mardi 30 mars 2010

Aux origines du tantrisme - beurk ?

Le fait de boire de l'alcool ou de copuler sous couvert de religion peut sembler abjecte aux bonnes âmes. Mais ce n'est qu'une version domestiquée des pratiques des "fondateurs" du tantrisme, à savoir les Kâpâlikas. Deux documents, pour faire connaissance (âmes vraiment sensibles, s'abstenir) avec leur descendance contemporaine.



Le monsieur en noir, vers la fin du document suivant, est un certain Dhobia Baba, que j'ai pu fréquenter du côté d'Assi. Sympathique, il m'a même proposé un œil de cheval (lequel agonisait - bruyamment - à quelques centaines de mètres de là). Ces bougres sont généralement d'origine modeste (un dhobi est un blachisseur), mais pas méchants dans le fond. Les Anglais reporters - plus vrais que nature eux aussi - me font bien rire !

Qu'est-ce que le tantrisme pour les Indiens du XXIe siècle ?

Le "Tantra" est populaire dans les pays riches. En Inde, il y a un "Tantra" pour les touristes et les riches Indiens (dérivé des inventions d'Osha, alias "Rajneesh"). Et un tantrisme populaire à base d'astrologie. Mais, à côté de ces phénomènes assez connus ou anciens, il y a désormais un Tantra des classes moyennes de l'Inde. Or, qui dit classe moyenne, dit média, en particulier la TV. Voici un "reportage" en hindi qui montre une sorte de reconstitution (on ne sait pas très bien, la frontière entre journalisme et spectacle étant encore plus floue qu'en Occident) du rituel tantrique qui a le plus marqué les imaginaires, à savoir le fameux rite des "cinq choses qui commencent (en sanskrit) par la lettre M", dont la viande, l'alcool et la copulation.




Le monsieur aux cheveux courts, un certain Satyendra Nâth est présenté comme un grand Yogi, Bhairava incarné. Le rituel du feu (filmé soit-disant dans les environs de Kullu)est un classique du tantrisme. Le mantra qu'ils récitent est la Shrîvidyâ : ka e î la hrîm, ha sa ka ha la hrîm, sa ka la hrîm, un système tantrique distingué et très répandu, centré sur une forme particulièrement érotisée de la Déesse. Les sous titres sont racoleurs à souhait.

dimanche 28 mars 2010

Lectures du Vijnana Bhairava - avril 2010

Kâlî Destructrice-du-Temps, musée de Pattan


Rencontres autour du Vijnâna Bhairava Tantra
Lectures de textes du shivaïsme du Cachemire animées par David Dubois



Ce tantra est le plus célèbre et le plus commenté depuis la redécouverte du shivaïsme cachemirien au début du XX ème siècle. Extrêmement original par rapport aux autres tantras, il se présente comme un extraordinaire catalogue d'expériences spirituelles allant des techniques yogiques les plus sophistiquées jusqu'aux circonstances de la vie quotidienne la plus banale. Nous lirons ensemble le tantra en sanskrit et ses commentaires, ainsi que plusieurs textes apparentés. Le but de ces lectures est de partager nos interprétations dans une ambiance conviviale.

La prochaine séance a lieu le dimanche 11 avril 2010 de 14 à 16 heures à Nogent sur Marne, non loin de Vincennes. Les séances ont lieu tous les quinze jours (consultez les billets les plus récents pour connaître la prochaine date, ou bien écrivez à l'auteur). Aucune connaissance du sanskrit n'est requise. Des photocopies du texte translittéré sont distribuées.

Si vous souhaitez venir, nous vous demandons juste d'écrire à l'auteur du blog afin de recevoir l'adresse où se tiendront ces rencontres.

jeudi 25 mars 2010

Révélation et Tradition - Méthode pour l'éveil II



Suite du début du texte de Śaṃkara :


3 . De fait, la Révélation[1] dit aussi :

"Ayant considéré les mondes (paradisiaques) qui sont les fruits des rituels sacrés, un brahmane doit se détacher d'eux, attendu qu'aucun de ces fruits ne peut être éternel[2]. Alors, pour connaître l'absolu (éternel) il doit, fagot en main[3], approcher un maître qui connaît la Révélation, qui est établi dans l'absolu. Ce maître érudit doit enseigner avec méthode à ce disciple doué de maîtrise de lui-même et de calme, qui l'a approché selon les règles. Il doit lui expliquer la connaissance de l'absolu qui fait connaître l'éternel et l'impérissable."

