mardi 31 août 2021

Les œuvres divines


 Il est intéressant de voir comment commencent les enseignements du Tantra traditionnel. Après le titre et les versets de bon augure, qui sont censés contenir tout l'enseignement, l'enseignement lui-même commence, en prose ou en vers.

Pour exemple, voici le début de l'Explication du Tantra de la Triple Souveraine (Parātrīśikāvivaraṇa) par Abhinavagupta. Comment cet esprit, l'un des plus puissants et des plus reconnus de l'Inde, a-t-il choisi de commencer son discours, et pourquoi ?

Après les versets de bon augure, le premier des trente-six versets du tantra est cité. Puis, Abhinavagupta commence ainsi :

parameśvaraḥ pañcavidhakṛtyamayaḥ, satatam anugrahamayyā parārūpayā śaktyā ākrānto, vastuto 'nugrahaikātmaiva na hi śaktiḥ śivād bhedam āmarśayet /

"Tout l'être du Seigneur suprême est de faire l'œuvre quintuple. Perpétuellement ému par son pouvoir suprême qui est grâce, il n'est en réalité que grâce, car la Déesse ne (se) pense nullement différente de Dieu."

Le Seigneur suprême, c'est-à-dire le Soi, la conscience, l'être, le réel, l'essence de tout et de chacun.

En quoi consiste-t-elle ? "Tout son être est de faire l'œuvre quintuple". Abhinavagupta choisit souvent de commencer par évoquer le plus important. Cette première phrase est donc de la plus haute importance pour lui. La conscience est activité. "Tout son être" est activité. "Tout son être" traduit le sanskrit -mayah "qui consiste en", "fait de", "débordant de". Avec rûpa et âtma (employé à la deuxième ligne), c'est l'une des manières de désigner l'être ou l'essence d'une chose. Dieu, le divin ou la conscience - c'est la même chose - est activité. Il n'est pas totalement inactif (shânta), il n'est pas seulement transcendant (uttîrna), car il est actif et il est activité (kriyâ). Il est l'agent qui consiste en cette activité, en cet acte (citkriyâkartritâ). Être, c'est être agent, c'est être action. Il est tout entier en acte (satatodita) et son être-activité n'implique nul altération de son être, car son Soi, c'est justement de pouvoir changer sans cesser d'être soi. Et ce pouvoir, une seule chose en est doté : la conscience. Elle seule peut changer tout en restant ce qu'elle est, comme le prouve l'expérience commune instant après instant.

Abhinavagupta commence son enseignement par cette affirmation, car c'est le point le plus important de l'enseignement. La conscience est action, l'être est acte. La lumière est mouvement, élan, désir, volonté, expansion. D'où il se comprend que la conscience est félicité, plaisir, extase. Car le plaisir est expansion. Le brahman, l'expansion, est plaisir, ânanda. Et cette expansion est féconde, elle est l'œuvre quintuple.

En quoi consiste cette "œuvre quintuple", et pourquoi quintuple ? Parce que l'activité divine comporte cinq aspect : création, subsistance, destruction, voilement et grâce ou dévoilement. En une première approche, on pourrait dire que l'objet de cette action est l'univers, qui est créé, etc. Mais en un sens ésotérique, cela s'applique à toute expérience. Je vois cette table bleue : création. Mon attention s'y repose : subsistance. Puis je passe à la tasse rouge : destruction du bleu. En faisant ainsi attention à ces choses, j'oublie le fond de conscience : voilement. Cependant, tout cela reste UNE expérience, limpide et continue malgré ses changements : grâce. Il y a bien d'autres explications, encore plus subtiles, mais cela suffit pour une première approche. 

Néanmoins, on peut se poser une question : Pourquoi toutes ces œuvres ? Pourquoi ne pas s'en tenir à la grâce ? Pourquoi créer pour ensuite détruire, pourquoi voiler pour ensuite dévoiler ? 

Abhinavagupta répond ici : "Perpétuellement ému par son pouvoir suprême qui est grâce, n'est en réalité que grâce, car la Déesse ne (se) pense nullement différente de Dieu." La grâce ou le dévoilement n'est pas le cinquième et dernier acte. En réalité, chacune des cinq œuvre est grâce. La grâce, bien sûr, mais aussi la destruction et le voilement. Pourquoi ? Parce que le dévoilement est la seule et unique raison d'être du voilement. L'expansion est la raison d'être de la contraction. La raison d'être des moyens est le fin, et cette fin est grâce ou dévoilement, éveil.

Plus profondément, le voilement est dévoilement. En se cachant en l'éclat même de sa propre manifestation, la conscience se révèle.

Enfin, ces œuvres ne sont pas les œuvres DE la conscience, mais sont la conscience elle-même. La "Déesse ne (se) pense nullement différente de Dieu", elle ne pense que l'être, elle ne désire que penser l'être, que ce soit comme être ou comme non-être, cela n'y change rien. La Déesse personnifie la conscience, la pensée, le pouvoir d'auto-réalisation de l'être, comme le feu peut éclairer. La différence entre Dieu et la Déesse est donc purement verbale et non réelle. Dieu être l'être ; la Déesse est la conscience. Or, la conscience prendre conscience de l'être, car seul l'être être. "Penser et être, une même chose". Dieu et Déesse sont donc une seule réalité. 

Ce qui nous ramène au point initial : la conscience est activité, mouvement, que ce soit mouvement de contraction ou d'expansion, de voilement ou de dévoilement.

Tel est, en bref, le cœur du Tantra.

lundi 30 août 2021

Les perroquets de la gnose, suite


 Après le Chant de la science, voici le commentaire en sanskrit proposé par Shrînivâsa, un brâhmane d'un village non loin de Maduraï dans le pays tamoul, qui acheva cette œuvre en 1831. Son intérêt est de confirmer, si besoin était, que le Tripurârahasya, qui est populaire dans le Sud de l'Inde dans les milieux shankariens, est bien un enseignement de la tradition abhinavaguptienne. Je reviendrai peut-être sur d'autres passages où le commentateur distingue entre la "non-dualité exclusive" (kevalâdvaita) de Shankara et la "non-dualité inclusive" (paramâdvaita) d'Abhinavagupta. Mais déjà, le commentaire de ce passage éclaire assez ce point.

Son commentaire sur le Chant de la science (vidyâ-gîtâ), qui comprends trois versets et que j'ai traduit et annoté dans l'article précédent se compose de trois parties : 1) une paraphrase ; 2) un commentaire sur le sens et 3) la fin de la paraphrase.

