnaissance et de la Vision Sans Tête. Elle semble moins poétique que le zen, par exemple, mais elle est plus rigoureuse. De plus, il existe de nombreux poèmes védântique et les Upanishads elles-mêmes sont en fait des collections de kôans, d'énigmes ou de jeux d'éveil.

Un bon exemple en est le poème "en un seul verset" (Eka-shlokî) que Shankara aurait chanté à un lépreux pour l'éveiller. C'est en fait un court dialogue :

 Qu'est-ce qui t'éclaire ?
- Le jour, c'est le soleil. La nuit, une lampe.
Qu'est-ce qui éclaire le soleil et la lampe ? Dis-le moi !
- C'est l'œil.
Et quand l'œil est fermé ?
- C'est la pensée.
Et qu'est-ce qui éclaire la pensée ?
- C'est moi, monsieur. Je suis la lumière ultime, seigneur !


lundi 18 février 2019

L'effort comme voie ?



Les approches non-dualistes sont connues pour ne par requérir d'effort. Celui-ci est, au contraire, dénoncé comme une forme de crispation enracinée dans l'ego, le faux Moi, qui lui-même est alimenté par l'aveuglement. 
La conscience crée spontanément. Elle s'oublie dans ses créations, s'identifie à un personnage, puis fait des efforts pour doter ce personnage de ses propres qualités - éternité, plénitude, liberté, etc. Comme ça ne marche pas vraiment, il faut vraiment faire des efforts. Mais ces efforts n'aboutissent jamais et ne font que nourrir le cercle vicieux.

Dans les approches non-duelles traditionnelles, l'effort joue un rôle. Mais une fois notre vraie nature reconnue, il disparaît en même temps que l'ego.

Il y a cependant une exception : le shivaïsme du Cachemire. Dans cette tradition, l'effort est à la fois dénoncé comme vain, notamment l'effort yogique du "yoga de l'effort" (hatha), mais d'un autre côté, l'effort est pointé comme notre vraie nature elle-même !

Que signifie cette bizarrerie ?

L'effort (yatna) est pointé comme notre essence même. Elle n'est pas un accident dans le ciel de l'absolu, mais sa nature même. Les efforts personnels ne sont que des manifestations incomplètes de cet effort. Quand il est tourné vers les objets, dans l'oublie de l'Effort sous jacent, alors l'effort mène à la souffrance, il l'entretient. Faire un effort pour ceci ou pour cela, pour devenir riche, pauvre, calme ou plus énergique, sera toujours voué à un échec relatif, car tous ces efforts sont fondés sur l'oubli de notre Vrai Visage et sur l'identification inconsciente à un Moi factice. 

Mais si ces efforts se retournent vers l'Effort primordial, alors "je me reconnais comme Effort" à la racine de tout effort, je suis Energie, je suis Pouvoir, "je suis" est l'Être, la Vie et le Mouvement, et alors l'Effort devient la voie.

Au-delà de fixer toute mon attention dans les buts apparents et immédiats de l'effort, je plonge dans l'Effort que je suis, indépendamment des buts extérieurs. Si je me sens "speed", je plonge dans cette ébullition, ce feu, cette vie, ce jaillissement antérieur à toute pensée, à tout mouvement extérieur, à la réussite et à l'échec.


Comme dit Shiva dans ses Sûtras, "L'absolu est l'élan", et "L'effort est la réalisation". Nous réalisons alors, nous reconnaissons notre propre force, la "force du Soi" (sva-bala). Comme nous coïncidons alors avec la source de tout, nous ne ressentons plus d'effort. Le corps ressenti ne fait plus qu'un avec le flot de la vie. Si vous allez à contre-courant, il y a effort contre effort. Si vous fait corps avec le courant, avec l'effort de l'eau, vous ne ressentez plus d'effort.

C'est ce qu'enseignaient les Stoïciens, à un niveau plus mental : nous sommes comme des chiens attachés à une charrette. SI nous résistons, nous souffrons, et nous suivons quand même la charrette. La sagesse consiste à suivre la charrette, c'est-à-dire à apprendre à aimer son Destin. 

