dimanche 30 janvier 2011

D'où sortent ces deux bras opposés ?

Chapitre 4 : la déité

Quand Śiva oublie sa vraie nature

En manière de jeu spontané, c'est la prison[1].

Quand il se souvient (de sa vraie nature), quand il (la) réalise[2]

Grâce à la fréquentation respectueuse du maître et de l'enseignement, c'est la délivrance. 1


Dès lors, qui est prisonnier ?

Qui est délivré ? Et de quoi ?

Ô merveille ! Tout cela est Śiva[3].

Prison et délivrance sont ce qui fait que Śiva est Śiva[4] ! 2


La prison, c'est quand Śiva joue à descendre.

Quand il s'amuse à s'élever, c'est la délivrance.

Ce double mouvement est une merveille,

La plus haute souveraineté, la plus libre des libertés souveraines ! 3


L'Absolu Seigneur, absolument libre,

Joue le jeu des trente-six tattvas qui forment cette totalité des phénomènes de l'univers.

Il paraît ainsi découvrir

Une sorte de félicité innée[5]... 4


Balajinnātha Paṇḍita, Le Miroir de la liberté (Svātantrya-darpaṇam), Munshiram Manoharlal, Delhi, 1993





[1] bandha : le lien.

[2] pratyavamarśa : quand il prend intensément conscience de lui-même comme libre conscience.

[3] śiva : bien, bon, heureux. Akhilam śivamayam : samantabhadram vā... Śiva n'est pas seulement la délivrance, il est le jeu des opposés, des transformations, de relations. Rien ne s'oppose à Śiva, tous s'opposent en lui. De même, Ramana disait que le signe infaillible de l'expérience authentique de la non dualité, c'est qu'elle ne contredit ni n'est contredite par rien.

[4] Litt : la śivaïté de Śiva.

[5] Le Seigneur est la félicité. Mais il joue à se perdre pour mieux se retrouver. Merveille. La conscience est, par nature, un jeu tragi-comique, une incomparable dramaturge. Ivresse de se perdre en toute sécurité. On peut rapprocher ce sentiment - le comble de la délectation selon Abhinavagupta -, du sentiment du sublime tel qu'il est définit par Kant. Le sublime, c'est de se sentir menacé alors même que l'on se sait en parfaite sécurité.


La connaissance de soi

Le site Actu Philosophia n'est pas du genre spiritualiste, encore moins orientaliste. Cette critique d'une réimpression d'un ouvrage de M. M. Davy est d'autant plus remarquable. Saluons-la.
Mme Davy fût l'exemple d'un esprit ouvert. Familière du corpus de la philosophie occidentale, elle a travaillé sur des auteurs médiévaux. Elle lisait les philosophes "orientaux" (?) et, chose de plus en plus rare, elle osait l'écrire. Plût au Ciel qu'elle inspire les générations futures !

vendredi 28 janvier 2011

Le monde est-il un mythe ?

Autre extrait du poème sanskrit de l'élève de Ramana, Lakhsaman Sharma, avec à nouveau la stance inaugurale. Remarquez que le "Cœur" est certes mentionné, mais la définition donnée reste assez abstraite ("la conscience"). C'est que l'auteur semble adopter une perspective très "védântine". Chaque disciple ou témoin de Ramana a ainsi proposé une interprétation colorée par sa propre philosophie. Notons aussi que la quasi totalité des livres relatant l'enseignement de Ramana sont traduits du tamoul oral, car Ramana s'est toujours exprimé dans cette langue difficile. Aujourd'hui encore, même les livres en tamoul vendus à l'ashram sont en fait des traductions de l'anglais ! La seule source tamoule de l'enseignement de Ramana est l'œuvre de Muruganar, cet incroyable poète. Il aurait composé près de 20 000 vers sur Ramana et son expérience auprès de lui. Parmi les textes traduits, la référence, avalisée par Ramana, est le Guru Vacaka Kovai, en 1254 versets. Mais voici l'extrait :

L'Upaniṣad de la science ultime selon Ramana (Śrīramanaparavidyopaniṣad)

de Lakṣmaṇa Śarma


Seigneur présent en son essence

A l'intérieur de toutes les créatures

Comme "je" (bien qu'il) ne soit pas objet de science,

Maître des maîtres, dieu primordial incréé,

Je te salue, sublime Ramana, océan de compassion.