1) Paraphrase, avec les passages du Tripurârahasya en gras :

"Oyez braves gens ! Ayant abandonné les objets des sens, célébrez votre Soi ! Il dit cela dans l'idée que les objets des sens sont la cause primordiale de la souffrance. 

Comment est ce Soi ? Il le dit : qui est conscience vivante, c'est-à-dire cela même dont l'essence est conscience, intelligence (prajñāna). 

Célébrer (bhajana), c'est [habituellement] adorer à l'extérieur, par exemple. Mais [ici, l'adoration] est seulement la certitude absolument inébranlable que "je suis lui", conformément à la maxime "l'adorer, c'est vivre en tant que 'Je'". 

Et il ajoute sans contenu, pour répondre à ceux qui objecteraient que une telle conscience [pure] n'existe pas tant que nous sommes unis à notre corps, etc. C'est-à-dire que [la conscience dès à présent] est sans contenu, à commencer par le corps, qui sont la manifestation de la conscience [et qui ne peuvent donc lui faire obstacle]. 

Si l'on objecte que cela est mal s'exprimer, on répond qu'il n'existe pas de contenu à part la conscience. Le contenu, c'est le corps, etc. L'idée est qu'ils n'existent pas [dans la conscience], tout comme la corne du lièvre [n'existe pas sur le lièvre]. 

Et si l'on demande alors, si [tout] existe comme la corne du lièvre, d'où vient que cela se manifeste ainsi ? On répond que c'est la conscience elle-même qui se manifeste [ainsi], et rien d'autre : rien d'autre à part la conscience

Si l'on demande comment la conscience elle-même peut se manifester comme corps, etc., on répond [qu'elle se manifeste] à la manière des reflets dans un miroir."

2) Explication du sens :

"Voici le principe de la révélation tantrique (āgamatattva) : 

Seule la conscience vivante est l'être qui est le Soi, car elle ne peut devenir objet d'une représentation du type "cela". Le reste est de l'ordre du non-Soi, car il devient l'objet de représentations du type "cela". 

Cet être qui est un en tant que la mémoire et le jugement dépendent [de lui], imprègne [donc] les états multiples. Parce qu'il est conscience pure et simple qui rend possible l'existence des attributs source de différences, il est absolument un, même dans les [différents états] où il assume un corps divin, démoniaque, humain, etc. Il est à tous égards le Soi intérieur au temps, à l'espace et autres [causes de différence], qui sont immergées en lui, sans quoi il ne serait pas même possible de se demander si des fictions comme la corne d'un homme seraient capable d'être sources de différences pour la conscience. 

C'est cet être qui est le Soi, compris comme saveur unique de la conscience non délimitée, qui est le Seigneur suprême bien connu dans les enseignements. 

Grâce à son pouvoir de liberté nommé 'Mâyâ', habile à réaliser l'impossible et qui tend à cacher sa propre essence, il manifeste cette dualité après avoir manifesté la souillure qu'est l'ignorance. 

Or, cette dualité qui se manifeste à présent, qui est visible, ne commence pas à partir de sa cause, Shiva, comme une pousse à partir de sa graine. Elle ne consiste pas non plus en une transformation de sa cause, à la manière dont un pot est la transformation d'une boule d'argile, car il faut respecter le fait que l'essence de la cause ne doit pas être altérée. La dualité n'est pas non plus une apparence illusoire comme la corde prise pour un serpent, car alors la conscience et son contenu seraient compris comme deux entités [séparées, alors qu'en réalité, le contenu de la conscience est manifesté par la conscience].

Par conséquent, [il faut nécessairement admettre que], de même qu'un miroir manifeste en soi, sans en être altéré, l'apparence d'un reflet grâce au pouvoir de sa limpidité, de même la conscience fait apparaître un contenu grâce à son pouvoir. 

En outre, le reflet dans le miroir dépend de l'objet reflété qui lui ressemble. On pourrait alors se demander si le contenu de la conscience, [pareil à un] reflet, ne dépend pas, pour se produire, d'un objet extérieur qui lui ressemble ? 

Mais il n'en est rien, car, dans le cas du reflet dans le miroir, l'objet extérieur n'est pas la cause matérielle [du reflet], car il ne produit pas l'effet [matériel] attendu. Mais cet objet extérieur est [seulement] la cause accidentelle [du reflet]. Or, la cause accidentelle du pot, par exemple, c'est par exemple le bâton du potier [avec lequel il fait tourner son tour]. Or, ceci ne convient pas, car le pot est produit [principalement] par la main du potier qui fait tourner son tour, etc. 

Et de même, il n'est pas impossible que la conscience soit la cause de l'objet qui est comme un reflet, grâce à la cause accidentelle qui est son pouvoir de liberté nommé Mâyâ. Il est impossible d'expliquer l'apparence d'un contenu dans la conscience autrement qu'à la manière d'un reflet. Car si ce contenu est extérieur à la conscience, il ne pourrait apparaître, il ne pourrait avoir aucune relation avec la conscience. Il ne pourrait pas non plus être prouvé, car ce contenu en lien [avec la conscience] ne pourrait être établi, à cause d'une régression à l'infini. Et si ce contenu ne dépend pas de sa relation à la conscience, alors il serait toujours manifesté, ou jamais !

C'est ainsi que la théorie [kumârilienne] de la manifestation [comme appartenant à l'objet indépendamment de la conscience], ainsi que toutes les autres théories [réalistes], sont réfutées. On doit regarder cela en détail dans [le Poème pour] la Reconnaissance, etc. Par conséquent, seul l'explication du contenu de la conscience comme étant un reflet [de sa liberté] permet de rendre compte de sa manifestation."

3) Fin de la paraphrase :

"Les reflets se présentent comme multiples au sein du miroir. Il dit donc que les objets sont conscience. L'objet, c'est le contenu, ce qui est perceptible. Le vivant et l'inerte, ce sont les sujets connaissant autres que moi. Et il en donne la raison en disant car tout brille selon la conscience. De même que tous les reflets se manifestent en dépendance de la saisie du miroir, et que, donc, les reflets SONT le miroir, de la même façon tout ceci, à commencer par les objets, apparaît sur fond de saisie de la conscience : ils ne sont donc rien d'autre que conscience. 

- Mais alors, [on pourrait aussi bien dire l'inverse:] ayant saisit la conscience sur fond de désir [, par exemple], la conscience apparaît, [de sorte que la conscience et son contenu ou ses objets seraient interdépendants et à égalité].