Dans le Tantra de la Félicité ultime (Paramânandatantram), Shiva offre cette instruction d'éveil et de méditation :

Contemple toujours cette énergie
qui te porte quand tu dis
"Je dois absolument le faire !"
C'est la réalisation du Soi. (XXIV, 126)

Voilà une simple, directe, précise, typique du Tantra non-duel authentique. Prendre l'obstacle comme moyen. Le stress devient la vie intérieure.

samedi 16 février 2019

La fusion des trois espaces



L'espace est "la reine des métaphores". 
L'espace est, mais il ne peut être saisi.
Dans le shivaïsme du Cachemire et le dzogchen, le yoga de l'espace est au cœur de la pratique contemplative.

Voici cette pratique présentée par Adeu Rinpoché, un yogi tibétain qui l'a apprise pendant un séjour de 24 ans dans une prison communiste, dans des conditions épouvantables. Elle contient aussi, au passage, une version plus complète d'une anecdote assez connue d'éveil :

"Pour progresser pendant que j'étais dans le camp de concentration, j'ai reçu un enseignement appelé Le triple ciel par un yogi accompli, Lama Rigzin. C'est une pratique à faire de temps en temps pour surmonter les obstacles dans la pratique de trekchöd [=la pratique de la méditation dzogchen, semblable à la méditation de Shiva]. Par exemple quand on se sent bloqué par la torpeur ou la somnolence on la fait pour lever le voile, en quelque sorte. 
Lama Rigzin l'expliquait ainsi : 'Quand on fusionne les trois cieux, le ciel extérieur est l'espace au dehors, le ciel intérieur est l'arrêt de la pensée, l'essence vide, et le ciel secret est la transparence de la conscience éveillée, la Présence. Fusionner signifie juste laisser ces trois cieux être identiques et d'une même saveur. La fusion a lieu en la conscience éveillée. Quand on reconnaît la conscience éveillée, ces trois "cieux" fusionnent spontanément, car ils sont déjà un en l'espace de la conscience éveillée. Mais laisser ces trois cieux être d'une même saveur, une seule expérience, est néanmoins la pratique de la fusion du triple ciel.

Quand nous étions en prison, Khenpo Münsel [=un autre maître dzogchen très important] m'a raconté une anecdote interressante sur son maître Nyoshül Lungtok, qui avait demandé à son maître Patrûl Rinpotché comme fusionner le triple ciel. C'était tôt le matin et le soleil s'téait déjà levé. Patrûl se leva et lui demande de sortir avec lui. Patrül s'assit dans une clairière et invita Nyoshül a faire de même. Patül lui demanda de s'allonger sur le dos. Patrül fit de même et l'instruisit de simplement étendre les bras et les jambes, comme un aigle. Patrül demanda : "Tu vois, il n'y a aucun nuage dans le ciel. Il est complètement dégagé". Ce que vit Nyoshül. Un peu après, Patrül dit "Tu entends les chiens qui aboient au monastère ?" - Oui aquiesca Nyoshül "Tu entend le son de la cascade au loin ?" - Oui "Bien, laisse être tout cela, sans aucune séparation, en une seule expérience. Voilà, laisse tout simplement être."
(Freedom in Bondage, pp. 74-76)


A ce moment, Nyoshül Lungtok s'éveilla. Ou plutôt, la conscience se reconnut elle-même, au-delà de tout objet. Immensité transparente qui, jusque-là, s'était ignorée elle-même, obnubilée qu'elle était par les choses.

L'espace, sans repères, invite à la perte des repères. La conscience sans repères est la conscience éveillée. La méditation consiste à rester en cet état.

Le regard est grand ouvert, la bouche béate. Comme si on avalait l'espace. Dudjom Lingpa, un autre maître dzogchen du début du XXe siècle, dit qu'il suffit de rester ainsi pour que la conscience s'éveille. Et le Vijnâna Bhairava Tantra dit la même chose.

C'est la fusion des trois espaces, pratique centrale du dzogchen et du shivaïsme du Cachemire.

Une distraction peut-elle approfondir ma méditation ?



D'ordinaire, la distraction est présentée comme un obstacle à la méditation. Quand on médite, on cherche un lieu sans distraction (bruits, mouvements, lumières...)., on reste immobile, le regard fixe ou les yeux fermés.