Je salue Dakṣiṇāmūrti[1]

Dont le corps imbibe, comme l'espace,

Ses trois formes manifestes :

Le Seigneur, le Soi et le maître. 1


Nous exposons ici l'habitation naturelle[2] en soi-même,

Synonyme de "connaissance",

Enseignée dans les principales Upaniṣads comme la Māṇḍūkya[3]

Avec la méthode de réalisation adéquate

Et révélée parfaitement par l'expérience innée[4]. 2


(...)

Le réel est dans le Cœur, spontanément manifesté.

Il est l'unique réalité innée, l'essence même de la connaissance.

Reposer dans le Cœur l'esprit en paix,

C'est s'éveiller à lui, et c'est aussi la délivrance. 7


Cette manifestation dans le Cœur est l'essence du Soi,

Et aussi la conscience limpide, une à jamais.

Elle est la réalité - (comme) le fondement -

Du monde entier, nommée "l'Absolu".

(Le monde et sa réalité) sont à la fois différents et identiques. 8


Mais cet univers est projeté mentalement par ignorance

Sur ce fondement immaculé - la réalité -, qui est notre essence innée.

Il semble voiler (la réalité) et paraît réel

Aussi longtemps que dure l'ignorance. 9


De même que le serpent voile la corde

A la faveur de la pénombre,

Le monde voile le Soi

Et paraît réel aussi longtemps que dure l'ignorance. 10


Par ignorance, le Soi (se croit) limité par le corps.

Il est (alors) prisonnier du devenir - "je suis heureux", "je suis malheureux".

Il semble ignorant, séparé du Soi suprême,

Mais il est le Soi lui-même, et rien d'autre. 11


Cette transmigration du Soi est donc une pure affabulation.

Mais on ne le comprend que dans l'état non mental.

"Car il n'y a pas d'ignorance en dehors de l'esprit.

L'ignorance, c'est l'esprit, forme (même) des liens du devenir"[5]. 12



[1] Forme de Śiva qui enseigne la non dualité par le silence. Jeune, ses auditeurs sont des sages âgés. Abhinavagupta et Ramana étaient tous les deux comparés à Dakṣiṇāmūrti.

[2] Sahaja : terme essentiel. "Naturel", donc facile, inné. Ramana disait que la réalisation du Soi est la chose la plus facile.

[3] Texte magnifique et célèbre à juste titre, non dualité inspirée par le bouddhisme du Mahāyāna autant que par les Upaniṣads.

[4] Nija : fait écho au sahaja de la première ligne. Nous sommes déjà le Soi (ātmā). La seule pratique nécessaire et efficace est de s'y plonger (vicāra). Selon l'A., l'état naturel est révélé par lui-même à travers les Upaniṣads et Ramana. On peut aussi comprendre "telle qu'elle a été expérimentée par lui, (par Ramana)".

[5] Citation du Vivekacūḍāmaṇi, traité du XVIe siècle par un certain Śaṅkara Bhāratī, inspiré du Yogavāsiṣṭha.


Écoutez une oeuvre composée par Ramana, "La Science de l'être", récitée dans l'original tamoul. Curieusement, cela sonne parfois comme une récitation coranique par des dévots de quelque confrérie soufie ! :

dimanche 23 janvier 2011

Les mots dans le Texte

Suite et fin du chapitre trois du Miroir de la liberté :


L'organe[1] interne[2] est triple[3],

Et l'organe externe[4] se déploie[5] de dix façons[6].