Si l'on objecte cela, on répondra que la conscience ne dépend d'aucun autre, car elle est conscience, précisément. Voilà pourquoi il est dit mais elle, elle est indépendante. L'idée est que la conscience est précisément le pouvoir de se manifester librement, indépendamment."

Les perroquets de la gnose


Un jour, une princesse éveilla son époux le prince et, par le truchement de ce dernier, toute la cité en vint à s'éveiller, si bien que même les perroquets chantaient dans leur cage ce chant qui valut à cette cité d'être renommée comme "Cité de la Science" : 

चितिरूपं स्वमात्मानं भजध्वं चेत्यवर्जितम् /

नास्ति चेत्यं चितेरन्यद् दर्पणप्रतिबिम्बवत् // ९९

चितिश्चेत्यं चितिरहं चितिः सर्वं चराचरम् /

यतः सर्वं चितिमनु भाति सा तु स्वतन्त्रतः // १००

तश्चितिं जनः सर्वे भासिनीं सर्वसंश्रयं /

भजध्वं भ्रान्तिमुत्सृज्य चितिमात्रसुदृष्टयः // १०१

citirūpaṃ svamātmānaṃ bhajadhvaṃ cetyavarjitam /

nāsti cetyaṃ citeranyad darpaṇapratibimbavat // 99

citiścetyaṃ citirahaṃ citiḥ sarvaṃ carācaram /

yataḥ sarvaṃ citimanu bhāti sā tu svatantrataḥ // 100

ataścitiṃ janāḥ sarve bhāsinīṃ sarvasaṃśrayaṃ /

bhajadhvaṃ bhrāntimutsṛjya citimātrasudṛṣṭayaḥ // 101 (Tripurārahasya, jñānakhaṇḍa, 4)

"Célébrez votre Soi

qui est la conscience vivante, 

sans contenu.

Tout ce dont on est conscient

n'est que conscience,

comme un reflet dans un miroir.

Ce dont on a conscience est conscience,

le Moi est conscience,

tout ce qui est vivant ou inerte 

est conscience,

car tout brille selon la conscience,

alors qu'elle brille selon elle-même.

Ô gens !

Célébrez donc la conscience

qui illumine tout et tous,

fondement de tout et de tous, 

après avoir abandonné l'égarement

et en voyant clairement que (tout)

n'est que conscience."

__________________________________

"Célébrez", bhajadhvaṃ, "participez", "jouissez", "prenez part à", "aimez". De la racine BHAJ- qui donne aussi bhakti, l'amour divin, la dévotion, la participation d'amour. 

"Votre Soi", svamātmānaṃ, "soi soi-même", "le propre soi-même". La répétition des deux pronoms réflexifs possibles exprime fortement que la conscience, le divin, le Bien Souverain, est le plus proche, plus immédiat, plus proche qu'un fruit dans la paume de la main. 

"Qui est la conscience vivante", citirūpaṃ. Citi comporte un suffixe "i" qui exprime le dynamisme, le mouvement. Ce dynamisme est la "liberté" (svātantrya), l'indépendance, le pouvoir d'agir selon soi, sans avoir besoin d'un matériaux extérieur à soi ou d'un quelconque instrument. La conscience est liberté car elle se manifeste elle-même par elle-même, donc "vivante". Et même si cette manifestation comporte un aspect d'ignorance ou d'aveuglement, cet égarement fait partie intégrante de la conscience. Elle n'est pas soumise à l'ignorance. Au contraire, l'ignorance fait partie de la libre manifestation qu'est la conscience. En outre, la conscience n'est pas une lumière statique qui viendrait éclairer les choses et les êtres de l'extérieur, comme le soleil, mais c'est elle-même qui se manifeste ainsi. Les choses sont manifestées, et en même temps elles SONT cette manifestation, cette lumière que l'on appelle ici "conscience". La conscience EST manifestation, EST lumière manifestée et manifestante (prakāśa eva saṃvidyataḥ, "car la conscience EST manifestation/ EST lumière" dit Abhinavagupta dans la Vivṛiti, vol. 1, p.5). NB : ne pas confondre avec citi au sens de "amas", tas", "agrégat", etc.

cetyavarjitam, "sans contenu". Non que la conscience exclut nécessairement tout contenu, bien au contraire. Mais au sens où elle ne dépend pas de ce contenu. La conscience n'est ni ceci, ni cela, mais se qui se manifeste comme ceci et comme cela ; et aussi, ce qui se manifeste en l'absence de ceci et de cela. La conscience est ce qui se manifeste comme état de veille (ceci), de rêve (cela) et de sommeil profond (ni ceci, ni cela). Elle est le "fondement", la condition de possibilité de tout contenu, de tout objet, comme de l'absence de tout contenu. Elle est le "quatrième", l'expérience pure en dehors de laquelle il est impossible de rien expérimenter, percevoir ou concevoir. "Pure conscience" ne signifie pas "vide", mais "libre". La conscience n'est pas sans contenu, mais elle est libre de tout contenu, elle n'en dépend pas, mais au contraire, tout ce qui est contenu dans l'expérience dépend de l'expérience, synonyme de "conscience".

"comme un reflet dans un miroir", darpaṇapratibimbavat, car aucun reflet n'existe en dehors du miroir en lequel il apparaît. De même, rien, aucun contenu, aucun objet de conscience (cetya), aucune chose, concrète ou abstraire, absolument rien, même l'illusion, ne sont possibles indépendamment de la conscience, c'est-à-dire en dehors de l'expérience que l'on en a. Mais pour autant, le miroir ne détruit pas les reflets : c'est d'ailleurs la nature du miroir que de refléter, comme dit Abhinavagupta. Les reflets ne cachent pas le miroir ; le miroir ne dissout pas les reflets. Ainsi la conscience de l'unité (du miroir) est parfaitement compatible avec la conscience de la dualité (les reflets). Telle est la "suprême non-dualité" (parama-advaita) qui réconcilie ces ennemis que sont l'unité et la dualité.

Le troisième vers conclut : l'objet, le sujet et le monde entier sont conscience, citiścetyaṃ citirahaṃ citiḥ sarvaṃ carācaram. Réel ou irréel, tout est conscience, tout est expérience, anubhāvamātra, "purement et simplement expérience", rien d'autre. Même l'"autre" est conscience, car manifesté dans la conscience et par elle. Elle est la condition de possibilité de l'illusion elle-même, elle est nécessaire aux "fleurs dans le ciel" (khapuṣpādi), car la conscience d'une illusion, c'est encore la conscience. L'illusion ne saurait donc occulter la Lumière des lumières qu'est la conscience. "Conscience", vous l'aurez compris, ne désigne pas ici la pensée discursive ou les actes et les processus dont le sujet est conscient, c'est-à-dire sur lesquels il est capable de mettre des mots.

