Voies qui mènent là-bas
La discorde des voies
La voie directe
On rapporte que Jésus demandait à
ses disciples "Qui suis-je ? Qui suis-je pour toi ? Qui suis-je pour vous
?"
Oui, qui est le maître ?
Jésus a répondu : "Je suis est le chemin, la vérité et la vie".
Autrement dit, le maître n'est pas une personne, mais la conscience. Et la
personne ne devient une icône, digne de contemplation, que pour autant que le
disciple a compris où est le maître original, et où est le reflet. Le reflet
n'est qu'un miroir renvoyant au véritable miroir, celui de la conscience. Et
Jésus ne craint pas d'affirmer la même position à l'égard de la tradition,
fut-elle millénaire : "Avant qu'Abraham," le premier maître, "fut,
je suis". Le disciple qui voit
cela peut dire, comme Paul, "Ce n'est plus moi (Paul) qui vit, mais le
Christ (je suis) qui vit en
moi".
Le maître extérieur n'est là,
dans le meilleur des cas, que pour renvoyer le "disciple" à sa vraie
nature, la conscience. Si maître de non-dualité, maître d'éveil, il y a, ce
n'est que là. Les autres maîtres sont des maîtres du monde, des maîtres de
l'illusion, des maîtres de rêve, qui éveillent d'un rêve à un autre rêve. S'ils
prétendent éveiller du rêve, ce sont de faux maîtres.
Qu'est-ce que l'éveil ? C'est
quand la conscience se reconnait, directement, par-delà tout objet, tout état.
Qu'est-ce que la conscience ?
C'est ce par quoi tout est connu.
Comment la conscience est-elle
connue ? Par elle-même.
A-t-elle besoin d'un maître ? Un
maître est ce qui amène à connaître. Mais seule la conscience peut connaître la
conscience, de même qu'une lampe n'a pas besoin d'une autre lampe pour être
éclairée.
La conscience est évidente.
Mais elle ne se reconnait pas. Le
maître peut alors être une personne. Ou une chose. Ou un signe quelconque, qui
pointe la conscience. Le maître n'est rien d'autre. Le maître est ce qui pointe
la conscience. Point d'autre éveil que cette reconnaissance.
En un sens, le monde est plein de maîtres. Le
maître, c'est ce dont je dépends. Mon corps, mon âme, dépendent de tout. Tout
est mon maître. Mais en vérité, je suis conscience. Comme conscience, je ne
dépends de rien. Tout dépend de moi. Je suis le maître. Le maître, l'homme ou
la femme que l'on dit tels, n'est qu'une forme qui apparaît et disparaît dans
la conscience. Comme les autres formes. Si cette forme pointe vers l'absence de
forme, ici, au-dessus des épaules, alors peut-être mérite-t-elle le nom de
"maître". Quelle importance ? Cela peut-être un ami, un amant, un
inconnu, un ennemi ou un chien. Vraiment, quelle importance ?
En Inde, chacun est maître et
disciple. Le maître est simplement ce qui est important (guru, apparenté à "grave",
donc sérieux, important). Mais ce n'est là qu'un trait culturel. Une construction
imaginaire parmi d'autres. Si un homme charismatique, humain, intègre, me
ramène à la conscience, c'est sublime. Si un vaurien m'y ramène, est-ce moins
sublime ? Si c'est un texte, ou un simple dessin, est-ce moins digne de respect
?
Il est vrai que la personne
aspire à la personne. L'homme fascine l'homme. D'où la quête de l'homme
parfait, de l'Adam qui saura voir à ma place. Mais cela est un désir
impossible. L'éveillé peut seulement dire "Hé, regarde !". Mais
il appartient à chacun de regarder. Ou non. Un homme ne peut que renvoyer l'autre
à sa vraie nature, au fait qu'il n'est pas un homme. En espérant que cette
découverte déteindra sur l'homme en lui...
Comme j'ai rapporté cela, on me
fait plusieurs objections.