L'effet est de deux sortes : subtil ou grossier[7],

Chaque sorte étant divisée en cinq. 22


D'autre part, l'état indifférencié

De cet ensemble de causes et d'effets

Est la nature, la substance[8],

Présente en trois modes[9]. 23


La (pure) connaissance du Seigneur

Qui perçoit la totalité des choses

Comme si elle était son propre corps

Devient la (qualité nommée) "transparence-plaisir"

Chez l'être pour qui la contraction (est devenue comme une seconde) nature.

De même, l'action du Seigneur devient "agitation-souffrance". 24


Quant à la Puissance d'illusion du Seigneur,

Elle est appelée "indifférence" chez l'être asservi.

Dans cet état imprégné de dualité,

Ces Puissances (de connaissance, d'action et d'illusion) ne sont pas des pouvoirs,

Mais des modes (de la nature matérielle, inerte et extérieure au sujet limité). 25


Ce qui est félicité de l'existence[10] pour le Seigneur

- Félicité permanente et inséparable de lui -

Cela est transparence-plaisir pour l'être asservi.

L'absence de plaisir est indifférence

Et le mélange de plaisir et d'absence de plaisir est agitation-souffrance. 26


Voilà pourquoi le transparence est plaisir.

Et l'indifférence est confusion parce qu'elle est une absence (de conscience-félicité).

L'agitation est un mixte de manifestation et de non-manifestation.

Elle est donc mouvement est mal-être. 27


Les tattvas qui vont jusqu'à l'Homme et à la Nature

Sont inclus dans la doctrine du Sāṃkhya.

Mais dans l'enseignement du Grand Seigneur,

Il y a en plus la sextuple camisole et (les cinq tattvas "purs") de Śiva, etc. 28


Conjonction, etc., substance, trait général,

Temps, espace, action, etc. :

Tout cela, ce sont différentes formes de relation.

(Or, la relation) c'est l'unité d'une diversité, et rien d'autre[11]. 29


Mais[12] comment peut-il y a avoir dualité-diversité dans la plénitude ?

Pourtant (la dualité) apparaît bel et bien

A cause de la manifestation discontinue (de cette conscience continue).

C'est la Puissance d'exclusion de Śiva

Qui tend à manifester une discontinuité[13]. 30


Une fois (cette dualité-discontinuité) manifestée,

La Puissance qui fait apparaître

(Une autre dualité sous la forme) du sujet et de l'objet

Est la Puissance de connaissance, d'une diversité infinie

Selon les traités. 31


La Puissance du Seigneur grâce à laquelle apparaissent

Sous maintes formes

Le sujet qui se souvient et son souvenir

Est la Puissance de mémoire.

De fait, cette triade de Puissances (exclusion, connaissance et mémoire)

Constitue le fondement de toute activité dans le monde[14]. 32


Les êtres accomplis disent que le Seigneur Suprême

Est Parole Suprême, car son essence est de prendre conscience (de lui-même).

L'essence de la parole, même dans les échanges ordinaires faits de cognitions,

C'est toujours l'acte de prise de conscience (de soi)[15]. 33


Ensuite, il y a la parole envisagée dans sont état

A la fois différencié et indifférencié, dépourvu d'articulation.

C'est la Parole Visionnaire[16].

Cette Parole,(une fois articulée) dans l'intellect, est la Médiane.

Quand elle (devient audible) à l'extérieur (du sujet qui parle), elle est la parole Articulée. 34


Balajinnātha Paṇḍita, Le Miroir de la liberté (Svātantrya-darpaṇam), Munshiram Manoharlal, Delhi, 1993



[1] Le sanskrit dit "la cause". Ce que nous appelons "organes" ou faculté, est appelé ici cause, car ces sont autant de causes de l'univers objectif qui se déploie dans notre conscience. Les objets sont les "effets" de ces causes. Ces organes sont en réalités le pouvoir conscient mais contracté, limité.

[2] L'organe interne, autrement dit l'esprit.