"après avoir abandonné l'égarement", bhrāntimutsṛjya, non pas l'illusion, non pas la dualité, mais l'égarement, l'erreur. Cette erreur est double : d'une part, n'avoir conscience QUE de la dualité, des choses, dans aucune conscience de l'unité : mais aussi, d'autre part, n'avoir conscience QUE de l'unité, en niant la dualité, la multiplicité, nier l'expérience de l'illusion. Encore une fois, réaliser la non-dualité ne consiste pas à rejeter la dualité, même si l'on reconnaît son caractère illusoire dans la mesure où, en vérité, la dualité n'a aucune existence indépendamment de la conscience, mais plutôt à reconnaître que la dualité (le sujet, l'objet, le monde) est la manifestation de la conscience.

Cela, il faut "le voir clairement", voir que tout est conscience. Il faut le voir avec certitude (niścaya), sans laisser place au doute, à l'alternative "peut-être que tout est conscience, ou peut-être pas". 




dimanche 29 août 2021

Pour la liberté et la raison


Je vois de plus en plus de gens tentés par les extrêmes. Communisme, communautarisme, wokisme, islamisme, tribalisme, paléolithisme, écologisme, libertarianisme, royalisme, traditionalisme, impersonnalisme, misologisme, misanthropisme, théocratisme, etc.

Je vois la fascination grandir à l'endroit des idéologies totalitaires siniques, abrahamiques et islamiques, et je me dis que la laïcité a, encore et toujours, besoin d'être défendue. La laïcité, c'est la liberté de conscience, la liberté de croire ou de ne pas croire, de ne plus croire, de croire autrement, de choisir, d'interroger, de mettre en question, de critiquer, d'examiner, etc. 

Et ce sont aussi les conditions qui rendent concrètement possible cette liberté de conscience : instruction, culture générale, formation du jugement, liberté de circulation et d'expression, protection des personnes, des biens et des droits contre les fanatiques et les fous.

Or, je vois que cet édifice, beau mais fragile, est en train de s'effondrer. 

La plupart de nos concitoyens ne se rendent pas compte de leur chance et des sacrifices consentis pour que nous puissions jouir de ces libertés humaines fondamentales. "Humaines" car, sans elles, il n'y a point d'humanité digne de ce nom. On critique l'humanisme, les Droits humains, la société moderne, la science, on crache partout sur la démocratie, la raison, le mérite, la curiosité, la recherche de la vérité, la philosophie, l'intellect, la parole, la technique, sans comprendre que c'est grâce à cette société libérale que l'on peut critiquer cette société libérale ! Seule cette vision moderne autorise ces libertés. La démocratie a mille défauts, mais du moins peut-on s'y exprimer à sa guise, sans crainte d'être inquiété.

Mais, depuis plusieurs dizaines d'années, nous assistons à la remise en question des piliers de la modernité, alors que ses bienfaits sont oubliés depuis longtemps. Je suis né avec la terreur islamique - Septembre Noir, Munich 1972 - mais qui s'en souvient ? J'ai été témoin de la montée de l'islamisme, d'abord enfant, qui en tant qu'enseignant, dans des milieux et des lieux très différents, en parallèle aux succès du néolibéralisme. J'ai entendu pendant des décennies le catéchisme du "vivre-ensemble". Puis j'ai vu la montée de la nouvelle spiritualité, le New Age. Cette nouvelle religion repose sur une pratique simple : prendre chaque tradition et la reformater selon les besoins du Marché néolibéral.

Mais l'islam a toujours été ce qu'il est, et le New Age existait déjà aux Amériques. Alors, qu'est-ce qui a changé ? Ce qui a changé, dans les années 70, c'est l'irruption de la "pensée postmoderne", avec sa Sainte Trinité : Derrida, Deleuze et Foucault. Leur idée est simple, et libérale à l'origine : pour tuer dans l'œuf toute possibilité de domination, d'exploitation et de guerre, il faut détruire l'idée même de vérité et tout ce qui la rend possible : la raison, la pensée, le langage, la logique. 

Comment ? Par la rhétorique, par l'utilisation de tous les sophismes, de toutes les astuces possibles. En jetant la confusion, en affirmant que "le vrai est faux, le faux est vrai", en faisant la propagande d'idées démagogiques "tout est relatif", populistes "mon ignorance vaut ton savoir", "à bas les élites", "pas de hiérarchie", en suscitant la haine de la raison - "penser moins pour sentir plus", "vivre dans le présent", "réveiller l'enfant en soi", "se fier à l'intuition", "dans le coeur, pas dans la tête", "se libérer du mental/de l'intellect", "pas de jugement", "selon moi, ça n'est vrai que pour moi mais..", et ainsi de suite.

Un autre stratagème qui explique le succès extraordinaire de la pensée postmoderne, ce sont les alliances qu'elle a faite avec des mouvements prémodernes. 

Les prémodernes, les traditionalistes, islamistes, obscurantistes de tous bord, nostalgiques de passés idéalisés, ont accueillis favorablement la (non)pensée postmoderne, car elle apporte de l'eau à leur moulin. Contre la raison, contre la science, tout se vaut ? Bien ! Cela redonne donc droit de cité à nos catéchismes ! Mon ignorance vaut ta connaissance ? Donc, mes dogmes irrationnels valent tes théories scientifiques ! Et si tu n'est pas d'accord, alors tu es dans la discrimination, l'intellect, la raison - tu es un nazi !

A la faveur de la confusion jetée dans les esprits par le relativisme postmoderne, ce fut le début du retour de l'islam, la fin des société arabes laïques et l'aube du crépuscule des libertés individuelles. Tous les prophètes, les djihadistes et autres prêcheurs 2.0 ne remercieront jamais assez le relativisme (la "pensée 68") : c'est à grâce à lui qu'il connaissent une seconde carrière. C'est grâce à ce retour des sophistes que les obscurantistes ont pu revenir sur le devant de la scène. Et s'y installer. Et y prospérer comme jamais. 

Cette emprise du relativisme postmoderne se voit dans les religions, dans la nouvelle "tyrannie des minorités", dans l'exotisme omniprésent, dans le populisme, mais aussi dans les nouvelles "spiritualités". Le point commun du New Age, du développement personnel et des fanatiques religieux, c'est en effet leur mépris pour la raison et pour la science. 