Il est vrai que la distraction est, avec la torpeur, le principal obstacle à une méditation continue.

Pourtant, dans plusieurs traditions non-duelles, la distraction est présentée comme une manière d'approfondir l'état de méditation.

Comment cela est-il possible ?

Il y a plusieurs manières d'envisager la méditation.
D'ordinaire, la méditation est un état ou l'attention est concentrée sur un objet. C'est la définition classique du samâdhi. Dans ce cas, la distraction est le fait pour l'attention de quitter son objet, par exemple la sensation du souffle dans les narines. La méditation est alors interrompue par la distraction et elle reprend quand l'attention revient sur l'objet.

Mais il existe une autre définition de la méditation. Dans les approches non-duelles tantriques (shivaïsme du Cachemire, Mahâmudrâ, dzogchen), la méditation ou le samâdhi est l'état ou la conscience est éveillée à elle-même, au-delà du mental et de tout objet. Dans ce cas, ce qui se passe au niveau des objets (c'est-à-dire à peu près tout) n'aide ni ne gène la méditation. La conscience transcende tout. Un des signes que l'on est dans cet état est que cette Présence continue même s'il y a du bruit ou de l'agitation, que ce soit au dehors ou au dedans.

Adeu Rinpotché définissait ainsi cet état : 

"La conscience éveillée (rigpa en tibétain) peut être décrite comme une inébranlable conscience de soi. Avoir conscience de notre essence vide, éveillée et consciente d'elle-même : la conscience éveillée se reconnaît ainsi. Ne pas quitter cet état pourrait être appelé 'le samâdhi de la conscience éveillée'. C'est très différent du sens usuel des mots samâdhi ou shamatha. Dans son acception ordinaire, samâdhi désigne la concentration... La conscience éveillée est bien différente d'un état de concentration calme..."

(Freedom in Bondage, p. 39)

La méditation consiste, pour la conscience (maîtresse de l'attention), à ne pas être distraite d'elle-même. Ca n'est pas un état de concentration, de focalisation de l'attention sur un objet, car, comme je l'ai expliqué à maintes reprises, la conscience n'est pas un objet : elle est la "lumière" qui éclaire les objets. Quand on parle de "présence" ou de "conscience" éveillée, on ne parle donc pas de concentration, mais d'un retournement de l'attention, d'une reconnaissance de la conscience par elle-même. 

Concrètement, cela correspond aussi à un élargissement du champ de l'attention. Car la conscience éveillée, c'est simplement une attention totalement ouverte, défocalisée, sans saisie aucune, sans concentration sur un objet quelconque. La conscience éveillée (ou Présence) est l'attention détendue, panoramique. La concentration ou attention focalisée, une une conscience contractée. Dans tous les cas, il s'agit de différents états d'une même lumière.

Mais alors, en quoi une distraction pourrait-elle approfondir un tel état de conscience éveillée, c'est-à-dire délivrée de toute saisie ?

Eh bien, dans l'expérience concrète de la méditation non-duelle, cet état commence souvent en pointant l'espace entre deux pensées. Ou en retournant l'attention vers sa source.

Mais cet état, cette expérience, est rapidement recouverte d'objets subtils. Par exemple, si l'on décrit l'état de conscience éveillée comme un parfait silence intérieur, alors on dira qu'une sorte de "bruit blanc" vient peu à peu s'insinuer dans ce silence. Sans parler même d'une pensée bien formulée, il y a comme des murmures qui se font entendre. Mais comme c'est très graduel, on n'en prend pas conscience. L'état de conscience éveillée redevient mental et on ne progresse pas. Ou alors, on (=la conscience) s'attache à quelque chose, elle se rendort, elle n'est plus "éveillée".

Que se passe-t-il alors ? La conscience n'est plus consciente d'elle-même, ouverte et libre. Elle se focalise à nouveau sur un objet, fut-il subtil. Car l'état mental, inconscient, où la conscience saisit sans cesse des objets (comme un singe qui saute de branche en branche), est une succession d'états de concentration. "Saisie" et "concentration" sont synonymes. A chaque fois, il s'agit du même acte d'attention qui s'empare d'un objet. Seul l'objet et la durée de la concentration varient. Comme dit le Commentaire des Yoga-sûtras (un passage sur lequel j'avais déjà écrit) "tous les états mentaux sont des états de concentration" (sârva-bhaumah samâdhih, de mémoire). 