[3] L'activité de synthèse et de prise de décision est "l'intellect" (buddhi), l'activité de doute et d'analyse des données sensorielles est "le mental" (manas) et l'activité qui consiste à revendiquer certaines choses comme si nous étions le corps, le souffle ou les représentations mentales est "le je factice" (ahaṃkāra), autrement dit l'ego.

[4] Les cinq sens et les cinq modes d'actions sur le monde.

[5] Comme souvent dans les pensées anciennes, l'activité sensorielle est pensée comme une activité : la vision "sort" de l'œil et se déploie vers les objets. Du reste, Abhinavagupta prescrit une visualisation de la conscience sous la forme d'une lumière brûlante qui sorte par les cinq sens et qui va consumer les objets des sens. Tout à fait cohérent dans un système idéaliste. Dans le Kālīkrama, les organes sont symbolisés par des déesses, les terribles yoginīs, qui s'unissent aux siddhas-objets des sens. Leurs unions, comme autant de répliques de l'union permanente de Śiva et Śakti, engendrent les mondes innombrables.

[6] Les cinq sens sont la vision, l'audition, la gustation, la tactation et le sniffage. Les cinq organes d'action sont la préhension, la locomotion, l'élocution, l'excrétion et la copulation. Notons que, par exemple, la préhension n'est pas réduite aux mains, car on peut saisir un téléphone avec l'épaule, etc. Chaque faculté est omniprésente dans le corps.

[7] Subtil : les données sensorielles brutes (les qualia). Grossier : les éléments matériels (solidité, liquidité, chaleur, mobilité, espace, définit comme ce qui "donne lieu" à la solidité, au mouvement, etc.). Ces éléments résultent de la combinaison des qualia. Ce qui, encore une fois, va dans le sens de l'idéalisme. Les phénomènes sont donnés, alors que la matière résulte d'une construction abstraite.

[8] Prakṛti, pradhāna : l'étoffe inerte dont sont faites les choses. Mais il y a au moins trois manières d'envisager cette matière dans la Pratyabhijñā : considérée comme objet, elle est la matière. Du point de vue subjectif, elle est l'inconscient, la somme des traces des actes conscients qui affleurent dans le sommeil profond, notion proche de celle d'alaya-vijñāna. L'inconscient, c'est ce que nous percevons dans le sommeil profond, mais ce sont aussi les objets inertes et toutes les formes d'ignorance. Ces deux points de vue envisagent la prakṛti comme un aspect de Māyā. Mais du point de vue de la pure science, cette matière est la conscience se prenant pour objet. L'inconscient est donc une forme de conscience de soi. C'est pourquoi, au fond, l'état de sommeil profond "diffère d'une différence qui est néant" de la pure conscience, de même que dans le bouddhisme l'inconscience est à la fois opposée à et identique au dharmadhātu.

[9] Ces trois modes sont le plaisir, la souffrance et l'indifférence. Selon la Pratyabhijñā, le plaisir est un fragment de la lumière de la conscience, un pur apparaître sans jugement. La souffrance est un mélange de conscience et d'inconscience, ou de plaisir et d'absence de plaisir. L'indifférence est inconscience. Peut-être une manière de dire que la souffrance est préférable à l'indifférence. D'autre part, la souffrance est liée à l'inconscience, et la souffrance est un plaisir incomplet. Cette incomplétude est inconscience. Donc la cause de la souffrance est l'inconscience. L'inconscience est une conscience contractée, objectivée, réifiée jusqu'à l'oubli de soi. Quoi qu'il en soit la nature est, comme la pure conscience de soi, un état d'équilibre, un état indifférencié. Mais la nature est un état de pure inconscience en laquelle gisent toutes les formes d'inconsciences, telles des noiraudes dans la nuit obscure.

[10] L'existence (sattā) est synonyme de lumière consciente, manifestation, pur apparaître, donation, présentation (prakāśa). C'est une félicité car cette manifestation est ressaisir, représentée immédiatement comme manifestation de soi en soi-même.