La première est que cette
découverte, cet éveil, est une platitude. Un non-évènement, qui débouche sur
l'inaction, l'ennui. En un sens, c'est vrai. L'éveil n'est pas un évènement
surnaturel. C'est, au contraire, le retour au naturel, à ce qui est. Mais,
paradoxalement, voir que je ne suis pas un homme, que je ne suis pas né, est le
début d'une aventure extraordinaire. L'éveil donne la sécurité absolue. Mais
c'est aussi le début de la voie. Bien sûr, la conscience ne grandit pas. Ni
avant, ni après. Comment l'espace pourrait-il devenir plus vaste ? En revanche,
mon appréciation grandit sans cesse. Il n'y a pas de terme à l'évolution du
corps et de l'âme dans l'océan sans rivages de l'esprit. Enfin, cet éveil
rejaillit sur tous les aspects de la vie : à sa lumière, comment vivre ensemble
? Comment traiter les autres ? Comment considérer les animaux ? etc., etc.
L'ennui est impossible. En fait, cet éveil est la véritable naissance.
Mais le corps et l'âme, la
personne, l'homme extérieur, ne peuvent jamais devenir parfaits. A cet égard,
il n'y a pas d'expérience définitive, pas d'état ultime, pas de perfection
humaine. Si le maître est cette perfection, alors le maître n'existe pas. Et le
"maître incarné" n'est qu'un mensonge. L'infini ne finit pas. On ne
met pas le vin nouveau dans les vieilles outres. On peut seulement espérer, en
toute lucidité, que quelques gouttes de l'infini déteindrons sur la finitude,
sur le tissu de contradiction, sur l'abime d'égoïsme qu'est le moi, le moi
humain. Mais, quand bien même ceci arriverait, cela ne serait jamais parfait.
On me dit aussi que "c'est
ainsi depuis des millénaires". La tradition transmet. Quand elle transmet
l'éveil, elle pointe juste la conscience. Est-elle ancienne ? Aussi ancienne
que nos rêves. Un rêve a-t-il un commencement ? Admettons qu'elle soit
ancienne. Mais cela ne lui confère aucune valeur quant à l'éveil. L'éveil est plus que
rapide. Il est dans l'instant. Mais la vie qui en découle n'en finit jamais. La
tradition est ancienne. Et alors ? Les meurtres, la méchanceté, l'ignorance
aussi sont anciens. A-t-on jamais vu un meurtrier réclamer la clémence
"parce que les hommes se tuent depuis des millénaires ?" Imaginez un
juge qui rendrait sa sentence ainsi : "Cet homme est bien un escroc. Mais,
considérant qu'il y a des escrocs depuis les commencements de la civilisation,
je déclare que cet homme a le droit d'escroquer"... De plus, il y a des traditions. Certaines affirment que
seul le Soi peut connaître le Soi. Le maître n'est qu'un des intermédiaires
provisoires possibles. Ces traditions sont non-dualistes. Le chercheur est le
cherché. En ce sens, la voie y est assez brève...
Et puis, suivre un maître pour se
purifier, se préparer à l'éveil, c'est l'illusion fondamentale que dénoncent la
plupart des traditions sous le terme de "matérialisme". Prenez Platon
et sa caverne, par exemple. Reflétée dans l'Apologie
de Socrate. Socrate semble seul face à la foule. Mais ce sont eux qui sont
seuls. Lui, il a le monde et l'infini pour amis. Il semble être victime,
maltraité, indigent, au bout du rouleau, vieux, prêt de mourir, etc. Mais c'est
l'inverse qui est vrai. Le mental ne peut comprendre le Soi. La Reconnaissance (pratyabhijñā) dit que l'illusion est comme
deux miroirs se faisant face : tout est inversé. On croit que la matière
engendre la conscience, que nous sommes dans le corps, dans le monde... De
même, on croit que le mental est en quelque sorte la cause de la connaissance
du Soi, de l'éveil. Vu de l'extérieur, oui. Mais l'expérience révèle un ordre
inverse : l'éveil est la cause du mental, de la vie et de toute chose. Car la conscience est la cause de
tout. Pourquoi alors "pratiquer" après
l'éveil ? Pour rien ! Pour la joie, gratuitement, par grâce, par jeu. La
pratique est un art. Pas une technique. Elle est individuelle, intime, toujours
sur le fil du rasoir, improvisée. Pas industrielle, jamais laborieuse, même
quand il y a, apparemment, ascèse, privation, sacrifice. Vu de l'extérieur, je
passe des heures à traduire des textes d'une langue incompréhensible. Je suis
dévoué, je renonce, je suis discipliné. Mais moi, je n'ai pas cette expérience.
