lundi 24 avril 2023

L'espace de la conscience


 

Ramana Maharshi est, avec Nisargadatta et Âtmânanda, le plus influent maître de non-dualité au XXè siècle.

Il a peu écrit, mais surtout des poèmes de dévotion, dans différentes langues. Plusieurs textes sont en sanskrit, que j'ai traduis et publiés.

Un texte important que je n'ai pas traduit est l'Enseignement secret de la science suprême selon Ramana, Ramana-para-vidyā-upaniṣad. Il s'agit d'un poème en 700 versets qui présente sa pensée. Il n'a pas été rédigé directement par Ramana, mais par Lakshman Sharma, l'un des rares élèves à qui il a donné des cours particuliers. Ce poème didactique est particulièrement intéressant, car il reflète la pensée de Ramana à la fin de sa vie et il a été composé sous son contrôle direct. Il aurait, en effet, vérifié chaque verset et l'aurait remanié quand cela lui semblait nécessaire.

Le contenu est, au départ, assez classique : le monde et l'individualité sont une illusion qui se dissolvent dans l'évidence de la pure conscience. Mais un bref passage, 507-515, détonne. Il y est question de ce qui tient le plus à coeur au sage d'Arunâchala : la plongée en soi, dans le "coeur", ce lieu en soi où se révèle l'énergie du Soi, ātma-śakti. Dans cette dizaine de versets étonnants, il n'est plus question d'illusion et de pure conscience, mais de la Shakti divine qui prend possession du corps et de l'âme, pour les transformer à jamais.

Cet ensemble culmine dans le verset 15, qui aurait pu être proclamé par un maître du Tantra, de la Pratyabhijnâ, ou plus encore, de la tradition de Kâlî :

jñāna-agninā viśvam idam pradagdham

saha ahamā yatra mahā-śmaśāne

cid-vyomni tatra aham-ahantayā 

sadā-śivo nṛtyati kevalaḥ san

Cet univers est consumé par le feu de la connaissance,

avec le 'je', dans le grand champ de crémation,

dans le ciel de la conscience.

Là, cet éternel Shiva danse, seul

en tant que 'je suis je'.

_____________________

Mais dans les versets qui suivent, cette énergie, cette Shakti se dissout dans le Soi sans formes. Dans l'état de réalisation, il n'y plus de Shakti, plus de Mâyâ...

Ici encore, j'observe une certaine tension dans la pensée de Ramana, autour de la problématique de l'énergie, de la vie : 

L'éveil est-il la fin de la vie, ou la transformation de la vie ? 

J'ai brièvement évoqué ce conflit intérieur, dans l'introduction de ma traduction des œuvres sanskrites de Ramana. 

Quoi qu'il en soit ce verset est magnifique et très clair.

vendredi 21 avril 2023

La liberté, et rien de plus !



prakāśa-mātraṃ yat proktaṃ bhairavīyaṃ paraṃ mahaḥ /

tatra sva-tantratā-mātram adhikaṃ pravivicyate // 1

Ce que l'on dit être 'pure lumière'

est la suprême grandeur divine.

Là, ce que l'on peut discerner de plus

est pure liberté.

Abhinavagupta, La Lumière des tantras, II, 1


Ce verset est extrêmement profond !


Autre traduction :


Ce que l'on déclare 'manifestation et rien de plus'

est la majesté transcendante de Bhairava. 

Ceci étant posé, ce que l'on distingue outre (cette manifestation)

est liberté souveraine, et rien de  plus.

________________________

'Manifestation', prakāśa. Littéralement 'lumière', 'illumination'. 

A la fois la lumière manifestante et ce qui est ainsi manifesté. 

La lumière manifestante est le sujet, l'expérience, la source ; ce qui est 'ainsi manifesté' est l'objet, le contenu.

Et ce contenu n'est rien de plus que sa manifestation.