[11] "Et rien d'autre" : touts les concepts que l'on emploie dans la vie reposent sur la relation. Cette relation est une synthèse, et cette synthèse, c'est la conscience, le Soi. Autrement, rien n'est possible ni explicable.

[12] C'est une objection.

[13] La conscience peut prendre conscience d'elle-même comme inconscience. D'où l'expérience de la discontinuité de la manifestation consciente.

[14] Nous sommes là au cœur de la Pratyabhijñā. Trois chapitres de la première partie des Stances pour la reconnaissance sont consacrés à ces trois Puissances. "L'activité dans le monde" traduit (?) vyavahāra : échange, commerce, transaction et par suite échange linguistique (mais pas nécessairement verbal).

[15] Il y a deux sortes de prise de conscience. Lorsque la conscience se ressaisi comme conscience sans objet, c'est vimarśa. Lorsque la conscience saisit un objet, c'est un vikalpa. Mais les vikalpas ne sont possible que sur fond de vimarśa. Les mots comme conventions ne sont possibles que sur fond de conscience - Parole Suprême - non conventionnelle.

[16] Comparée par Abhinavagupta à la vision globale d'une cité comme Śrinagar depuis une colline.


jeudi 20 janvier 2011

"Les animaux ne sont pas des êtres réels"

Je ne suis pas un fan de Prabhupâda. Combien ai-je de souvenirs de disputes avec des Hare Krishna ! Je me souviens qu'une fois, à Vrindâvan, le cuistot Hare Krishna, qui était français, avait préparé un gâteau pour mon anniversaire. Me l'ayant apporté, il ne pu s'empêcher de me demander ce que je pensais du mâyâvâda, la théorie non dualiste selon laquelle tout est une illusion. Un grand moment...

Cela étant, le document ci-dessous fait réfléchir. Le début est une entrevue entre Prabhupâda et le cardinal Daniélou (le frère de Jean). Quelle caricature ce Daniélou ! On sent la même bêtise franchouillarde que chez son frère, la même haine viscérale de l'Autre. Il affirme, sans sourciller, que "seuls les êtres humains sont réels. Pour nous [les Catholiques], les plantes et les animaux ne sont que des apparences". Pour le coup, je me retrouve plutôt du côté de Prabhupâda.


mardi 18 janvier 2011

L'acte volontaire : une superstition de logicien ?

Je participe ce samedi à une table ronde organisée à la Cité des Sciences sur le thème de l'acte volontaire. Y a-t-il quelqu'un aux commandes ? Un agent ? Ou bien seulement des enchaînements de causes et d'effets ?
Nietzsche part d'un "petit fait" : nous ne contrôlons pas nos pensées. Du moins pas toutes. Il faudrait alors plutôt dire "ça pense", tout comme " il pleut". Le "moi" comme cause des pensées et des actes ne serait donc qu'une superstition de logiciens. Le Soi ne serait que la contrepartie de Dieu tout-puissant, réaction pathologique face à un univers par trop créatif pour certains corps.
Et la science ne fait qu'abonder dans ce sens.
Mais alors, pourquoi sommes-nous persuadés d'être des agents ?


Les informations pratiques se trouvent sur le site de la Cité.

dimanche 16 janvier 2011

Samaveda

On entend souvent dire que le Sâmaveda - le chant des poèmes védiques - est à l'origine des genres du chant classique indien comme le dhrupad. Voici un enregistrement qui va dans ce sens. Le chant samâvédique y ressemble beaucoup au grégorien.

Le pouvoir corrompt...

