vendredi 30 avril 2021

Les fausses notes, essentielles ?

Chacun aspire à l'harmonie. Pas de fausse note, des accords fluides. 

Cependant, certaines fausses notes semblent nécessaires pour exprimer une plus vaste beauté. Ainsi la beauté en musique, comme ailleurs, ne se réduit pas à l'harmonie. Il y a aussi un charme du rugueux, du sensible, du chaloupé, du contre-temps, de la tension créée par la disharmonie, avant un retour final à l'harmonie. Une mélodie est toujours un écart par rapport à l'harmonie, de même que toute histoire est un bouleversement, avant un retour ultime à l'équilibre. Personne n'écouterait un accord perpétuel, ni ne regarderait un film où tout irait toujours parfaitement bien.

Dans cet article fascinant, l'Auteur explore ces thèmes à la lumière du débat, dans la musique européenne, entre une vision arithmétique et une vision sensualiste. Si la beauté musicale est affaire de justes proportions, comme l'enseignait Pythagore, comment expliquer que certaines fausses notes participent à la beauté d'une mélodie ?

C'est un point très important et qui ne concerne pas que la musique, mais aussi la morale individuelle et la politique. Quelle est la place du Mal ou du mauvais dans l'univers ?

Voici un râga indien, Jog, qui joue justement sur des variations entre tierce majeure et mineure :



jeudi 29 avril 2021

Existe-il un percept sans concept ?

Parâ Devî

Selon une opinion courante, la perception serait plus pure, plus directe, plus proche du réel, que la pensée.

Cette opinion est courante dans la spiritualité contemporaine. De fait, elle est largement majoritaire. 

En Inde, elle a été défendue principalement par des philosophes bouddhistes comme Dharmakîrti. Selon lui, le langage et la pensée ne peuvent représenter la réalité telle qu'elle est. Elles déforment la réalité pour l'exprimer, en gommant ces que chaque chose réelle, chaque instant, ont d'unique. La pensée n'a rien à voir avec la réalité, ni avec la perception, qui perçoit la réalité, mais sans pouvoir l'exprimer ni, par conséquent, la partager. Les possibilité de l'art n'ont pas été explorées. 

Certains prétendus détenteurs du shivaïsme du Cachemire enseignent que cette doctrine - que ce dualisme épistémique d'un genre particulièrement radical - est ce qu'enseigne le Tantra. 

Mais cela est faux. C'est un mensonge. 

En réalité, le Tantra enseigne une tout autre vision des rapports entre pensée et perception. Selon cette philosophie, exprimée notablement dans le corpus de la Reconnaissance (pratyabhijnâ), la perception est une sorte de pensée subtile, un langage articulé, mais intérieurement, où les étapes du discours se succèdent si rapidement que l'être ordinaire n'y prend pas garde. Autrement dit, pensée (ou langage) et perception sont inséparables. Il n'y a pas de perception sans pensée, sans langage. 

Abhinavagupta, le plus célèbre philosophe de cette école, s'attache ainsi à montrer que même les actions les plus intuitives, comme courir, sont en réalité des pensées, des discours, qui se succèdent très rapidement. La perception est du discours (donc de la pensée) "compressé". Tout est langage. Aucune expérience n'est percept pur, toute expérience est tissée de langage : la différence entre pensée et perception tient seulement au degré d'articulation et à la vitesse du processus (krama). En effet, plus on articule, moins on va vite. Il suffit de lire en articulant mentalement, puis sans articuler mentalement, pour le vérifier. 

Cette idée que la perception est en réalité une sorte de pensée existe aussi en Europe. L'exemple le plus célèbre en est Descartes et sa fameuse analyse du morceau de cire : 

"Commençons par la considération des choses les plus communes, et que nous croyons comprendre le plus distinctement, à savoir les corps que nous touchons et que nous voyons. Je n'entends pas parler des corps en général, car ces notions générales sont d'ordinaire plus confuses, mais de quelqu'un en particulier. Prenons pour exemple ce morceau de cire qui vient d'être tiré de la ruche : il n'a pas encore perdu la douceur du miel qu'il contenait, il retient encore quelque chose de l'odeur des fleurs dont il a été recueilli ; sa couleur, sa figure, sa grandeur, sont apparentes ; il est dur, il est froid, on le touche, et si vous le frappez, il rendra quelque son. Enfin, toutes les choses qui peuvent distinctement faire connaître un corps se rencontrent en celui-ci.