Comme une sorte de projection holographique dans le vide, sans support, l'objet lumineux n'est rien d'autre que la lumière 

qui l'illumine. 

Une sculpture de lumière : voilà ce que sont toutes choses.

La lumière n'illumine pas les choses : elle les fait exister ainsi.

L'acte de manifestation ne manifeste pas des choses préexistantes à cette manifestation. Non, manifester, c'est faire exister, jusqu'au moindre atome.

Pourquoi ? Parce que rien - et même le 'rien' - ne peut être perçu, ni imaginé, ni conçu, en dehors de l'acte de conscience qui en prend conscience.

Il n'y a donc que lumière, illumination, manifestation.  

Et pourtant, nous observons 'autre chose'. Des choses, faites de différences. 

Comment peut-il y avoir de l'ombre, des ombres, si tout est lumière ? 

Parce que cette Lumière est libre. Libre de resplendir comme 'ombre', aussi. Elle n'est pas comme la lumière matérielle. Elle n'est pas comme une chose, condamnée à être ce qu'elle est, et c'est tout. Elle, elle peut tout être. Tout et son contraire. Rien ne peut la définir. Elle joue à se définir, mais ça n'est qu'un jeu. Elle reste indéfinissable. Incompréhensible. Ni ceci, ni cela, ni néant, ni autre chose. Liberté.

Ainsi, il n'y a que lumière. Et ce que je distingue de plus que la lumière, n'est que liberté. 

Ainsi, tout est conscience. Et ce dont je prend conscience 'en plus' de l'acte de conscience, n'est que la liberté de la conscience de se manifester comme 'autre', alors qu'elle n'est rien d'autre.

Le Tantrâloka traduit en anglais par Mark Dyczkowski :

https://amzn.eu/d/16u2PUO

lundi 17 avril 2023

Tout est conscience



Tout est conscience, tout est conscient, tout est doué de conscience. 

Or, tout est dans la conscience.

Donc, tout est dans tout.

Tel est le message de la Vision de Shiva, un poème de Somânanda, maître d'Utpaladeva, formulateur de la philosophie de la Reconnaissance, pratyabhijnâ. C'est la forme de panpsychisme ('il y a de la conscience en tout') la plus extrême que je connaisse.

_________________________

Voici la fin de sa cinquième 'journée', dans un essai de traduction plutôt littéral, sans recherche esthétique :


sarve sarvātmabhāvena sarvajñā vā vyavasthitāḥ || 104 ||

Tout est omniscient,

car tout est tout.

sarve bhāvāḥ svamātmānaṃ jānantaḥ sarvataḥ sthitāḥ |

madātmanā ghaṭo vetti vedmyahaṃ vā ghaṭātmanā || 105 ||

Toutes les choses connaissent leur Soi

(et) existent en tant que toutes (les autres choses).

Le vase connaît en tant que mon Soi,

ou bien je connais en tant que le Soi du vase.

sadāśivātmanā vedmi sa vā vetti madātmanā |

śivātmanā yajñadatto yajñadattātmanā śivaḥ || 106 ||

Je connais en tant que Soi de Sadâshiva,

ou bien il connait en tant que mon Soi.

Kévin connait en tant que Soi de Shiva

ou bien Shiva connait en tant que Soi de Kévin.

sadāśivātmanā vetti ghaṭaḥ sa ca ghaṭātmanā |

sarve sarvātmakā bhāvāḥ sarvasarvasvarūpataḥ || 107 || 

Le vase connait en tant que Soi de Sadâshiva

et Sadâshiva connait en tant que Soi du vase.

Chaque chose est toutes les choses,

car tout a l'essence de tout.

sarvasya sarvamastīha nānābhāvātmarūpakaiḥ |

madrūpatvaṃ ghaṭasyāsti mamāsti ghaṭarūpatā || 108 ||

Tout appartient à tout

en tant que formes du Soi des nombreuses choses.

