samedi 29 janvier 2022

Shiva, Ramana et les chiens

 En Inde comme dans beaucoup de cultures traditionnelles, le chien est situé en bas de la hiérarchie. Il est jugé "impur" en raison de son comportement qui ne tient pas compte, justement, de ce qui est jugé impur. Le chien est donc le compagnon des intouchables, ou bien leur nourriture.

Comme le Tantra shâkta remet en question cette dualité du pur et de l'impur, le chien y est bienvenu. Le chiens sont donc bienvenus dans les temples de Bhairava, Shiva en sa forme ésotérique, shâkta :


Cependant, le chien incarne aussi la loyauté. Si vous lisez l'anglais, je vous conseille ce livre sur les chiens dans la culture indienne traditionnelle Sarama and her children, par Bibek Debroy.



Shrî Ramana Maharshi, le plus grand sage de l'Inde du XXè siècle, aimait les chiens. Voici une vidéo consacrées à Jackie, le saint chien de Ramana, chien qui a d'ailleurs sa tombe sacrée dans l'ashram de Ramana. Ce pauvre chien s'était battu avec un autre. Son estomac ouvert, ses intestins pendaient au dehors. Ramana a fait soigner Jackie chez un vétérinaire, une opération majeur. Il montrait Jackie comme un exemple à suivre, le comparant au grand guerrier légendaire Bhîshma. 

 


Rappelons que Ramana était végétarien et tendait à traiter tous les êtres vivants avec équité. Il a même composé une chanson pour s'excuser auprès des frelons dont il avait perturbé le nid.

lundi 24 janvier 2022

Le vide ne suffit pas



 Les méthodes de méditation ont un défaut essentiel : elles font le vide et, par là-même, elles manquent le plein.

Je m'explique : bien sûr, la méditation ne consiste pas à réprimer bêtement les pensées, à "faire le vide" par la force seule. A ce propos, je crois que cette tendance est aujourd'hui exagérée. On nie toute force à l'esprit, de même que l'esprit du temps renie toute virilité... Mais c'est une autre question. 

Quoiqu'il en soit, même si un vide se fait sans supprimer les pensées, les paroles intérieures, eh bien il y manque l'essentiel. Dans ce vide, dans ce silence simple, je goûte certes une nouvelle manière de vivre, avec de nombreux bienfaits. Une vie en "pleine conscience", plus lente, posée, centrée, équilibrée, unifiée. Les effets sont analogues à ceux du jeûne. 

Malgré ces avantages, l'expérience de cette "hygiène" m'a amené à remettre en question la croyance selon laquelle cet état de méditation serait le remède à tous nos mots. En effet, même si cet état est un "non-état" sans intention, sans tension, ouvert et sans point d'appui, même s'il est une présente transparente et semblable à l'espace, il n'apporte qu'une paix provisoire. Certes, cette paix est profonde, elle laisse des marques dans l'âme, elle laisse entrevoir des possibilités inimaginables pour des corps et des esprits agités. Mais cette approche n'en reste pas moins essentiellement limitée.

Pourquoi ? Parce qu'elle s'appuie sur nos propres forces uniquement : il s'agit de faire attention, d'être vigilant. Mais que se passe-t-il quand l'attention se fatigue ? Car c'est inévitable : l'attention s'épuise vite. Et alors, cet état de paix disparaît. Même si l'on se dit que cette disparition n'est pas réelle, la paix s'échappe, c'est indéniable. 

Il y a un vide, il y a une paix sensible, ressentie dans le corps, dans l'âme et dans l'esprit. C'est vrai. Mais je dis que cela n'est pas la vraie paix. Aucune paix de conscience, de connaissance, de vigilance, n'est la vraie paix, même simple, même si elle est plus que les pensées, même si elle est "non-duelle". Il y a en elle la saveur extraordinaire d'un dégagement soudain de tout. Comme si l'on avait passé la barre des nuages pour surgir dans l'immensité bleue. C'est étonnant et vertigineux, par contraste avec la confusion ordinaire. Mais ça n'est pas la vraie paix.