Parfois même, en détournant des penseurs rationalistes, comme Freud, ou des traditions spirituelles intellectualistes (comme le Vedânta), pour en faire des "coachs du ressenti", sans vergogne. La science est elle aussi instrumentalisée. Regardez le succès d'un charlatan patenté comme Nassim Haramein. Dans mon domaine, le "shivaïsme du Cachemire", c'est-à-dire le tantrisme, l'imposture et le mensonge règnent, bien que la jeune génération apporte de l'air frais.

Un autre allié de la folie postmoderne, aussi puissant que l'allié prémoderne, c'est le néolibéralisme. Cette imitation du libéralisme consiste simplement à militer pour la dérégulation dans tous les domaine et pour la privatisation de l'Etat. Autrement dit, pour la corruption généralisée. Le néolibéralisme est un lobby qui veut détourner les biens et les moyens publics à des fins privées. Et cela marche. Et ce néolibéralisme a besoin du consumérisme. Or, pour que tout ceci réussisse, il faut infantiliser les esprits, en détruisant les langues, en réduisant à rien la faculté de penser. 

Comment ? En rendant les gens aussi ignorants les uns que les autres ("égalité", refus de toute hiérarchisation), imbéciles ("bienveillance"), dépourvus de tout discernement ("pas de discrimination"), débiles ("cool", "zen", etc.), amnésiques (le pouvoir du moment présent), passifs ("choisissez votre topping !"), de parfaits techno-crétins, au mieux. Et j'en passe, mais vous voyez ce que je veux dire. Les vendeurs raffolent des slogans néo-védântistes : "Personne n'achète, il y a seulement commerce !" Le fantasme ultime du flux marchand universel, sans obstacle, peut enfin se réaliser. Il n'y a plus d'agent, plus de discrimination, plus d'obstacle mental, plus d'identité, plus de mémoire. Table rase. Les conditions idéales d'un Marché désormais divin.

L'islamisme est l'allié du consumérisme : des Nike aux pieds, le voile en synthétique (sans porc, anti-allergène bien sûr) sur une tête bien vide bien zen, le portable à la main, "connecté" à Toc-Toc comme un bigorneau à son rocher. Quant au newagisme, il est l'un des plus beau marché de tous les temps ! Une croissance comme on en n'avait plus vue depuis longtemps. Pensez donc : pas de mémoire, pas de jugement, intuition, culte du corps, du ressenti, du moment présent, de l'enfance, rejet de toute discrimination, de tout raisonnement, de toute pensée logique. Les marketeurs en rêvaient, le New Age l'a fait. Un "cours en miracle". Le développement personnel est la doctrine spirituelle du néolibéralisme. Il faut bien vivre, que voulez-vous... Et puis, qui pourrait résister à des "messages de l'univers", à son "enfant intérieur", à son "intuition", à son "corps omniscient" ? 

Ainsi, les deux alliés du postmodernisme - obscurantisme et néolibéralisme - sont entrés en "synergie" comme on dit. Leur efficacité se combine et a engendré ce qui est la machine de destruction des esprits la plus redoutable que l'on ai jamais connue. Est-ce un hasard si l'Amérique cultive depuis plus d'un siècle un puissant anti-intellectualisme ? 

Tous ces courants sont entrés en consonnance : postmodernisme, consumérisme, néolibéralisme, relativisme, islamisme, exotisme, romantisme, newagisme, constructivisme ainsi que son dernier rejeton, le wokisme, lequel refuse tout dialogue. Discuter, argumenter, se justifier, débattre, c'est passéiste, limite nazi. Aujourd'hui, on s'affirme, et on "ghoste", on "cancel" ceux qui ne pensent pas comme nous. Tel est donc le fruit ultime de la "tolérance" postmoderne. 

Or, tous ces lobbies et idéologies œuvrent dans le même sens : la destruction des libertés par la destruction de la raison. Le libéralisme est malade, en grand danger. Nous devons le soigner et le sauver, sans quoi, nos libertés continuerons à disparaître.

samedi 28 août 2021

Om



"Om" symbolise la totalité de la manifestation, la totalité de l'expérience, le plein déploiement de la conscience.
Mais "om" peut aussi signifier l'acquiescement, un "oui", peut-être comparable au "amen/amin" abrahamique. 

Dans ces deux versets de Shankara, "om" est employé comme exprimant un accord, une compréhension, une acceptation, un acquiescement :

दृशिस्वरूपं गगनोपमं परं सकृद्विभातं त्वजमेकमक्षरम् / 
अलेपकं सर्वगतं यदद्वयं तदेव चाहं सततं विमुक्त ओम् // 

 dṛśisvarūpaṃ gaganopamaṃ paraṃ 
sakṛdvibhātaṃ tvajamekamakṣaram / 
alepakaṃ sarvagataṃ yadadvayaṃ 
tadeva cāhaṃ satataṃ vimukta om // Upadeśasahasrī, 2, 53

 Je suis vision, pareil au ciel, transcendant, manifesté à jamais, et pourtant un et impérissable. Sans attache, omniprésent, sans second, c'est cela que je suis toujours : délivré, oui ! 

 अजोऽमरश्चैव तथाजरोऽमृतः स्वयंप्रभः सर्वगतोऽहमद्वयः / 
न कारणं कार्यमतीव निर्मलः सदैकतृप्तश्च ततो विमुक्त ओम् // 

 ajo'maraścaiva tathājaro'mṛtaḥ 
svayaṃprabhaḥ sarvagato'hamadvayaḥ / 
na kāraṇaṃ kāryamatīva nirmalaḥ 
sadaikatṛptaśca tato vimukta om // Upadeśasahasrī, 10, 3 

 Je suis sans naissance ni mort, donc sans âge, immortel. Je suis évident, omniprésent : il n'y a rien d'autre. Je ne suis ni cause, ni effet : je suis plus que pur, plénitude perpétuelle et rien d'autre : je suis donc délivré, oui.

Trois silences




"Il y a trois façons de faire dans le recueillement.

La première, quand tous les phantômes, toutes les imaginations et toutes les espèces des choses visibles cessent  dans l'âme, en sorte qu'elle se tait à tout ce qui est créé et demeure endormie pour toutes les choses temporelles, et qu'ainsi, nous taisant au-dedans de nous, comme le dit St Grégoire, nous nous recueillons au-dedans de notre âme, pour contempler notre Créateur, ne désirant aucune chose de ce monde (...).