Mais voici que, cependant que je parle, on l'approche du feu : ce qui y restait de sa saveur s'exhale, l'odeur s'évanouit, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s'échauffe, à peine le peut-on toucher, et quoiqu'on le frappe, il ne rendra plus aucun son. La même cire demeure-t-elle après ce changement ? Il faut avouer qu'elle demeure et personne ne le peut nier. Qu'est-ce donc que l'on connaissait en ce morceau de cire avec tant de distinction ? Certes ce ne peut être rien de tout ce que j'y ai remarqué par l'entremise des sens, puisque toutes les choses qui tombaient sous le goût, ou l'odorat, ou la vue, ou l'attouchement ou l'ouie, se trouvent changées, et cependant la même cire demeure.

Peut-être était-ce ce que je pense maintenant, à savoir que la cire n'était pas ni cette douceur de miel, ni cette agréable odeur de fleurs, ni cette blancheur, ni cette figure, ni ce son, mais seulement un corps qui un peu auparavant me paraissait sous ces formes, et qui maintenant se fait remarquer sous d'autres. Mais qu'est-ce, précisément parlant, que j'imagine, lorsque je la conçois en cette sorte ? Considérons-la attentivement, et éloignant toutes les choses qui n'appartiennent point à la cire, voyons ce qui reste. Certes il ne demeure rien que quelque chose d'étendu, de flexible et de muable. Or, qu'est-ce que cela : flexible et muable ? N'est-ce pas que j'imagine que cette cire, étant ronde, est capable de devenir carrée, et de passer du carré en une figure triangulaire ? Non certes, ce n'est pas cela, puisque je la conçois capable de recevoir une infinité de semblables changements et je ne saurais néanmoins parcourir cette infinité par mon imagination, et par conséquent cette conception que j'ai de la cire ne s'accomplit pas par la faculté d'imaginer.

Qu'est-ce maintenant que cette extension ? N'est-elle pas aussi inconnue, puisque dans la cire qui se fond elle augmente, et se trouve encore plus grande quand elle est entièrement fondue, et beaucoup plus encore quand la chaleur augmente davantage ? Et je ne concevrais pas clairement et selon la vérité ce que c'est que la cire, si je ne pensais qu'elle est capable de recevoir plus de variétés selon l'extension, que je n'en ai jamais imaginé. Il faut donc que je tombe d'accord, que je ne saurais pas même concevoir par l'imagination ce que c'est que cette cire, et qu'il n'y a que mon entendement seul qui le conçoive ; je dis ce morceau de cire en particulier, car pour la cire en général, il est encore plus évident.

Or quelle est cette cire qui ne peut être conçue que par l'entendement ou l'esprit ? Certes c'est la même que je vois, que je touche, que j'imagine, et la même que je connaissais dès le commencement. Mais ce qui est à remarquer, sa perception, ou bien l'action par laquelle on l'aperçoit n'est point une vision, ni un attouchement, ni une imagination, et ne l'a jamais été, quoiqu'il semblât ainsi auparavant, mais seulement une inspection de l'esprit, laquelle peut être imparfaite et confuse, comme elle était auparavant, ou bien claire et distincte, comme elle est à présent, selon que mon attention se porte plus ou moins aux choses qui sont en elle et dont elle est composée." (Méditations métaphysiques, 1641, méditation II, Garnier p. 423 - 424).

Ainsi, toute perception est pensée ou langage, ce qui revient au même. C'est là un point central de la philosophie du Tantra, sans lequel il n'y a pas de Tantra. 

J'ajouterai en passant que cette place essentielle de la Parole est un point partagé par toutes les cultures indo-européennes, voire par toutes les cultures. Pas d'expérience sans parole, même s'il existe bien des nuances et des faces de cette Déesse.

mercredi 28 avril 2021

La science n'observera jamais la conscience, mais...