Une journaliste indienne a réalisé quatre documentaires autour de Kabir, le poète tisserand. Héritier de Saraha, il dénonce comme lui les artifices, les institutions et les rituels. Mais, comme lui, il a inspiré des sectes, des institutions et des rituels... Dans les dix premières minutes du documentaire ci-dessous, on voit une réunion des kabir panthis, avec leur gourou entouré de ses gardes, avec ses queues de yak, ses "vive lui !", ses préchi-préchas, ses ayatollahs plein de bonnes intentions. Forte illustration des forces sociales à l'œuvre dans la formation des religions. Il en va comme pour le capitalisme. Si vous réussissez à vous faire entendre contre lui, vous devenez un argument de vente au service du capitalisme. Si votre message anti-religion se diffuse, il y a de fortes chances pour que vous deveniez le fondateur de la prochaine religion. Comment échapper à ce mécanisme ?
Le héros de ce film, le barde kabirien Prahlad Tipaniya, choisit de réformer les kabir panthis de l'intérieur, en devenant lui-même l'un de leur gourous officiels. Il doit alors faire face aux critiques de sa femme, de ses amis et de sa conscience.
Un document exceptionnel qui en dit long, très long. Si quelqu'un souhaite traduire les sous-titres, ce serait une chose merveilleuse !




Où l'on dépasse l'opposition entre liberté et déterminisme

Suite du Miroir de la liberté :


La suprême Puissance d'illusion (māyā)

Est la tendance de Śiva à se trouner vers l'extérieur,

Vers une manifestation séparée (de soi)[1].

C'est à cause d'elle qu'une esquisse d'objectivité

Se fait jour dans les états dits "de l'Éternel Śiva" et "du Seigneur"[2]. 10

Tel est le tattva nommé Māyā,

Quand Śiva jette un voile sur lui-même.

Par le pouvoir de cette (Māyā),

Śiva lui-même considère toute chose

Comme un "cela" séparé (de lui, des autres choses et des autres sujets). 11

Confus, il s'identifie[3]

Au corps et autres (objets)

Pourtant privés de conscience.

Et, totalement délimité[4] à cause de cette (Puissance) d'illusion,

Il n'a plus aucune conscience de sa nature de conscience. 12

On le nomme alors "homme"[5].

Il semble être étouffé par une sextuple camisole :

Le temps, la compétence, la science,

L'attachement, la nécessité et l'illusion elle-même. 13

Le temps est la succession (des phénomènes).

Parce que (Śiva) s'identifie

Au corps, etc. qui sont pourtant (des objets) inertes,

Cette succession affecte l'objet connu. 14[6]

Même en ce monde (impur car limité et factice),

L'homme à la capacité de connaître et de faire certaines choses.

Et il faut comprendre que ces capacités, (mêmes limitées),

Sont la science et la compétence (du sujet) limité par la (sextuple) camisole[7]. 15

L'attachement qu'il porte à ses propres membres

- Son corps et autres objets de sa dilection[8] -,

Comme s'ils étaient investis de qualités éminentes,

Est l'attachement[9] de cet homme, dit-on. 16

Cette Puissance du Seigneur

Qui s'oppose à la liberté de l'homme

Est la nécessité qui le régule par des lois

Dans toutes ses actions et toutes ses cognitions[10]. 17

Etouffé par cette camisole,

L'homme transmigre en maintes matrices

Faisant l'expérience du malheur et du bonheur

Au paradis, en enfer et chez les mortels. 18

Le sujet est nommé "Seigneur" par convention

Quand il détient la Puissance de la (Pure) Science.

Mais ici-bas, dans le cycle du saṃsāra,

Il est appelé "minus", "bétail" ou "vivant". 19

Le Seigneur suprême joue à déchoir.

D'un côté, il devient ainsi un vivant de peu de savoir

Et, de l'autre, il devient une nature faite

D'organes avec leurs effets respectifs[11]. 20

Même s'il devient ainsi,

Dieu ne déchoit en rien de sa propre nature

Parfaite de suprême Śiva :

Telle est la suprême liberté śivaïte. 21

Balajinnātha Paṇḍita, Le Miroir de la liberté (Svātantrya-darpaṇam), Munshiram Manoharlal, Delhi, 1993



[1] En fait, cette manifestation de la dualité dans l'oubli de 'unité se caractérise par une triple différenciation : entre le sujet et l'objet, entre les objets, et entre les sujets.

