Il y a, dans la conscience au
présent, quelque chose d'impersonnel. Une absence de traits individuels. De
plus, elle ne dépend pas d'un discours, d'une pensée. Quand je regard ici, c'est transparent :
Pour autant, tout ce qui est
impersonnel et anti-intellectuel relève-t-il de ce Bien souverain ?
A entendre 99,9% des enseignants
spirituels non-dualistes, oui.
"La pensée est
l'ennemie", pour presque tous les spirituels, dualistes ou non. Mais il y a là une confusion. Il y a certes des pensées-parasites,
c'est un fait. Des pensées-TOC, des pensées que je ne pense pas, des pensées qui pensent ma vie, des souvenirs,
des slogans qui viennent me perturber, des pensées-virus.
Mais ces pensées sont gênantes
parce que leur fond n'est pas reconnu. De plus, se laisser prendre à leur
remorque n'est pas le bonheur. Mais les craindre et chercher à les bloquer
conduit à d'autres angoisses. En revanche, il suffit de voir que ces pensées sont
transparentes pour qu'elles apparaissent comme le jeu du silence.
De plus, il faut distinguer ces
pensées, pareilles à des nuages, de la pensée - l'acte de réfléchir, de se
poser des questions, de remettre en cause. Quand je me laisse absorber dans le
silence, j'ai moins de pensées qui viennent, elles sont comme des vagues
limpides dans une eau limpide : aussitôt tracées, aussitôt effacées,
naissante/épanouissantes. Un bonheur. Mais aussi, je pense mieux. L'acte de
réfléchir jaillit dès lors sans entraves, comme le reste d'ailleurs. Cela est facile à vérifier. Si
l'on veut, on peut comparer les deux modes de pensée à la lecture silencieuse
où l'on "répète" mentalement les sons, d'une part ; et à celle où
l'on lit directement, sans articulation intérieure, de l'autre. La lecture est
plus rapide, intense.
A mon avis, percevoir les pensées
comme ennemies est un obstacle. Mais considérer la pensée comme une ennemie est
encore plus grave. On entend des autorités assurer que les pensées peuvent vous
traverser sans dommage. Bien. Mais rares comme des étoiles en plein jours sont celles qui
reconnaissent que penser participe de la liberté de la conscience. Pourquoi ?
Parce qu'une partie d'entre ces maîtres sont des médiocres s'adressant à des médiocres.
Et aussi, parce c'est une manière commode de neutraliser toute critique, toute
intelligence. Je suis désolé de le dire, mais la quasi-totalité de ce qui est
spirituel fonctionne sur le mode bureaucratique, militaire, totalisant, à la manière de
n'importe quel groupe. Le groupe "pense", le gourou
"pense". Personne ne pense. Impersonnel comme des majorettes. C'est beau, mais ça ne pense pas.
Ce qui nous amène au second point
: l'impersonnel. L'absence de jugement. L'absence de mémoire, d'histoire,
"ne pas être une personne", ne pas résister, ne pas revendiquer, ne pas refuser. Pas d'alternatives, pas d'espoir, pas de rébellion. "Penser, c’est dire non", disait Alain. Il ne faut pas dire non au Réel, donc il ne faut pas penser.
Dans cette veine, tout le monde, ou presque, parle
du ressenti comme d'une panacée. Là aussi, c'est un moyen commode de flatter
les consommateurs tout en les abrutissant. La conscience au présent ne fuit pas
les sens, le corps : c'est très vrai. Mais aussi, la conscience libre est
indépendante du corps, du "cœur", du ressenti, des émotions. Une conscience qui écoute les sensations n'est pas une conscience libre. Ken
Wilber a bien raison d'accuser ces adorateurs du ressenti de confondre le trans-rationnel
avec le pré-rationnel. Le plus souvent, "l'écoute du corps", la
célébration de l'enfance innocente, du clown intérieur, du cœur, de cette prétendue "écoute de
soi", ne sont que des régressions, des façons spirituelles de retourner
dans le ventre de sa maman (bonne fête aux mamans !).
En outre, n'être personne, sans
mémoire, sans jugement, sans initiative, c'est être un pantin, un lâche capable
des pires crimes. C'est être le salaud de Sartre.