Il est impossible d'observer la conscience. Car la conscience est le sujet, tandis qu'observer à la manière scientifique implique un objet. 

Or le sujet ne peut devenir objet sans cesser, par là-même, d'être sujet. Si la conscience devient objet de conscience, elle n'est plus conscience. Quelle est, en effet, le trait propre à la conscience et sur lequel tous s'accordent ? - Manifester. La conscience est le fait de manifester un objet. Mais de manière radicale, sans jamais devenir ce qu'elle manifeste. En fait, la conscience est à la fois l'agent de cette manifestation et l'action de manifester. Et elle est peut-être cela même qui est manifesté. Mais du moins, elle est assurément "cela qui manifeste". Elle se manifeste en tant que ce qui est manifesté, mais elle ne se réduit jamais à ce qui est manifesté, quelque soit la complexité ou la grandeur de ce qui est ainsi manifesté. 

La conscience ne peut être objet, car la définition (ou l'essence) de la conscience, c'est justement de manifester l'objet. Et la définition de l'objet, c'est justement d'être manifesté et de ne pouvoir se manifester par soi. 

Par conséquent, rechercher la conscience dans les objet, c'est chercher un cercle qui serait un carré. C'est impossible. Et donc, je prédis que la science moderne n'observera jamais la conscience. Les ondes électriques, les fréquences, les longueurs, les résonnances, les ensemble de neurones, les décharges chimiques coordonnées, les zones cérébrales interconnectées : ce ne sont là que des objets manifestés par la conscience, à la conscience, qui se cherche ainsi dans ce qu'elle n'est pas et ne peut pas être. Quelque soit la puissance de résolution des instruments, on n'observera jamais que des objets. Quelque soit la subtilité de ces objets, ils ne seront jamais que des... objets. 

Le miroir ne sera jamais un reflet. Certes, les reflets "reflètent" quelque chose du miroir, de sa qualité, de sa netteté. Mais il serait vain de chercher le miroir lui-même, tout entier, dans un reflet particulier. 

En un sens, la conscience se retrouve bien dans chacun des objets qu'elle manifeste, car elle ne se divise point en se manifestant. Mais, même ainsi, elle demeure entièrement de l'ordre du sujet. Sa présence totale "dans" l'objet n'est pas spatiale, mais signifie seulement ceci que, en manifestation l'objet délimité, la conscience ne devient pas pour autant délimitée, ni multipliée.

La science, en revanche, peut trouver des corrélations objectives de la conscience. Les spiritualistes objecteront que corrélation n'est pas causation, et qu'en multipliant ces corrélations et en augmentant leur précision jusqu'à pouvoir reconstituer sur un écran ce que "voit" un cerveau, la science n'avance pas d'un poil vers une observation directe de la conscience.

Cependant, force est de constater que ces corrélations on des effets spectaculaires. C'est bien pourquoi les spiritualistes eux-mêmes prennent grand soin de leur cerveau et de tout ce qui va avec. En outre, tout se passe comme si cette progression des corrélations avançait, "de façon asymptotique", vers une identification du cerveau et de la conscience. Enfin, et c'est le plus important, le cerveau n'est peut être pas la cause de la conscience, mais il semble en être une condition nécessaire. Je peux bien clamer que je ne suis pas l'eau que je bois : reste que sans eau, je meurs. L'impossibilité d'observer la conscience permet de maintenir les matérialistes à une marche du sommet du podium. Mais, tant que les spiritualistes n'auront pas montré que la conscience peut ne pas être corrélée à un cerveau, le match restera nul. 

Ce qui permettrait donc de faire progresser la connaissance, c'est-à-dire de départager les hypothèses, serait soit, de produire une conscience à partir d'un objet matériel, soit d'apporter une preuve incontestable d'une conscience sans aucun corrélat objectif. 

L'extase inaperçue

Carl von Bergen


Selon le Tantra, le plus intime de toute expérience est l'extase. Nous sommes dans une extase que nous se sentons pas, faute d'attention. Or, ce manque d'attention vient d'une croyance fausse selon laquelle l'expérience serait le plus souvent banale, neutre, fade, voire ennuyeuse, et qu'elle consisterait en un bavardage incessant. L'ultime vérité de l'expérience serait donc que le monde est étranger à mon expérience, à mon être. L'expérience oscille entre souffrance et morne plaine.