Mais alors, comment trouver la vraie paix ? La vraie paix n'est pas impersonnelle. Elle n'est pas une énergie. Elle n'est pas un vide inerte, isolé, pareil à l'espace. La vraie paix découle d'autre chose. D'une présence personnelle. D'une rencontre. A laquelle je peux répondre mais dont je n'ai pas l'initiative. Le mystère d'un amour reçu, d'un appel lancé et entendu. Et quand j'y réponds, certes un silence s'installe, une paix. Mais ce vide est la conséquence de cette rencontre qui saisit tout mon être, comme fasciné par une vie, un être, un infini vivant qui se donne et qui appelle en retour un abandon total de tout soi. 

Le vide est la scène ; il n'est pas la pièce. Il n'est pas le soleil qui se lève dans le ciel. C'est ce soleil qui importe, non le ciel. C'est la rencontre intérieure qui importe, non le vide.

Le vide peut découler de cette rencontre intérieure, invisible. Plusieurs sortes de vides, même. Des vides vigilants, des vides éveillés, des vides obscurs, des vides de repos dans un demi-sommeil.  Toute la gamme des vides, en fait. Mais ces vides sont bien différents. Ils ne sont pas le produit de mon effort seul. Ils résultent plutôt de mon accord avec cette présence d'amour qui surgit d'elle-même, qu'aucun effort ne peut engendrer. Et du coup, la saveur de ces vides, mêmes de sommeil, est très différente.

Dans la première approche, je cherche le vide et je m'y arrête. Dans la seconde, une présence me trouve et je m'y abandonne. Et alors un silence se fait, comme en un accord profond, une communion de silence nécessaire. Mais ce silence n'est pas cherché. Ce qui est cherché est bien au-delà du silence, du vide, ou de quoi que ce soit. 

Alors oui, le vide fait du bien à notre nature épuisée, tourmentée par les aléas et les excès. Mais la vie intérieure, c'est autre chose. Bien autre chose. 

Je ne dis pas qu'un certain effort est nécessaire, mais c'est un effort pour s'ouvrir et s'abandonner ce mystère, non pour veiller sur un état ou une présence impersonnelle. La rencontre personnelle d'une sorte de présence personnelle. Personnelle, car vivante et aimante. C'est très, très différent. D'un autre ordre. Dès lors, le vide ne suffit pas. Il peut même devenir une impasse. Ce vide est une chose, non une personne. Il n'est pas amoureux. Voilà pourquoi il ne suffit pas et pourquoi jamais aucune expérience "non-duelle" ou impersonnelle ou de "ce qui est" ne me comblera jamais, ni moi ni personne d'autre.

jeudi 20 janvier 2022

Le Tantra est la vérité du Veda

 

Dans son Poème pour reconnaître le Seigneur en soi (Īśvarapratyabhijñākārikā), Outpala Déva démontre ainsi que la conscience, c'est-à-dire le Soi, notre essence, est divine :

tathā hi jaḍabhūtānāṃ pratiṣṭhā jīvadāśrayā
jñānaṃ kriyā ca bhūtānāṃ jīvatāṃ jīvanaṃ matam // 

[La conscience est divine] car le fondement des choses privées de conscience propre est ce qui est vivant. Or, l'omniscience et l'omnipotence sont la vie même de ce qui est vivant". (I, 1, 4)

Je ne vais pas ici expliquer ce verset, qui résume la philosophie de la Reconnaissance. Disons seulement que le monde dépend des êtres vivants (jîva), c'est-à-dire de leur conscience. Or, la conscience est omnisciente et omnipotente. Ces attributs sont divins. Donc, la conscience ou la vie sont divines.

Mais pourquoi, dans ce verset, Outpala Déva emploie-t-il le mot "vie" ou "être vivant" plutôt que "conscience" ? Son propos serait alors plus clair, non ? De plus, l'"être vivant" (jîva), cela renvoie à un être mortel, périssable, limité, à un individu. 

La réponse, à mon avis, tient en deux points. Et il y a une réponse, bien sûr, car Outpala Déva ne choisissait pas ses mots au hasard.