Je fais l'expérience d'être libre, j’éprouve un sentiment de plénitude. Abhinavagupta ou Nisargadatta pratiquaient
leurs rituels chaque jour. Ils n'en n'avaient pas besoin. Pour l'exemple, alors
? Je ne crois pas. Pourquoi ? Eh bien, n'avez-vous jamais joué juste pour le plaisir
de jouer, pour la beauté du geste ? Telle est la vie dans l'éveil, la voie sans
fin de la vague dans l'océan.
On me dit aussi que le maître
servirait à distinguer entre des expériences provisoires et l'éveil définitif.
Oui, bien sûr. Mais encore une fois, qu'est-ce que l'éveil ? C'est la
reconnaissance de la conscience. Imaginons que la caissière de Franprix pointe
son doigt vers moi : "Que voyez-vous dans la direction de ce doigt, sans
penser ni imaginer ?" Fin de l'histoire. Ensuite, on peut discuter. Je
vais peut-être revenir la voir. Elle deviendra une amie. Nous partagerons la
seule (non)chose qui soit vraiment partageable. Mais vais-je me prosterner
devant elle ? Vais lui construire un ashram ? Vais-je fabriquer un règlement autour
d'elle ? Vais-je aller me vanter comme un gamin à chaque fois qu'elle
m'adresse la parole, qu'elle me chambre ou me regarde ? Et maintenant, imaginez
qu'elle me dise : "Bon, écoute, c'est pas tout. Faut que tu viennes chez
moi. Tu va t'allonger, et tu va causer. Je jouerais le rôle d'une sorte de
marabout. Et comme ça, tu seras purifié de ton mental, et, si tu es parient et persévérant, tu atteindras enfin le vrai éveil ! Et, en plus, chez moi, il y a une grande famille. On
se purifie ensemble, on s'entraide pour atteindre enfin l'éveil. Dans le respect du règlement et de la
Tradition, évidemment". Que répondrais-je ? "Très drôle. Ah, quelle
bonne blague !" Je ne sais pas. Mais il est clair qu'elle ne serait plus là dans son rôle
d'éveilleuse.
On me dit aussi que le maître et
les compagnons de route peuvent vous guider, car la voie est longue et pleine
d'embûches. Mais cette voie fait un maître (sic) : elle va très exactement de
l'apparence que je semble être là-bas dans le miroir, à la conscience que je
suis, ici, à zéro centimètres. Plus simple. Non moins profond.
Et puis, le maître, la communauté
peuvent aider, mais aussi égarer. Dois-je citer des exemples ? Et quand bien
même on rencontrerait une personne charismatique et une ambiance chaleureuse,
cela ne prouverait rien. Au mieux, ce serait sympathique.
Et je crois que les gens qui
prônent ce genre de voie spirituelle sont cela : au mieux, ils sont
sympathiques. Leur humanité, leurs qualités morales, l'intégrité de leur
caractère, l'harmonie de leur comportement forcent le respect. Mais ce n'est
pas la voie de la non-dualité. Cette
voie est celle de la conscience de la conscience. Non-duelle, donc. Ce que
proposent, avec grand talent, génie pédagogique et dévouement certes, les
hommes comme Prajnanpad, Desjardins ou Farcet, c'est une sorte de thérapie
mondaine. Devenir meilleur. Une forme de protestantisme, de stoïcisme, de
travail moral adapté à nos mœurs. Et ce n'est pas rien ! Encore une fois, leur
exemple est précieux. Mais pour l'éveil au Soi, non. Inutile. Sauf
indirectement. Mais tout est utile indirectement, n'est-ce pas ?