En effet, seule une connaissance fermement comprise réalise le souverain bien, à la fois pour soi-même et pour la descendance[4]. En outre, cette transmission de la connaissance est salutaire pour les êtres vivants, comme un navire pour celui qui désire traverser une rivière.

Et un traité dit :

"Même si nous donnons entièrement ce monde entouré de (ces) océans, cette (connaissance)-là est encore supérieure à cela".

Car autrement, on ne peut atteindre la connaissance. C'est ce dit la Révélation, par exemple dans ces passages :

"Celui qui a un maître connaît l'Homme".

"La connaissance, c'est seulement par le maître qu'on la connaît".

"Le maître est le guide".

"En ce monde, la connaissance méthodique est le moyen du salut".

Et la Tradition (le) dit aussi :

"Ils t'enseigneront la connaissance"[5].


[1] Le Veda, et plus particulièrement leur partie finale (vedānta), les Upaniṣads.

[2] Si la cause (le rituel) est temporelle, l'effet (le monde paradisiaque) ne peut qu'être temporel lui aussi.

[3] Fagot de bois, combustible pour le feu (sacré) et symbole de richesse.

[4] C'est-à-dire que le disciple devient à son tour capable de transmettre cette connaissance de l'absolu à ses disciples.

[5] La Tradition (smṛti), ce sont les sources du brahmanisme orthodoxe en dehors du Veda, par exemple ici, la Bhagavadgītā IV, 34.

vendredi 19 mars 2010

La non quoi ? Méthode pour l'éveil - I


La "non dualité" est une expression la mode dans les cercles en quête d'éveil. Mais de quoi s'agit-il ? Chacun se réfère en effet à l'expression sanskrite a-dvaita, "non dualité", sans être clair sur les sources de cette expression. On entend parfois l'expression d'Advaita Vedānta, et le nom de Śaṃkara (c. VIIIe siècle). Récemment, une controverse est même apparue, selon laquelle l'Advaita enseigné en Occident ne serait pas l'Advaita "traditionnel". Quelques remarques dans le désordre :

1 Il existe plusieurs sortes de non dualité.
2 La plupart des gens qui parlent d'Advaita ne connaissent pas le sens de ce terme.
3 Il y a l'Advaita Vedānta de Śaṃkara. Il y a d'Avaita Vedanta sans Śaṃkara. Et il y a les Advaitas, pas Vedantas (sans parler des Vedantas pas Advaitas). Vedanta signifie ici "qui s'appuie sur les Upanishads", corpus oral complexe et rempli d'idées apparemment contradictoires sur le monde, son origine, la nature de la conscience, etc., mais aussi la manière de mener sa femme à la baguette pour avoir un fils (et pas une fille).
4 Selon certains, l'Advaita Vedānta est l'Advaita "traditionnel".
5 Mais il y a plusieurs sortes d'Advaita Vedānta.
6 Il y a celui de Śaṃkara. Pour le connaître, il faut lire ses œuvres, difficiles, même une fois traduites du sanskrit.
7 Selon certain connaisseurs de Śaṃkara, comme Swami Satchidanandendra, la tradition de l'Advaita Vedānta qui se réclame de Śaṃkara a trahi Śaṃkara.
8 La "tradition de l'Advaita Vedānta" n'est pas orthodoxe si l'on prend l'œuvre de Śaṃkara comme critère d'appartenance à la tradition de l'Advaita Vedānta.
9 La tradition de l'Advaita Vedānta trahit Śaṃkara car elle s'appuie sur d'autres source que les œuvres de Śaṃkara. Par exemple, le Vivekacūḍāmaṇi n'est pas de Śaṃkara, mais d'un certain Śaṃkarānanda (c. XVe siècle).
10 Ce néovedānta-traditionnel-mais-pas-orthodoxe est largement inspiré par le Yogavāsiṣṭha (c. XIIe siècle ?), qui est Advaita, mais pas Vedānta.
11 Rāmakṛṣṇa, Vivekānanda, Śrī Aurobindo etc. ne sont pas du Vedānta.
12 Ramana Maharishi, Nisargadatta Maharaj, Atmananda Menon, etc. ne sont pas du Vedānta.
13 Poonja, alias Papaji, n'est pas du Vedānta.
14 Pour tous ces maîtres spirituels, la source d'inspiration n'est pas l'Advaita Vedānta traditionnel ni shamkarien, mais des textes Advaita non védantiques tels que le Yogavāsiṣṭha, le Vivekacūḍāmaṇi, l'Aṣṭavakragītā, etc.
15 Tous leurs disciples ne sont pas du Vedānta, ni traditionnel, ni néo.