Mon essence existe pour le vase,

l'essence du vase existe pour moi.

nānābhāvaiḥ svamātmānaṃ jānannāste svayaṃ śivaḥ |

cidvyaktirūpakaṃ nānābhedabhinnamanantakam || 109 ||

Shiva lui-même existe, connaissant son Soi

en tant que les nombreuses choses.

(Mon Soi) prend la forme de la manifestation de la conscience,

(forme) infinie, différenciée en de nombreuses différences.

evaṃ sarveṣu bhāveṣu sarvasāmye vyavasthite |

tena sarvagataṃ sarvaṃ śivarūpaṃ nirūpitam || 110 ||

Ainsi, en toutes choses,

tout est égal.

Tout est donc décrit comme étant Shiva,

tout est omniprésent.

lundi 10 avril 2023

La non-voie est LA voie !


 

Une 'voie directe' est souvent vue comme contradictoire avec une 'voie progressive'.

On suggère que la voie directe est une manière pour l'ego de se flatter. Mais il en va de même pour la 'voie progressive' : en m'appropriant cette échelle, je m'agrippe et me complait dans mes repères familiers. Concentré sur chaque passage de barreau, je reste centré sur moi, sur ce qui est 'mien'. J'avance à ma guise et je peux m'en vanter, même sans le dire à personne d'autre qu'à moi. Je vis en moi, selon ma manière, mes lumières, mes expériences, mes intuitions, mes ressentis, mes habitudes. C'est un art que j'exerce, ou un 'travail', peu importe :

je 'travaille' tel mantra

je 'purifie' tel chakra

je 'guéri' telle blessure

je 'purge' tel karma

etc. etc. Et je 'sais' où j'en suis. J'avance sur le Jeu de l'Oie spirituel, en somme. Or, cette voie est si bien balisée que je risque bien d'y oublier l'essentiel et de ne jamais oublier ce Moi que, pourtant, il me faudra quitter tôt ou tard.

Car pour le gros œuvre, vont bien nos gros bras. Cependant, pour les taches subtiles, les défauts invisibles, seul l'Invisible y fera. L'appel du vide est incontournable, inévitable, l'unique nécessaire. 

Voilà pourquoi Abhinava Gupta et d'autres maîtres de traditions du Tantra et d'ailleurs, invitent à sauter sans attendre. Comme disait Ramana : "La meilleure préparation à la plongée dans le Soi est... la plongée dans le Soi !" Il n'y a pas d'alternatives. Le faux est multiple. Le vrai est un. Voilà pourquoi, même quand il présente la 'méthode individuelle', la méthode basée sur l'effort individuel, Abhinava se presse d'ajouter que chaque méthode amène au bord du vide, du grand vide. Et là, chacun est libre de sauter sans attendre. 

La certitude qu'il n'y a rien à pratiquer est le moteur de la pratique. Non seulement parce que tout est déjà là, mais surtout parce qu'il n'y a rien à attendre de ce qui est parfait. Demander à cela qui n'est que don, est inconvenant. Seule la pratique gratuite est digne de la grâce. 

La Non-voie, le Non-moyen n'est pas au bout du chemin. Il est le commencement du chemin véritable, le Chemin de l'Absolu, anuttara-upâya comme il dit. 'Ne rien faire' c'est se laisser faire, et ça n'est pas rien ! L'inaction est action intérieure, action des plus intenses. Mais le prix est la confiance, l'abandon de mes repères. Accepter de ne pas savoir 'où' ni 'comment'. L'abandon entier. La seule chose qui dépend de moi, c'est cet abandon, ce consentement. Mais il doit être total. Entier. C'est la pratique de l'oraison nue, de silence, de repos, du cœur.

C'est la voie unique, peu importe qu'elle soit 'directe' ou 'indirecte'. Tout voie est fausse tant que je m'appuie sur mes lumières. La voie est vraie quand je m'abandonne à cette Ténèbre plus lumineuse que tout.

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