Donc en clair, quand vous pratiquez la méditation de concentration classique (y-compris la Pleine Conscience), vous êtes dans le même état mental quand dans la vie quotidienne. La seule différence est que les moments de concentration sont probablement plus long durant la pratique de cette méditation de concentration.

Or,j cette habitude de concentrer (=de saisir) l'attention, la conscience, est si profondément ancrée, qu'elle reprend le dessus, même dans la méditation non-duelle. D'une conscience éveillée, c'est-à-dire d'une attention retournée, ouverte, on passe subrepticement à une concentration sur un objet, fut-il subtil.

C'est là qu'intervient la distraction. Si je suis dans cet état de concentration subtile, en prenant ou non cet état pour un état de conscience éveillée, alors si, à cet instant, une porte claque, le flot de cette concentration est interrompu. Et la conscience nue est... mise à nue. Une conscience sans objet, délivrée de l'objet, dé-saisie de l'objet, déprise de l'objet. Cette distraction est donc salutaire. En détruisant la concentration, elle offre à la conscience l'occasion de se réveillée, de revenir à l'état de conscience éveillée.

C'est pourquoi la tradition dzogchen conseille de "casser" encore et encore la méditation, afin de dépouiller la conscience de tous ses oripeaux, fut-ce ceux de la concentration. Evidemment, il est bon de se concentrer, c'est-à-dire de passer d'une conscience qui saute de branches en branches à une conscience qui s'accroche à une seule branche. Mais ensuite, il faut lâcher la branche. D'où les claques et les coups de bâton du zen, les cris explosifs et ainsi de suite. 

Quand on est dans un état de concentration stable et que l'on a déjà reconnu la conscience, notre "vrai visage" au-delà du mental, alors une porte qui claque est une bénédiction. Ou n'importe quelle autre interruption. Mais plus c'est net et fort, plus la conscience sera mise à nu, comme un ciel après l'orage. 

Dans le shivaïsme du Cachemire, de même, on conseille de méditer cet instant ou la conscience concentrée (=contractée) est soudain distraite, arrachée à son objet. Là aussi, j'ai déjà traduit et expliqué le passage concerné dans le Poème sur la vibration.

Voici un verset de cette tradition qui invite à méditer l'état de surprise :

Plonge dans la surprise,
cette surprise dont
les êtres vivants font l'expérience.
Médite-là sans interruption,
et gagne la plénitude.

Tantra de la félicité suprême, XXIV, 119

Pratiquer dans cette approche, c'est se familiariser avec l'attitude de Bhaïrava, yeux et bouches grands ouverts, comme dans une expression béate de surprise. On trouve les mêmes conseils dans le dzogchen. Et alors, pourquoi que 1) on soit capable de se concentrer avec une relative stabilité et que 2) on ait déjà reconnu l'espace de pure conscience, la distraction devient un puissant auxiliaire de la vie intérieure dans sa dimension contemplative.

Voilà, en bref, comment la distraction peut permettre d'approfondir l'état de méditation.

J'animerai un weekend de méditation et d'éveil à Marseille, les 23 et 24 mars prochains.

Inscription :

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Infos :

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vendredi 15 février 2019

Comment méditer sur l'énergie ?

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L'énergie. Voilà un mot bien vague.
Dans le langage du milieu New Age au sens large, il est employé un peu comme le mot "schtroumph" chez les Schtroumphs.

Ici, le mot "énergie" désigne le mouvement sous jacent à tous les mouvements particuliers de la vie. Par exemple, j'écris à ce clavier, il y a des mouvements nombreux et rapides. Mais à la racine de ces mouvements, il y a un élan constant, un jaillissement invariable, une sorte d'ébullition interne, une vibration, un mouvement immobile, une énergie.
C'est la sensation globale de vivre. La sensation d'ensemble du corps ressenti, mais plus spécialement la sensation de légère démangeaison dans le dos ou la poitrine. Ou celle que l'on sent "au centre de soi" quand on ferme les yeux. Ou quand on sent qu'on va éternuer. Ou juste avant l'orgasme. Ou quand la moutarde nous monte au nez. Ou à l'occasion de n 'importe quel choc émotionnel ou vital, une claque, un oubli, une surprise, un poteau mal approché...

