Le désir est-il mauvais ?
Les traditions spirituelles semblent unanimes : le désir est la cause de toutes nos souffrances ; et l'éradication du désir, ou du moins sa réorientation vers le divin, est la condition sine qua non de la félicité en cette vie.
A ce jugement négatif s'ajoute l'idée que le corps est la source du désir. C'est en lui que gît cette mystérieuse puissance, féminine et (donc) difficile à dompter.
Mais en est-il bien ainsi ?
Lisons ce passage d'Abhinavagupta, un maître du tantra de l'An Mille. Avant le passage qui suit, il vient d'expliquer que tout plaisir vient de la conscience universelle. Et il ajoute :
"Même une forme ne peut être source de plaisir pour l’œil, que si elle s'unit à la grande extase qui n'est rien d'autre que l'excitation de l'énergie séminale (présente dans le corps sous forme de sang et de sperme). Et il en va de même pour l'oreille, quand elle entend par exemple une douce chanson. Les autres sens, de même, ne savourent (du plaisir) dans leur objets respectifs qu'en savourant l'extase créatrice en sa plénitude, et non par une simple excitation confinée à eux-seuls."
L'oeil, l'oreille et les autres sens, en effet, ne sont que des objets matériels, privés de conscience propre et incapable d'éprouver la moindre excitation. Si excitation il y a, elle ne vient ni des objets, ni des sens. L'excitation est l'écho du souvenir d'une plénitude absolue, qui transcende les limites physiques, et qui est donc susceptible de nous arracher à ces limites. Mais poursuivons :
"C'est pourquoi même les formes d'un très beau corps d'une femme au visage charmant, dont les hanches se balancent et dont le chant est exquis, n'engendrent pas une pleine félicité en ceux qui sont comme des pierres, en ceux dont l'énergie séminale n'est pas arrivée à maturité, en ceux en qui la félicité de la passion - laquelle n'est que l'excitation de cette énergie séminale - fait défaut.
L'émerveillement de la délectation survient dans la mesure où (l'énergie séminale) parvient à maturité. Car si (cette énergie) est entièrement absente, (on observe) qu'il n'y a qu'inertie, puisqu'il n'y a ni émerveillement, ni délectation. Et il est dit (dans les traités d'esthétique) qu'être doué de cœur, c'est être possédé par un surcroît d'émerveillement et de délectation, laquelle consiste (justement) en une excitation de l'énergie séminale."
Abhinava, Parâtrîshikâvivarana, p. 202
L'énergie séminale, c'est le sperme ou son équivalent féminin, le sang. Subjectivement, cette énergie est le désir.
Que dit Abhinava ?
Il dit que sans désir, rien n'est désirable.
Autrement dit, il renverse la vision classique, à l'instar de Spinoza en Occident :
Ce n'est pas la chose qui suscite le désir,
mais le désir qui rend la chose désirable.
Chacun peut en faire l'expérience : quand on a très faim, un simple débris de biscotte peut faire saliver. Alors que quand on est rassasié, l'odeur d'un poulet rôti fumant nous laisse indifférents. Ou alors, tel corps qui nous excitait avant l'amour, nous laisse froid après.
Pourtant, ce corps n'a pas changé ! Mais qu'est-ce qui a changé alors ? Le désir ! C'est lui la source de l'excitation, et non le corps ou tel objet. Voilà pourquoi le désir, une fois satisfait, c'est-à-dire une fois disparu, échoue à faire notre bonheur.
On peut en tirer deux leçons :
-Le désir n'a pas son origine dans le corps, ni dans aucun objet. Ou, alors ? Dans la Source divine universelle, comme le révèle l'expérience du premier instant du désir : nous percevons alors que tout ce que nous désirons, avons désiré ou désirerons jamais, ne fait qu'un avec notre essence.
-Le désir est un bien précieux. En d'autres termes, le désir est désirable. Sans lui, il n'y a plus de plaisir, plus d'excitation, plus de vie, plus de conscience. "Malheur à qui n'a plus rien à désirer !", dit Rousseau. Pourquoi ? Parce que le désir est l'essence de la conscience, qui est elle-même l'essence de tout. Le désir est donc le Cœur du cœur, L'Âme de l'âme.
Mais alors pourquoi le désir est-il cause de souffrance ?
En réalité, ce n'est pas lui qui nous fait souffrir, mais uniquement la croyance que l'objet désiré est séparé du désir. Que nous sommes séparés de ce que nous désirons. Or, l'expérience du premier instant du désir, sans séparation entre le sujet et l'objet du désir, suffit à faire ressentir l'unité, et donc une plénitude. Qui n'est ni la souffrance de la séparation. Ni l'ennui qui fait souvent suite à la satisfaction.