La première est que la philosophie tantrique de la Reconnaissance ne nie pas totalement l'individu. Comme le monde, l'individu n'est pas une pure illusion. Il est plutôt une création du Créateur, c'est-à-dire de la conscience universelle. 

La seconde est la suivante : Dans la tradition indienne au sens large, le Dharma, l'ordre naturel et juste des choses, dépend de la proximité de chaque chose à la vie. Plus une chose ou un être sont "vivants", plus ils sont purs et placé haut dans la hiérarchie. Plus ils sont proches de la mort, plus ils sont situés bas. Ce principe permet d'expliquer de nombreux détails des coutumes indiennes.

Et donc, en disant que la conscience est vie, Outpala Déva fait un clin d'œil en direction de cette vision orthodoxe. Mais il la subverti, car si la "vie" est "conscience", alors tout ce qui est proche de la conscience ou qui stimule ou éveille la conscience, est "pur". Or, la viande (la nourriture) et l'alcool (consommés en juste quantité) éveillent la conscience, l'intensifient. En termes tantriques, ils désinhibent la conscience et la révèlent comme félicité, car comme le Veda l'affirmait déjà, "le brahman (l'absolu) est félicité" ou plaisir. De même, les sécrétions sexuelles (il faudrait trouver un terme plus élégant) proviennent de la conscience intensifiée, et ils ont le pouvoir insigne de créer semble-t-il cette conscience à partir de la matière. 

Ces trois - nourriture, boisson fermentée et sécrétions sexuelles - sont les trois mystère du Tantra, en particulier de la tradition Kaula. En disant que la conscience est vie, Outpala Déva envoie donc un message aux tenants de l'orthodoxie et de la pureté en Inde : votre "pureté" n'est qu'une compréhension partielle de la conscience. Et donc, sans le savoir, quand vous, les orthodoxes, aspirez à adhérer à votre pureté qui condamne l'alcool, par exemple, vous aspirez en réalité à la félicité pure de la conscience, qui est la pureté même. Et donc, vous devriez pratiquer les rites tantriques que vous condamnez. En réalité, ce que vous prenez pour de l'impureté, c'est la véritable pureté si l'on suit jusqu'au bout vos propres critères !

Ce choix de mot, surprenant, suggère donc en réalité que le Tantra est la vérité du Veda, de la tradition orthodoxe de l'Inde.

jeudi 13 janvier 2022

Ethique de l'extase


 

Comment vivre ? "Je consomme donc je suis" chante le troupeau.

Le Tantra nous transmet une éthique : brahmachârya.

Dans la spiritualité ordinaire de l'Inde, ce mot désigne une vie chaste consacrée à l'étude. En effet, selon une croyance très répandue, on croit que l'énergie sexuelle est la base de l'énergie intellectuelle et spirituelle. 

Mais dans le Tantra, ce mot a un sens différent. Brahmachârya, c'est "vivre selon le brahman". Brahman est un mot très ancien, nimbé de mystère et qui désigne justement mystère, l'énigme d'être. "Je suis" : étonnement, extase, joie, amour, le tout à l'infini. Brahman, c'est l'expansion d'extase de vivre, dans le plaisir ou la douleur car, selon le Tantra, il y a du plaisir même dans la douleur, la peine. Et ce plaisir est donc expansion, brahman. Expansion sans fin.

Vivre en conscience de l'extase intime qui nous habite. Selon la tradition, c'est ainsi que l'on renaît, que l'on devient une brahminî ou un brahmane, une incarnation de ce qui est à jamais à la racine et dans l'au-delà de toute incarnation.

Vivre ainsi, c'est célébrer les "trois brahman", les trois extases, les trois mystères : viande, vin et union.

Bien entendu, il faut entendre tout cela avec intelligence. La viande, c'est, au sens ancien, ce qui fait vivre (vivando). C'est la nourriture qui remplit, qui comble, qui nous entraîne en cette satiété qui est extase d'être. C'est aussi l'air, le prâna. Mais pas que. C'est aussi la transmutation de la matière en conscience par cet autre mystère appelé "digestion". Le feu des entrailles préfigure le feu de la présence et participe au feu du désir.