La tradition du shivaïsme du Cachemire nomme cela la Conscience (vimarsha), c'est-à-dire la conscience au sens propre, la conscience réflexive, le pouvoir conscient de revenir sur soi. C'est la source de la dualité et de la souffrance. Mâyâ, le mental, l'ego, l'agitation, la compulsion, l'inconscience, sont des dérivés de cette élan primordial. Quand la Conscience se perd dans son mouvement comme un chat après sa queue, elle devient le mental, au sens d'une énergie fragmentée, inerte, dominée par des schémas répétitifs et inconscients. 

C'est donc la Conscience réfléchie par opposition avec la conscience au sens faible, la conscience spontanée, comme lumière manifestante et manifestée, Shiva. Cet aspect de la conscience est la lumière qui éclaire les objets en les manifestant, en se manifestant comme ces objets.

Abhinava Goupta dit que dans l'état de veille, la Conscience réfléchie domine sous la forme du mental, du bavardage intérieur. A l'opposé, dans le Sommeil profond, la Lumière conscience prédomine, presque sans aucune réflexion, sans aucun retour sur soi, sans aucune "conscience de ".

La vie intérieure est l'harmonisation de ces deux aspects. La réconciliation de Shiva et Shakti. En contemplation, l'aspect Shiva est savouré dans la méditation de l'espace, du silence, de la vision sans pensées. L'aspect Shakti est savouré dans la méditation du cœur, de la vibration, du ressenti, du désir. Ce sont deux aspects de la Présence (smara), inséparables mais bien distincts et complémentaires. Vide et plénitude.

Pour méditer sur l'énergie donc, il suffit que l'attention plonge à la source de n'importe quel mouvement, de n'importe quel désir ou activité. Cela peut être la respiration (en particulier à la fin de l'inspir), la parole, la course à pied... Plus c'est intense et rapide, mieux c'est. Plus le stress est important, plus le feu de la Conscience brûlera fort. J'ai déjà donné maints exemples d'instructions secrètes (upadesha) à ce sujet. En voici un autre, un verset tiré d'un tantra de la tradition Shrî Vidyâ, récent en plus, ce qui montre au passage que la tradition du shivaïsme du Cachemire a existé jusque récemment hors du Cachemire, dans le Sud de l'Inde en l’occurrence :

Ô Déesse !
Médite sans interruption
cet élan qui est à la source
de tout ce que tu fais.
Tu atteindras la plénitude.

Tantra de la Félicité suprême, XXIV, 118

Et n'oubliez pas cette clé : tout ce qui est dit dans le shivaïsme du Cachemire se rapporte à l'expérience, ici et maintenant.

Pour méditer sur l'énergie donc, il suffit de plonger à la source de n'importe quelle activité, mental ou corporelle. L'attention doit épouser cette source, s'y baigner et en inonder tout l'être, tout le corps. C'est alors l'expérience de la "félicité suprême".


jeudi 14 février 2019

Sat-sangha et addiction

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Aujourd'hui le "satsang" est devenu à la mode dans les milieux spirituels.

Pourquoi ?

Je crois qu'être ensemble soulage.

Regardez cette vidéo sur le phénomène de l'addiction :



Je résume : on croit que l'addiction a des causes chimiques. C'est faux. Car tous les gens qui prennent de la diamorphine (une version concentrée de l'héroïne) de deviennent pas "accros". Pourquoi ? Parce que c'est l'environnement qui engendre l'addiction. Expérience simple  avec des rats : un rat seul avec de la drogue deviendra drogué. Mais un rat dans un environnement paradisiaques, avec plein de jeux, de nourriture et surtout plein d'autres gentils rats, restera sain. Morale : c'est la dégradation du "tissu social" qui est la cause de la toxicomanie. Enfermer et isoler les addicts est donc mauvais. Le tel portable, internet, FB, la pornographie, etc. sont d'autres formes d'addiction nourries par un besoin de compenser un manque de lien avec les autres.