La seconde façon de se taire, c'est quand l'âme étant mise en silence a une espèce d'oisiveté spirituelle, demeurant couchée avec Madeleine aux pieds de Notre Seigneur, disant ces paroles :
J'écouterais ce que le Seigneur parle en moi
Et ce que Dieu dit à cette âme :
Ecoutez, ma fille, - oubliez la maison de votre père, et le Roi concevra de l'amour pour votre beauté.
Or cette seconde sorte de silence se compare à bon droit à une attention : car celui qui écoute, non seulement il se tait à l'égard des autres choses; mais encore il veut que tout se taise à son égard, afin qu'il se convertisse plus parfaitement à celui qui lui parle. St Grégoire déclare cette manière d'enseigner dont Dieu se sert, disant que les paroles de Dieu sont sans paroles, qu'il enseigne celui qui se dispose pour entrer en son école à être son disciple, sans syllabes, sans bruit et sans voix.

Le troisième silence de l'entendement se fait en Dieu, quand l'âme se transforme toute en lui et que la volonté savoure la saveur de Dieu et s'endort en lui comme dans la caverne des vins et se tait, ne désirant rien davantage, puisqu'elle se trouve satisfaite : au contraire elle dort à soi-même, s'oubliant de la faiblesse de sa condition, parce qu'elle se voit toute divinisée.
Dans cette troisième sorte de silence il arrive que l'entendement est si assoifé et si occupé, qu'il n'entend rien de tout ce qu'on lui  dit, comme le rapprote un Saint Vieillard qui s'exerçait en ce silence depuis cinquante ans."

Antoine de Royas, Vie de l'esprit, I, 18, cité dans Justifications, III, p. 29

La conscience est ce qui brille quand tout est éteint


चिच्छक्तिरेषा परमा त्रिपुरा सर्वसंश्रया।

सर्वावभासिनी कुत्र कदा वा न प्रकाशते॥ ज्ञान १५.९०.

Cicchaktir eṣā paramā tripurā sarvasaṃśrayā|

Sarvāvabhāsinī kutra kadā vā na prakāśate|| XV.90.

"Cette énergie de conscience vivante

est la suprême (souveraine) des trois états (de veille, de rêve et de sommeil profond), fondement de tout et de tous.

Elle illumine toute chose :

Quand donc, où donc, n'est-elle pas manifeste ?

यदा सा न प्रकाशेत प्रकाशेत तदा नु किं।

अप्रकाशेनापि सैव चितिशक्तिः प्रकाशते॥ ज्ञान १५.९१.

Yadā sa na prakāśeta prakāśeta tadā nu kiṃ|

Aprakāśenāpi saiva citiśaktiḥ prakāśate|| Tripurā-rahasya, Jñāna-khanda XV.91.

Si elle ne se manifestait pas,

qu'est-ce donc qui, alors, pourrait se manifester ?

Elle, cette énergie qu'est la conscience,

elle se manifeste même en ne se manifestant pas !"

______________________________

La conscience est simplement l'expérience. Or, il n'y a rien en dehors de l'expérience. Même le néant n'existe qu'en tant qu'objet pour la conscience. Même l'inconscience est une expérience, directe ou indirecte, un objet pour la conscience, une manifestation de la conscience. Et pourtant, la conscience ne se réduit à aucun de ces objets.

La conscience ne s'épuise dans aucune de ses manifestation. Mais elle se manifeste même en ne se manifestant pas, sous la forme d'un "Oh, il n'y a rien". Cette expérience, c'est encore la conscience.

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citi-śaktiḥ n'est pas "l'énergie DE la conscience", mais plus exactement "l'énergie QUI EST la conscience", ou "QU'EST la conscience". Si je traduis par "de", comme si le "pouvoir" ou "l'énergie" était un simple attribut de la conscience (comme la couleur de cette tasse est un simple attribut de cette tasse), c'est par crainte d'alourdir la traduction. Au prix, cependant, d'un manque de précision qui peut induire en erreur.

"Elle... cette... celle-ci", eṣā, est un pronom de proximité. Son emploi suggère que la conscience est proche, immédiate, plus proche que n'importe quel objet, pensée ou sentiment. Elle est le Soi, plus intime que tout, "plus moi que moi", le sujet absolu qu'aucune expérience ne peut objectiver, mais que toute expérience manifeste.

mercredi 25 août 2021

Ajikan

Voici une pièce de flûte japonaise intitulée "ajikan" : "la contemplation du A primordial". Dans le bouddhisme tantrique tel qu'il a été transmis au Japon, il existe une pratique de méditation où l'on récite le son A, ou bien on contemple un disque blanc sur fond noir en énonçant mentalement le A, ou encore on médite sur ce disque, avec le A calligraphié en son sein. Ceci est donc une œuvre musicale inspirée par cette pratique, à laquelle j'ai été initié à l'âge de quinze ans :

Dans le Tantra, le A symbolise la Conscience, l'insaisissable présence à la source de toutes choses. Enoncer le Mantra A est une pratique que l'on retrouve dans diverses traditions.

Le son A est le son indifférencié.



lundi 23 août 2021

Mystère du son


En Inde, la flûte de Krishna. En Europe, les roseaux de Pan. En Chine et au Japon, le Shakuhachi du "moine du vide" (komusô). Cette méditation par le son aurait été transmise de la Chine au Japon au XIIIe siècle. L'Ordre komusô a été interdit à l'ère impériale, mais la pratique s'est transmise jusqu'à nos jours.

Plus d'infos.








Le mystère de l'union


Dans le tantra, l'union sexuelle est le "rituel primordial", âdi-yâga. Cela est vrai tout spécialement dans le tantra ésotérique, la tradition "de la famille" (kaula). Mais, même dans le tantra en général, le mythe de la création par union du Dieu et de la Déesse est bien connu. 

Cependant, l'union sexuelle comme image de l'acte créateur n'est pas inconnu en Occident. Outre le célèbre enseignement de la prêtresse Diotime au jeune Socrate, nous avons ce passage du Discours parfait d'Hermès à Asclépius :

 "Et si tu veux contempler la réalité de ce mystère, regarde l’image merveilleuse de l’union consommée par le mâle et la
femelle : lorsque donc 20 il (le mâle) atteint le moment extrême, la semence jaillit. Alors, la femelle reçoit la puissance du mâle et le mâle, de son côté, reçoit
la puissance de la femelle, car 25 tel est bien l’effet de la semence !
C’est pourquoi le mystère de l’union est accompli en secret, de crainte que les deux sexes ne semblent indécents à la foule qui 30 ne sait pas (vraiment) à
quoi s’en tenir en cette matière. En effet, chacun (en particulier) transmet son principe générateur. Car, pour ceux qui ignorent ce qu’est (vraiment) cette
œuvre, si elle se produit sous leurs yeux, <elle est> ridicule, de même que pour les incroyants ! Et d’autant plus qu’il 35 s’agit de mystères sacrés en paroles
et en actes : non seulement on ne saurait les entendre, mais on ne saurait non plus les voir." (Naghammadi, Pléiade, p. 1009)