Posons-nous la question : peut-on
imaginer un serial-killer éveillé ? Un Hannibal Lecter sans mémoire,
parfaitement à l'aise dans l'instant présent, qui ne se prend pour personne,
qui ne juge pas, qui ne pense pas, pareil à un miroir immaculé, qui ne
discrimine jamais, d'une équanimité imprenable, serein comme l'espace, pour qui
le bien et le mal ne signifient rien, qui est capable de dévorer un visage en
restant juste dans le ressenti, comme un enfant, etc., etc. ?
En fait, il n'est pas nécessaire
de l'imaginer. Ce genre de personne "impersonnelle" existe. Cela
s'appelle un psychopathe. Un être "fonctionnel" mais dépourvu de
tout sens psychologique, de toute empathie morale. Il ressent ce que l'autre
ressent, mais... c'est un autre. Ou alors, l'Autre c'est Moi, comme le sein de maman. L'enfant, jusque vers 7-8 ans semble-t-il, est
incapable de se mettre à la place de l'autre. Il a une sorte d'empathie, mais
pas de sympathie. Il est sans dualité. Sans pensée. Sans discernement. Impersonnel. Tout le monde s'accorde à reconnaître que les enfants-soldats sont d'une redoutable efficacité.
Il y a des cas historiques.
Eichmann, par exemple. J'en parle
parce qu'un film sur Hannah Arendt vient de sortir. Philosophe allemand, et
Juive, elle avait couvert comme journaliste le procès d'Eichmann en 1961. Eichmann
a tué et organisé la plus singulière tuerie de l'histoire, la Shoah. Après cette vie de fonctionnaire paisible, il part tranquillement profiter de sa retraite en Argentine. Capturé, il est jugé à Jérusalem. La quasi-totalité du
procès est visible sur Youtube.
Or, Eichmann est normal. C'est M.
Normal. Il ne pense pas. Mais il ressent. Il écoute de la musique, danse le
tango, a des amis, des enfants, une femme. Il est tendre. Il vit dans son cœur,
pas dans sa tête. Aussi, quand on lui donne des ordres, il obéit. Pas
d'atermoiement, de doutes, rien de personnel. Il fonctionne. Un rouage parfait
dans le tout totalitaire. Il est libre de l'idée d'être une personne. Il ne
regrette rien. Il n'agit pas vraiment. Pas d'initiative. Il se laisse porter
par le cours des choses. Il ne juge pas, ne compare pas, ne revient pas sur le
passé, sur son image, sur sa valeur morale (comble de l'individualisme
occidental moderne décadent !). Eichmann incarne de façon troublante l'action impersonnelle tant vantée par les chantres de la non-dualité. La "banalité du mal" ne désigne-t-elle pas la vie impersonnelle ?
Donc, un homme simple,
impersonnel, un x dans la foule, peut agir comme un psychopathe.
L'éveil - décrit comme éveil à une
conscience impersonnelle, sans dilemmes, fonctionnelle, établie dans le ressenti
de l'instant présent - est-il le Bien souverain ou une pathologie, le lit des
pires monstruosités ?
Peut-on vraiment se vanter, comme
le font des centaines d'"éveillés", d'avoir dépassé toute morale ?
On pourrait prendre d'autres exemples. Le Zen en guerre.
L'expérience de Milgram (avec son remake sur France 2). Himmler qui fît traduire et distribuer la Bhagavadgîtâ pour ses S.S., avec des cours de yoga. Ou la vie en entreprise
- l'abandon à l'action, toujours juste et impersonnelle, du Marché.
Si l'on peut avoir toutes les qualités
d'un éveillé et se comporter comme un psychopathe, ne faut-il pas revoir la définition
de l'éveil ? Dans la tradition chrétienne, on a réfléchi à ce qui pouvait distinguer
les deux (même si c'était souvent pour de mauvaises raisons, pour défendre un pouvoir
temporel). Comme Kant a réfléchi à la différence entre vertu et moralité.
Mais je crois que presque personne,
dans ces milieux, n'en est capable, car le but n'est pas la liberté, mais le pouvoir
- la jouissance infantile, sans limites, du pouvoir, si dérisoire soit-elle. Le
côté obscur de l'éveil.
Donc, il n'y a pas d'éveil digne de
ce nom sans réflexion. Comme dit Arendt "penser donne de la force". Sans pensée, le meilleur peut devenir le pire.
P.S. : je ne veux pas provoquer de polémique, mais je note que Heidegger n'a jamais regretté publiquement son passé nazi. Il a vécu "sans récapitulation", dans l'instant présent, des couloirs de l'Université nazie jusqu'aux sentiers champêtres de la "gelassenheit". Sans dualité.