Le vin, ce sont les liquides fermentés. Selon le Tantra, dégustés en conscience et, surtout, en confiance, ils ouvrent la conscience et renforcent la confiance. Ils désinhibent. A condition de savoir, à condition d'être initié, déjà "entré" sur la voie. A condition de savoir ce qui distingue un glouton d'un gourmet.

L'union, c'est le mystère premier. Viande et vin rapprochent de l'extase. L'union est plutôt l'effet de l'extase, de la conscience, car ce que l'on vénère traditionnellement, ce sont plutôt les sécrétions sexuelles, identifiées au pouvoir fécond, au mystère de la procréation, éminemment présent chez la femme, dit le Tantra shâkta, orienté vers la Shakti.

L'union, c'est aussi l'union des sens avec leur objets. C'est l'expérience, toute expérience. C'est apprendre à vivre l'extase en toute perception. Et aussi, dans la mémoire qui s'unit au souvenir, dans l'intuition qui unit aux noms qui conviennent, aux noms des êtres et des choses. Tout est union. Et toutes ces unions convergent dans l'union infinie du corps et de l'espace. Et cette union elle-même culmine dans l'union du cœur et du mystère, du désir et du divin.

Vivre ainsi, c'est donc vivre en union avec la vibration du cœur, "je suis", le mystère évident à la racine de tous les autres. Le centre de moi est un océan de joie infinie, indéfinissable, inexprimable, au-delà de toute mesure, qui change à jamais la vie de tous ceux qui s'y baignent, ne serait-ce que du bout d'un orteil, le temps d'un instant hors du temps.

Voilà l'éthique de l'extase. Je mange, je bois, je marche, je dors, je suis assis. En tout cela, faire honneur à cela qui est Tout en tout, à l'unique nécessaire qui se révèle à sa guise, instant après instant. "Je suis je". Ramana conseillait d'adopter "je" comme Mantra. Cela suffit. Vivre ainsi, continuer ainsi. En cela. En confiance plus encore qu'en conscience. Se laisse faire, dissoudre, épandre et dilater comme un rond dans l'eau.

Il y a une éthique de l'extase. Claire, lucide, en plein dans l'axe, résolue, confiante, abandonnée dans l'éblouissant mystère. Telle est notre vocation. Il appartient à chacune, à chacun d'y répondre. 

mardi 11 janvier 2022

Le monde est-il forcément imparfait ?


 

"Il n'y a pas de bien sans mal" : une phrase qui nous vient quand on essaie de réconcilier la beauté que l'on voit dans le monde avec la cruauté qui se montre partout dans la nature. 

Du mal. Oui, mais quel mal ? Pour préciser, on répond que la mort est "nécessaire" à la vie, pour permettre au Grand Cycle de se perpétuer. Imaginez un monde surpeuplé de tous les êtres vivants ! Ce serait l'enfer, impossible...

Il me semble qu'au niveau des concepts, en effet, il est difficile de donner un sens à un terme sans son opposé. La gauche est à gauche par rapport à la droite, et ainsi de suite. 

Mais au niveau de la réalité même, je ne vois pas en quoi toute la cruauté que la vie nous montre serait nécessaire. La mort, oui. Admettons. Mais la mort aurait pu être une mort douce, paisible, en fin de vie. Or, la mort est, très souvent, brutale, cruelle et parfois pleine d'imagination dans les raffinements de souffrance qu'elle offre. Des parents dévorent leurs enfants, des parents se font dévorer par leurs enfants - les exemples ne manquent pas. La nature offre une inspiration inépuisable aux psychopathes.

Evidemment, on peut choisir de voir dans cette souffrance un "imaginaire" ou des "projections" sans réalité. Le "mal" ne serait qu'une construction sans correspondance avec "ce qui est". Mais faire ce choix, c'est choisir de mépriser l'intuition qui nous crie que, quand des chimpanzés s'entretuent, c'est mal. "Mal", cela veut dire que, sans avoir besoin de réfléchir, nous sentons que ce fait blesse notre sens du bien, ce sens inné du bien. Ce n'est pas imaginaire.