Bref, c'est la pagaille. Mais c'est aussi la vie.
Ce qui m'intéresse ici, c'est l'évolution, c'est-à-dire le fait qu'une forme de pensée dont tout le monde se réclame (celle de Śaṃkara), sert à légitimer une tout autre forme de pensée. Pour mesurer l'abîme qui sépare "le grand" Śaṃkara de ses "héritiers" contemporains, on pourrait comparer un discours tiré d'un satsang (une réunion spirituelle) d'aujourd'hui (n'importe lequel fera l'affaire), avec un texte de Śaṃkara. Pour donner une petite idée de la non dualité selon Śaṃkara, voici un court traité qui est sans doute du maître (il s'agit du Śiṣya-pratibodha-vidhi-prakaraṇam, inclus dans l'Upadeśa-sahasrī), et dans lequel il décrit sa méthode pour atteindre l'Eveil toujours-déjà-atteint. Voici le début, limpide :

Méthode pour éveiller un disciple

Selon Śaṃkara

1. Nous expliquons ici la manière d’enseigner le moyen d’obtenir la délivrance à ceux qui sont doués de foi et qui aspirent à la délivrance.

2. Ce moyen d’obtenir la délivrance est la connaissance. Il doit être exposé encore et encore jusqu’à parvenir à une compréhension assurée. Le disciple est un brahman[1] en état de pureté rituelle détaché de tout ce qui peut être atteint (mais) qui est impermanent. Il a renoncé au désir d’avoir un fils, à la richesse et au désir d’un (quelconque) paradis[2]. Il a adopté la manière de vivre d’un parfait vagabond[3], il est doué de maîtrise, de compassion, de calme, etc. : il possède au complet les qualités d’un disciple telles qu’elles sont vulgarisées dans les traités. Il a approché (le maître) en respectant l’étiquette, maître qui a examiné sa caste, sa profession, ses activités, sa science et ses ancêtres.



[1] Un membre masculin de la caste la plus haute.

[2] Litt. « au désir des mondes » que ce soit en cette vie ou dans un au-delà.

[3] Litt. « d’un cygne suprême », sorte d’ascète errant, figure suprême de l’ascétisme dans le brahmanisme orthodoxe.


vendredi 12 mars 2010

Morale des intentions ou morale des conséquences ?

Yoginî, temple de Virûpâkshanâtha, Hampi.



Nous vivons une période difficile pour les maîtres (guru) plus ou moins tantriques. On les accuse de tous les crimes en Inde : proxénètes, dépravés, manipulateurs, assassins, margoulins ...
Mais que dit le tantrisme au sujet de l'éthique ? D'ailleurs, y a-t-il quelque chose comme une morale tantrique, ou bien le "Tantra" est-il simplement a-moral, au-dessus de la morale, "par-delà le Bien et le Mal", comme aiment à le penser certains ?
En fait, les textes prescrivent des règles (samaya, vrata, cârya, vidhi/pratishedha, etc.). Mais des règles ne font pas une morale. Il faut pour cela une réflexion sur l'acte (karman), sur l'intention (cetana) et ses conséquences, ce qui suppose une prise de recul par rapport à la pratique. Or, force est de constater qu'en général les textes tantriques sont peu réflexifs. Mais il y a quelques exceptions : d'une part, Abhinavagupta du côté hindou; et d'autre part le bouddhisme tantrique (vajrayâna). Je propose la lecture d'un texte passionnant à cet égard, un texte bouddhiste attribué à Aryadeva, disciple de Nâgârjuna. Ce choix s'impose par la densité du texte, qui aborde de front les questions qu'on se pose, dans un format accessible (134 versets). Il se rattache d'autre part à la tradition d'un des plus anciens cycles tantriques bouddhistes à proposer des pratiques sexuelles, le Guhya-samâja. Ce texte, même s'il n'est guère lu par les Tibétains d'aujourd'hui, a eu un impact considérable. Voici le début, sur le principe de l'éthique qui préside à la pratique du bouddhisme tantrique :


Pour la pureté de l'âme

(Citta-vishuddhi-prakarana)


par Āryadeva



Sans commencement ni fin, tranquille,

Ni chose ni absence de chose,

Sans dilemme, sans support,

Sans état, sans dualité,



Sans exemple, inexplicable,

Inconcevable, indémontrable,

Sans fondement ni référence,

Sans visage, incomposé,



Eveillé, refuge pour tous,

Incarnation de la compassion,

Source de méthodes variées

Pour les êtres aux dispositions diverses,



Je salue la (méthode de la) grande passion,

Le Seigneur de la Dance du Lotus.