Voici le même passage dans la traduction Festugière, Belles Lettres 1998, p. 61. Le contexte est le suivant : Hermès vient d'expliquer qu'aucun nom ne convient à Dieu, à la fois Tout et au-delà du Tout, immanent et transcendant. Et il poursuit :

"Dieu donc, à lui seul toutes chose,
infiniment rempli de la fécondité des deux sexes,
toujours gonflé de sa propre volonté,
toujours enfante tout ce qu'il a eu dessein de procréer.
Or sa volonté est, toute entière, bonté.
Et cette bonté aussi qui existe en tous les êtres
est naturellement issue de la divinité de Dieu,
pour que tous les êtres 
soient comme ils sont 
ou comme ils ont été,
et jusqu'à tous ceux qui doivent exister par la suite
ils procurent en suffisance la faculté de se reproduire.
Que te soit donc transmise en ces termes, Asclépius, 
la doctrine sur les causes et le mode de la production de tous les êtres.

- Quoi, dis-tu que Dieu possède les deux sexes, Hermès ?
Oui, Asclépius, et non pas Dieu seulement, mais tous les êtres animés et inanimés.
Il ne se peut en effet qu'aucun des êtres qui existent soit infécond.
Car, si l'on enlève la fécondité à tous les êtres
qui existent à présent,
les races actuelles ne pourront plus durer toujours.
Pour moi, je déclare qu'il est aussi dans la nature des êtres
de sentir et d'engendrer,
et je dis que le monde possède en lui-même
le pouvoir d'engendre
et qu'il conserve toutes les races
qui sont une fois venues à l'être.
En effet l'un et l'autre sexes sont pleins de force procréatrice
et la conjonction de ces deux sexes ou, pour mieux dire,
leur unification,
qui se peut nommer correctement Amour ou Vénus
ou de ces deux noms ensemble,
est une chose qui passe l'entendement.
Mets-toi bien dans l'esprit,
comme une vérité plus sûre et plus évidente qu'aucune autre,
que ce grand souverain de toute nature, Dieu,
a inventé pour tous les êtres
et leur a accordé à tous ce mystère de reproduction éternelle,
avec tout ce qu'il comporte d'affection, de joie, d'allégresse, de désir et d'amour,
don de Dieu.
Et ce serait le lieu de dire combien ce mystère a de force
pour nous contraindre, si chacun de nous, en s'examinant,
ne le savait du reste pas ses sentiments les plus intimes.
Car, si tu considères ce moment suprême où,
par un frottement répété, 
nous parvenons à cet effet
que chacune des deux natures 
répande en l'autre sa semence,
dont l'une avidement s'empare pour la renfermer en elle-même,
en ce point donc tu constates que, 
par un mélange en les deux natures,
et la femme se pourvoit de la vigueur du mâle
et le mâle se détend en féminine langueur.
Aussi l'acte de ce mystère,
si doux et nécessaire qu'il apparaisse,
est-il accomplit en secret pour que les moqueries du vulgaire
ignorant ne forcent pas à rougir
la divinité qui se montre en l'une et l'autre natures
dans ce mélange des sexes,
surtout si l'on s'expose au regard des impies."

Comme le tantra, Hermès ajoute que rares sont les gens pieux en ce sens. Festugière note que "c'est une façon de voir qui n'est pas rare dans l'Antiquité". Tout est dit.

Voir aussi la traduction de Ménard.

dimanche 22 août 2021

Quel est le meilleur système politique ?


Le plus important, ce à quoi je dois donner le plus d'attention, n'est pas politique. Il est vital de ne pas l'oublier.

Cependant, comment vivre ensemble ? Il le faut bien. Et nous avons un certain arbitre. Or, l'expérience montre que des rapports de pouvoir apparaissent dès que l'on est ensemble. Afin que ces relations ne dérivent donc pas vers une tyrannie, il importe de réfléchir à la meilleure façon d'organiser ces rapports. Chercher la meilleure organisation.

Tout d'abord, je me demande quel est le plus important dans ces relations : La sécurité ou la liberté ? Je choisis la liberté. 

Je suis donc un "libéral". Mais je ne suis pas "libertaire" ni "libertarien". La pensée libertaire imagine des politiques fondées sur le renoncement à la propriété. Or, sans propriété, pas de liberté. Au plan spirituel, le lâcher-prise est certes nécessaire. Au plan collectif, la propriété individuelle est nécessaire. Mettre en commun l'argent, les biens, les enfants, les partenaires... cela ne marche pas. A ma connaissance, aucun groupe n'a pu vivre ainsi durablement. Je ne vois pas de véritable liberté dans le libertarisme, ni dans le communisme. La pensée libertarienne mise, à l'opposé du libertarisme, sur l'individualisme. L'Etat doit être minimal. Mais dans cette situation, la liberté devient très vite celle des plus forts : "un renard libre dans un poulailler libre"... Dans les deux cas donc, libertarisme ou libertarianisme, la liberté n'existe pratiquement pas.

Je suis donc libéral. Mais il y a plusieurs sortes de pensées libérales. Toutes ont cependant en commun de vouloir un Etat fort, assez fort pour garantir les libertés individuelles. Pour cela, il faut un Etat capable de surveiller le Marché. Celui-ci est "libre", mais dans un cadre stricte. De plus, l'Etat doit redistribuer une partie des richesses et garantir une certaine "sécurité sociale" : c'est l'Etat-providence. L'Etat garanti aussi l'indépendance nationale : c'est la souveraineté. Ce qui n'exclut pas les aides, les coopérations, les accords, voire les fédérations. En outre, l'Etat organise une instruction impartiale basée sur le mérite individuel. L'Etat ne décide pas ce qu'est le bonheur, chacun est libre de croire comme bon lui semble : c'est la laïcité. Ce qui suppose la formation du jugement et, donc, l'instruction. Il n'y a pas de religion commune, mais une morale laïque, minimaliste, sur la base de laquelle chacun est libre d'élaborer sa morale. Enfin, cette société est une démocratie, non un populisme : il doit exister, entre les individus et le gouvernement, des intermédiaires. Toutes les opinions ne se valent pas. Il n'y a pas de démocratie sans technocratie ni méritocratie.