Alors faut-il nier notre besoin de bonté pour nous réconcilier avec "ce qui est" ? Mais ce choix n'est-il pas justement celui de toutes les compromissions ? "L'esclavage, bah... ça a toujours existé, vous savez... Donc, que voulez-vous..." Et pareil pour les viols, la torture et même le totalitarisme, les dérives autoritaires, les tourments de la bureaucratie et toute forme d'injustice. Faut-il se résigner pour avoir la paix ? C'est une tentation, une sorte de Syndrome de Stockholm. 

Je me retrouve face à une contradiction : D'un côté, cette intuition du bien, du juste, du beau, avec toute cette beauté que je vois dans le monde et dans l'intérieur ; De l'autre côté, le mal, la souffrance, un monde imparfait en lui-même. Non pas simplement incomplet, mais comme vicié, habité par le mal, comme si ce mal faisait partie de la fabrique du monde.

Y-a-t-il une explication ?

Une réponse est de dire que le monde est forcément imparfait, car "il n'y a pas de bien sans mal". Le seul bien pur serait alors dans le Non-manifesté, avant la manifestation ou au-delà. Mais il serait vain de chercher la perfection dans le monde qui, par définition, comporte de l'imperfection. 

Si l'on accepte cela, on peut alors se résigner et trouver une paix. Mais à quel prix ? J'essaierai alors de faire au mieux en ce monde, tout en sachant que le monde est imparfait, qu'il est "ce qui est", et ainsi de suite. En faisant cela j'étouffe mon intuition du bien qui me dit, sans que je puisse la faire taire, que le monde pourrait être autrement. Qu'il devrait être autrement.

Une autre réponse est de dire que le monde n'est qu'une version de ce qu'il pourrait être. Certes, il y a un Non-manifesté. Mais il y a plusieurs manifestations : Il y a une manifestation qui reflète le Non-manifesté et il y a une manifestation qui pervertit, qui trahit le Non-manifesté. La manifestation est comme un portrait. Or, un portrait peut être fidèle. Il peut aussi être trompeur. 

Dans ce dernier cas, je pourrais dire que le monde est une version pervertie de sa Source. Une version viciée, pour une raison que je ne connais pas encore. Mais je sens qu'il y a quelque chose qui cloche. L'alternative entre Non-manifesté et manifestation est un faux dilemme. Le vrai choix est entre une manifestation belle et bonne qui exprime parfaitement le Beau et Bon, et une manifestation qui comporte du beau et du bon, mais qui n'est qu'une imitation, un pâle reflet, une version pervertie de la manifestation parfaite, originelle.

Quand je vis cette contradiction profonde, intime, et que je choisis de ne pas l'étouffer par la résignation, alors je vois qu'il y a deux grandes visions : L'une, selon laquelle il n'y a pas de perfection à trouver en ce monde, mais seulement dans le Non-manifesté ; Et une autre, selon laquelle une version parfaite de la manifestation est possible. Elle est notre vocation. Elle nous appelle. 

Et si elle est possible, alors mon intuition du bien fait sens, elle n'est pas "imaginaire". En me donnant à l'intuition du bien, ramener la manifestation vers le bien ; peut-être aller vers une autre manifestation après la mort, ou bien après la fin d'un cycle de cette manifestation. Un Nouvel Âge. Une aube neuve. 

Ainsi, nos tribulations auraient un sens, oui. Il y a un Non-manifesté parfait. Mais il y a aussi une évolution de la manifestation vers une manifestation plus parfaite, de plus en plus fidèle à son original, à sa source. Et donc, je ne vois pas de raison de se résigner face au mal. 