[2] Autrement dit, la Puissance d'illusion s'actualise déjà dans les cinq tattvas dits "purs", puisqu'en eux le "cela" qui caractérise l'objectivité apparaît déjà. Mais dans ces formes d'expérience pures, la conscience se manifeste comme illusion, comme apparence d'une séparation, sans pour autant être dupe de cette illusion. Bien plutôt, la dualité y apparaît comme une libre manifestation de soi. Dans les tattvas impurs, au contraire, la dualité est comprise comme une manifestation extérieure à la conscience. Notons que cette Puissance d'illusion n'est pas comptée au nombre des 36 tattvas, mais elle définie, car de fait elle constitue l'élément commun à tous les tattvas impurs. La hiérérachie des 36 n'est pas une invention de la Pratyabhijñā. Elle est le fruit d'une élaboration séculaire au sein de différentes sectes. Abhinavagupta et les autres penseurs de la Pratyabhijñā doivent donc s'accomoder d'un schéma qui ne leur convient pas parfaitement. Cependant, les grandes lignes sont claires : il existe une conscience qui se manifeste comme objet (le corps et tous les phénomènes qui constituent les mondes). Quand elle se ressaisit comme se manifestant en ces objets innombrables sans oublier sa liberté native, c'est l'expérience pure (les cinq premier tattvas). Mais quand elle se prend pour le corps, objet parmi d'autres, c'est l'expérience impure, dont fait partie notre monde.

[3] Il "prend erronément en tant que son Soi".

[4] Délimité dans le temps, dans l'espace et dans la forme.

[5] C'est le puruṣa du Sāṃkhya.

[6] Le sujet connaissant s'identifie à un objet temporel : "J'étais jeune, je suis adulte, je serais vieux". Il projette alors cette vision temporelle sur les objets, qui deviennent passés, présents ou à venir. Cette succession des phénomènes est ensuite synthétisée de diverses manières, donnant ainsi naissance aux actions. Le temps et l'action sont des constructions. Mais ces constructions ne sont possibles que parce que le sujet est en réalité permanent (nitya) : il est la synthèse des phénomènes, il est l'action, il est justement l'activité de constructions d'un sujet et d'un monde factice. C'est en cela que la Pratyabhijñā se distingue du bouddhisme Yogācāra. Ce dernier ne voit dans l'activité constructrice (vikalpa) qu'un fonctionnement mécanique, alors que la Pratyabhijñā y voit la libre créativité de la conscience.

[7] Autrement dit, même si le libre-arbitre et le savoir humains sont limités, elles sont en réalité la libre conscience qui se contracte librement. Même limitée, la conscience reste ce qu'elle est. Il faut voire que l'idée de contraction (saṃkoca) est prise en un sens positif : la conscience se contracte librement. Elle ne se divise pas, elle ne s'ampute pas. Elle se contracte, ce qui revient à dire ses pouvoirs changent d'échelle, mais pas de nature, de même que l'homme qui choisit d'obéir à une loi ne renonce pas pour autant à sa liberté.

[8] Cela peut être le corps, mais aussi une maison, des enfants, de l'argent, une religion, etc.

[9] rāga : attachement, coloration, conditionnement affectif.

[10] Cette nécessité - ce déterminisme- est le visage que prend la liberté quand la conscience oublie librement sa liberté et s'identifie librement à des objets privés de liberté souveraine. Finalement, ce qui est déterminisme pour le sujet limité, factice, est liberté pour le vrai sujet.

[11] La conscience immédiate de soi semble se diviser en sujet et objet. Le sujet limité fait face à un monde, une nature inerte, étrangère. Notons cependant que la nature (prakṛti) est définie comme si elle était un corps constitué d'organes (karaṇāni) causes de leurs objets (kārya). Ainsi la nature, ces sont les yeux ou les bras, qui sont les causes les formes, des couleurs et des choses préhensibles. Jusqu'au bout, l'objet demeure subordonné au sujet.

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