Je vais parler un peu

Pour examiner mon esprit !


Si l'on suit la pratique du yoga[1],

Alors tout est bien assuré.

Voilà tout notre propos.

On s'agit donc le mettre en pratique.



Les actes barbares

Par lesquels les êtres (ordinaires) s'asservissent eux-mêmes,

Sont les actes mêmes par lesquels ils se délivrent de l'existence,

A condition de les faire avec méthode.



Seul un être pur

Engendre un résultat pur.

/La pureté (d'un acte) résulte

De la pureté de l'être, et de rien d'autre[2].


C'est ce que dit clairement

Le Chemin Universel[3],

Très clairement et par le menu.

Le Silencieux[4] a enseigné

Qu'il n'y a que l'esprit[5],

Car il n'y a pas de Soi[6],

Ni dans les êtres ni dans les choses.

Voilà pourquoi tout est possible,

Intelligible et clair[7].

C'est ce qu'il a dit à ceux qui sont possédés

Par le démon de la croyance aux choses.

Dans les textes sacrés aussi,

Celui qui est la compassion incarnée

L'a dit et redit clairement.



De toutes les choses, l'esprit est le principe.

Il est le meilleur, le plus rapide,

Car c'est grâce à l'esprit

Que l'on parle ou que l'on agit.



Si un moine dit à son aîné

"Presses-toi !"

Et que ce dernier meurt d'une mauvaise chute,

Il ne commet là aucun acte inexpiable[8].

Si un saint[9] aux portes de la mort

Ordonne à un moine novice de l'étrangler,

Ce novice n'est pas coupable

De sa mort.



De même, celui qui tue par ignorance

Ne souffre aucune culpabilité.

S'il n'y a pas d'intention méchante, alors il n'y a pas faute :

Voilà ce que déclare la Discipline[10].

Si l'on déterre un stūpa[11]

Dans l'idée de le rénover,

Il s'ensuivra une pure montagne de vertu,

Même si (cet acte est normalement considéré) comme quasiment inexpiable[12].


Si l'on met une paire de chaussures

Sur la tête du Silencieux avec une bonne intention,

Et si ces chaussures sont ensuite retirées (avec cette même intention),

Alors les deux (auteurs) obtiennent d'être des rois[13].


Ainsi, seule l'intention

Permet de distinguer la vertu du péché.

Voilà ce que déclarent les textes sacrés.

Il n'y a donc pas de culpabilité possible

Pour qui a de bonnes intentions.



[1] Yogācāra, nom de la doctrine idéaliste bouddhique, source philosophique principale du bouddhisme tantrique.

[2] La valeur morale d'un acte dépend uniquement de l'intention qui y préside.

[3] Le bouddhisme du Mahāyāna, dont se réclame le bouddhisme tantrique.

[4] Le Bouddha.

[5] Cittamātra, autre appellation de la doctrine de l'idéalisme bouddhique.

[6] Il n'y a pas de substance, de réalité.

[7] Tout est pareil à un rêve, donc tout est possible.

[8] Litt. "à rétribution immédiate", c'est à dire la sorte d'acte la plus grave, qui mène directement aux Enfers. L'idée est que seule compte l'intention d'un acte, et non ses conséquences.

[9][9] Un Arhat, un homme délivré du saṃsāra selon le Chemin Etroit (hīnayāna).

[10] Vinaya : les textes qui stipulent les règles du code monastique.

[11] Monument bouddhique et objet de vénération.

[12] A côté des cinq actes inexpiables, il y en a cinq autres, "quasiment" (upa-) inexpiables.

[13] Verset compliqué en apparence, mais fort simple en fait. Supposons un homme pieux qui aperçoit une statue du Bouddha prenant la pluie. Sa piété le poussera peut-être à le couvrir d'une paire de bottes, s'il n'a que cela sous la main. Puis, la pluie passée, survient un autre homme qui, voyant cette image du Bienheureux ainsi souillée, retire les chaussures. Eh bien, dans la perspective d'une morale des intentions, ces deux actes sont également vertueux, quand bien même tout les oppose en apparence.


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