En revanche, je découvre le Non-manifesté en moi. Et cela m'aide. Et cela peut m'aider à aider ou, du moins, à faire moins de mal. Célébrer, à ma mesure, le Beau et Bon. Cela élargit l'âme, sans toutefois l'enfermer dans la résignation. Il y a un Bien qui est tout en tout. Cela donne une paix. Mais sans la résignation. Il y a une lumière qui brille sur ce monde. Mais cela n'implique pas du tout d'accepter qu'il n'y a "pas de bien sans mal". Le mal n'est pas acceptable. Ce qui est mauvais est mauvais. Mais il y a le Bien, au-delà. Cela ne donne pas l'indifférence, mais la paix. La paix pour faire ce qui doit être fait. Non une paix par déni, mais une paix qui vient d'au-delà. Cette paix ne supprime pas le mal, mais elle aide à le supporter et à le combattre.

Le monde n'est pas forcément imparfait. Il n'y a pas que ce monde. D'autres mondes sont possibles. D'autres auraient été possibles. La soumission à "ce qui est", si souvent prise pour de la sagesse, est folie, folie d'aveuglement. Pour répondre à nos conflits intérieurs profonds, il ne faut pas nier quelque chose, mais chercher une réponse de bon sens. Ne faisons pas comme le renard de la fable, qui déclare que les raisins ne sont pas bons, parce qu'il réalise qu'il ne peut les attraper. Tournons-nous plutôt vers des réponses complètes, qui ne coûtent pas la lucidité. Des réponses, peut-être, inspirées par ce je-ne-sais-quoi qui nous fait vivre malgré les imperfections de ce monde.

vendredi 7 janvier 2022

Un monde réparé

Fortuny, Vieil homme nu au soleil


Le but de la vie intérieure n'est pas de trouver le bonheur en libérant les émotions bloquées (ce qui est plutôt le principe des néo-doctrines), mais d'unir son cœur, sa volonté, au divin, comme le dit Mânasa Râma, un maître du Tantra traditionnel, dans sa Lampe de la liberté :

 samāveśātpatisamaḥ ||
"Grâce à l'absorption, on devient divin"

Selon certains, l'être individuel sera toujours distinct de l'être divin. Mais là n'est pas l'important. L'important, c'est que ma volonté, mes choix, soient en totale unité avec la volonté divine. Cela se passe avant les mots articulés, dans une conversation à peine esquissée, comme des murmures entre deux rives d'un lac.

prakāśamāno mahāprakāśaḥ ||
"La Lumière infinie brille en cet instant même"
Le divin peut bien être transcendant, échapper à toute prise. Nous baignons pourtant dedans, comme des éponges en la mer, selon l'image spirituelle de la tradition française. Rien n'est en dehors de cette Lumière qui éclaire tout. Pourtant, ce tout ne la reconnaît guère. La vie intérieure, c'est s'abandonner à cette Lumière, remettre son tout à ce tout véritable.

vimarśavatvāt ||
"Car elle est conscience"
Et pourquoi s'abandonner à cette Lumière ? Car elle est vivante. Elle n'est pas une clarté inerte, fantomatique, abstraite, mais la sensation d'être, ressentie par chacun au plus profond. D'ordinaire, chacun vit comme en divorce de cette sensation intime et vitale, de cet élan primordial. Guidés par nos lumières propres, nous restons aveugles à la Lumière évidente, tels des branches folles. Fermer les yeux en toute confiance et sentir, émerveillé, le regard intérieur s'ouvrir. Le cœur retourne dans le Coeur, et en un instant, tout est bien.

anantollāsarūpā ||
"Elle est manifestation sans fin"
Le divin n'est pas un fond inerte, comme la terre. La Conscience, la Lumière, est manifestation, comme un miroir dont la nature même est de refléter. La Lumière brille. Elle est généreuse. Les formes, les choses, les cris et les larmes ne sont donc pas étrangères. Il ne s'agit pas de fuir, ni d'aimer le mal et la laideur, mais d'épouser la source créatrice afin de la laisser transmuter notre regard. Quelque chose cloche. Nous appelons un remède. Plonger vers l'intérieur est ce remède. Mais le monde revient, car il est la fécondité du divin. Seulement, le monde revient autrement, peu à peu revêtu d'un autre visage, un monde réparé.

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