Pourquoi le libéralisme ? Assurément, le mode d'organisation "social-libéral" me semble loin d'être parfait. Il n'est peut-être pas le système politique ultime. Mais du moins, il est celui qui permet le plus de liberté. C'est dans un tel cadre libéral que chacun peut, justement, chercher le mode de vie le meilleur, seul ou à plusieurs. Cette liberté de chercher, d'errer, quitte à se tromper, est le bien politique le plus précieux. Je préfère une certaine insécurité à une prison dorée.

Pour autant, suis-je en accord avec la politique du gouvernement actuel ? Non. Nous vivons dans les ruines de l'Etat-providence, autrefois florissant. Je suis convaincu que notre gouvernement utilise son pouvoir d'action pour affaiblir l'Etat. Partout, il s'agit de privatiser et de déréguler. Or, l'Etat doit être fort, sans quoi l'on dérive vers une sorte de jungle sans foi ni loi : c'est le Marché omnipotent, la jungle néo-libérale, c'est le communautarisme et la dictature des minorités et des individualités immatures. Cela n'est pas l'Etat libéral, lequel existe seulement pour réguler le Marché et garantir une certaine justice sociale, ainsi qu'une certaine unité nationale. Cela est de moins en moins le cas. L'Etat agit, non pour la société, mais pour des intérêts particuliers, des lobbies, des communautés, des religions, des factions. Le droit à la différence est en train de le céder à la différence des droits. L'Etat est donc corrompu. Voilà pourquoi de moins en moins de citoyens votent. Ils ont le sentiment, légitime, que le système a été détourné. 

Dans ces conditions, la tentation est forte d'aller vers des extrêmes : diverses sortes de communisme, le renoncement aux libertés individuelles, à la liberté de conscience, à la justice sociale, à l'instruction publique. Mais au fond, je crois que nous sommes encore très fortement attachés à nos libertés individuelles. Or nous sentons que seul un Etat-providence, une démocratie libérale-sociale, peut garantir nos libertés. Certes, le libéralisme n'est pas l'état ultime d'un point de vue spirituel. Mais il en reste la base la plus sûre. On peut s'ennuyer dans une société libérale, on peut sombrer dans le nihilisme, devenir prisonnier du superficiel. Mais cela ne justifie en aucun cas le renoncement aux libertés et à leurs conditions. 

Enfin, il faut bien garder présent à l'esprit qu'une société libérale est fragile : par définition, elle est menacée par les extrêmes et par les lobbies, par les intérêts partisans. Toutefois, le libéralisme reste l'option la plus viable. Pour ma part, je continue de chercher, de réfléchir à l'organisation la meilleure. Cependant, en attendant d'en trouver une autre, je reste partisan de l'organisation sociale-libérale. Prenons garde de ne pas scier la branche sur laquelle nous sommes assis. Vouloir détruire un système corrompu peut se comprendre, mais il faut aussi se demander par quoi on souhaite le remplacer. 

Jusqu'à présent, le libéralisme me semble être la base qui offre les plus riches possibilités. Je vois des perfectionnements du libéralisme. Je ne lui vois pas d'alternative.

samedi 21 août 2021

Un trésor de poésie mystique


 Dominique Tronc, qui a connu Lilian Silburn et qui, sous son impulsion, a entrepris il y a maintes années d'"arpenter les chemins mystiques", nous offre une immense collection de poèmes mystiques sur son site Chemins mystiques.

Vous y trouverez par ailleurs de très nombreux livres et textes, dans tous les formats.

Voici un poème irlandais attribué au barde légendaire Amorgen :

Am gaeth i m-muir,

Am tond trethan,

Am fuaim mara,

Am dam secht ndirend, 

Am séig i n-aill, 

Am dér gréne,

Am cain lubai,

Am torc ar gail,

Am he i l-lind,

Am loch i m-maig,

Am brí a ndai,

Am bri danae,

Am bri i fodb fras feochtu,

Am dé delbas do chind codnu,

Coiche nod gleith clochur slébe?

Cia on co tagair aesa éscai?

Cia du i l-laig fuiniud gréne?

 

"I am the wind which breathes upon the sea, 

I am the wave of the ocean, 

I am the murmur of the billows,

I am the war of the seven combats,

I am the vulture upon the rocks,

I am a beam of the sun,

I am the fairest of plants,

I am a wild boar in valour,

I am a salmon in the water,

I am a Lake in the plain,

I am a word of science,

I am the point of the lance in barde,

I am the God who creates in die head die Eire.

Who is it who throws light into the meeting on the mountain ?

Who announces the ages of the moon ?

Who teaches the place where couches the sun ?"


Autre traduction :

       

        " I, the Wind at Sea,

        I, the rolling Billow,

        I, the roar of Ocean,

        I, the seven Cohorts,

        I, the Ox upholding,

        I, the rock-borne Osprey,

        I, the flash of Sunlight,

        I, the Ray in Mazes,

        I, the rushing Wild Boar,

        I, the river-Salmon,

        I, the Lake o'er plains,

        I, the Strength of Song.

I, the Spear for smiting Foemen,

I, the God for forming Fortune!

Whither wend by glen or mountain?

Whither tend beneath the Sunset?

Whither wander seeking safety?

        Who can lead to falling waters?

        Who can tell the white Moon's ages?

        Who can draw the deep sea fishes?

        Who can show the fire-top headlands?

I, the poet, prophet, pray'rful,

Weapons wield for warriors' slaying:

Tell of triumph, laud forthcoming

Future fame in soaring story!"

vendredi 20 août 2021

"Je fais le mal que je ne veux pas..."


Dans une œuvre du maître de Vedânta Vidyâranya, on trouve ce verset, d'origine inconnue :

puṇyasya phalamicchanti, puṇyaṃ necchanti mānavāḥ /

na pāpaphalamicchanti, pāpaṃ kurvanti yatnataḥ//

"Les humains veulent le fruit de la vertu,

(mais) ils ne veulent pas la vertu.

Ils ne veulent pas le fruit du vice,

(mais) ils s'adonnent au vice assidument."

Plus loin, il cite l'Upanishad du Clan de la Perdrix :

kimahaṃ sādhu nākaravam, kimahaṃ pāpamakaravam

"Pourquoi n'ai-je pas fait le bien ? Pourquoi ai-je fait le mal ?"

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Cette dernière affirmation, fort ancienne, rejoint la célèbre constatation de l'Evangile : « Je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas » (Romains 7:19). Celui-ci attribue cette impuissance à la présence du péché en l'Homme, présence quasi physique transmise génétiquement.

Mais pourquoi cette incohérence de l'humain ? 

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