Or, sat-sangha, en sanskrit, signifie exactement cela : "être ensemble" ou "communier" (sangha) pour de bon (sat), de manière authentique, par opposition aux rapports factices, de types commerciaux.  

Les gens qui vont à des satsangs, souvent, n'ont pas conscience que l'objet principal de leur désir est le contact avec autrui. Le contenu importe moins. 
Comment le sais-je ? En constatant que maints groupes ou "sectes" on des contenus totalement bidons. Pourtant ils peuvent avoir moultes adeptes. "Peu importe le flacon..." Ainsi Raël proposait une doctrine débile. Mais les gens y allaient pour le sexe. Les Haré Krishnas offrent une philosophie simpliste. Mais les gens y vont pour les chants collectifs. 
La chaleur humaine. Ca rassure et ça soulage. La plupart des individus sont trop pauvres intérieurement pour se supporter longtemps. Il faudrait pour cela être cultivé, doué de puissantes capacités intellectuelles, ou bien être fortement connecté à la Source intérieure.

D'un autre côté, n'oublions pas que nous sommes comme des hérissons en hivers : nous avons besoin de chaleur. Mais nous avons aussi des piquants. Quand nous nous rapprochons trop ou trop longtemps, nous nous blessons. Il y faut le juste dosage, la juste distance, et surtout la liberté de choisir la compagnie ou la solitude. La liberté et l'individualisme restent la base d'une relation à autrui saine et bénéfique. De plus, l'adhésion à un groupe peut devenir une dépendance, la substitution d'une dépendance à une autre. Au fond, pour que le satsang soit "un lien qui libère", il faut réunir des conditions bien particulières. Il faut être capable d'être seul pour être ensemble. Les deux sont interdépendants.

A mon sens, le véritable lien est aussi spirituel, c'est la communion en silence, indépendante de toute interprétation. 

Un je ne sais quoi



Méditer, c'est simplement s'ouvrir à la subtile vibration au centre de nous, au cœur du corps. Jaques Bertot, un maître d'oraison de repos (comme on appelait alors la méditation) du XVIIe siècle, décrit ainsi ce fin ressenti viscéral :

"Continuez à faire oraison autant que vous le pourrez et que vous y avez de facilité, en sorte que le corps ni la tête n'en souffre pas. Ce je ne sais quoi qui assurément vous est Dieu en votre état, est vraiment ce qu'il vous faut pour faire oraison, et pour vous occuper tout le jour si vous le pouvez. 
Il n'y a qu'à vous laisser doucement conduire et occuper par ce je ne sais quoi, qui dans la suite fera bien voir que c'est quelque chose, puisque ce je ne sais quoi sans forme et idée, qui occupe en paix l'âme et la nourrit sans aliment, devient une beauté et un bonheur inconcevable, renfermant tout bonheur et toute beauté.
La semence de chaque chose n'a nulle figure de ce qu'elle produit et dans la suite elle donne un effet admirable. Ces graines que l'on met en terre, pourrissent ensuite et deviennent de belles fleurs. Il en va de même de cette occupation secrète en l'oraison, que l'on ne peut bien exprimer que par ce terme un je ne sais quoi. Quoique ce je ne sais quoi soit si petit et si obscur, cependant c'est une très grande lumière, non en la manière de la créature, mais en la manière de Dieu."

Jacques Bertot, Le Directeur mystique, Editions du Carmel, p. 144

C'est cette vibration qui emporte dans le silence. Le silence à son tour affine la vibration, qui à son tour emporte dans un silence plus profond, et ainsi de suite.
Et c'est ainsi que, comme dit encore Bertot, "vous trouverez le tout caché dans le fond du rien" (p. 146). Il rejoint le Vieux Sage qui lui aussi invite à épouser l'Esprit de la vallée, la Femelle mystérieuse, cette "noble vacuité" dont parlait Hadewijch d'Anvers, le silence simple où brille l'étoile du cœur. 
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