Voilà pourquoi le Tantra s'attache à corriger ces croyances. Par exemple, la croyance que l'expérience, en général, la "vie", l'"existence", être soi, sont choses insipides. Au contraire, le Tantra montre que l'expérience, ou la conscience, sont toujours extase, émerveillement, jouissance absolue :

pūrṇa iti : nīlādyasaṃkocito yo'haṃbhāvākhyo vimarśas, tatsvabhāve yaś, camatkāra ānandātmā paramo bhogaḥ, tasya yā āpattiḥ prāptiḥ.

"La pleine réalisation" : elle est pleine, car elle est ce que l'on appelle 'la sensation de soi', sensation qui n'est pas contractée par les (contenus de cette sensation), comme par le bleu, par exemple. Elle est réalisation de sa nature propre qui consiste à (ne jamais être contractée par son contenu). Elle est donc délectation émerveillée, elle consiste en félicité, elle est l'ultime jouissance." (Abhinavagupta, Vivritivimarshinî, vol. I)

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Abhinavagupta décrit ici la "réalisation" spirituelle. Celle-ci ne consiste pas à atteindre un lieu ou à produire quelque chose qui n'était pas déjà présent, comme quand on va acheter du pain. 

Elle consiste plutôt à atteindre ce qui est déjà le cas, mais auquel on ne prête pas attention. La conscience s'oublie et se perd dans ses propres manifestations, sans se réaliser, sans réaliser ce qu'est cette manifestation, qu'elle prend alors pour la manifestation indépendante d'un monde étranger à elle, alors que tout est sa propre manifestation.

La réalisation consiste à reconnaître le divin dans l'expérience. Voilà pourquoi la conscience "atteint" (prâpti) la conscience : elle se met à l'unisson (âpatti) d'elle-même, de sa gloire innée. Réalisation qu'elle est cause de tout, elle cause alors une totalité nouvelle, un monde nouveau. 

Quelle est cette gloire ? Elle consiste dans la véritable sensation de soi (ahambhâva) qui n'est pas contractée par son contenu, par les objets sensibles et mentaux. Par exemple, le bleu.

D'ordinaire, l'expérience du 'bleu' comporte l'oubli de soi, de la sensation de soi. Je m'oublie dans cette perception. Et, quand je reviens à moi, je reviens au corps, à une pensée, donc à un autre contenu particulier, "contracté", et jamais à moi. Hume a raison d'observer qu'on ne se voit jamais soi-même, simple et permanent. 

Bien sûr, la véritable sensation de soi, "non contractée" par les choses, demeure. Mais comme en sommeil. "Je suis", mais je suis ceci, cela, sans aucune attention "pleine" : je deviens fragmenté, contracté à la mesure des contenus de mon expérience. Percevant le bleu, je ne suis que cela ; puis je suis joie, puis tristesse, puis expérience neutre, incolore mais fade, inerte ; puis à nouveau plaisir, puis jaune, et ainsi de suite, à une vitesse telle que j'en ai une impression de continuité. 

Mais si je prête attention à l'expérience même, à la conscience, à moi, je me dé-contracte. Car je vois, je sens, que je suis toujours plus vaste que le contenu présent. Je vois du bleu : "Je" est plus vaste que le bleu, "je" n'est pas bleu, "je" n'est confiné à rien.

En quoi est-ce "délectation émerveillée", "jouissance ultime" ? Parce qu'en réalisant que je suis plus vaste que tout, enfermé nulle part, j'entre en expansion. Or, le plaisir est expansion. Et voilà pourquoi toute expérience est extase. Je suis toujours plus vaste. La conscience est cette présence toujours plus vaste, capable de se manifester de façon limitée, certes, mais toujours plus vaste que toute limite.

C'est cela, l'extase secrète qui palpite dans l'intime de chaque être conscient. 

La conscience est contraction et expansion. 

Mais si je ne prête attention qu'à la contraction, je souffre. Si je prête attention à l'expansion, je suis dans l'extase, je m'absorbe dans l'infini qui est plus moi que moi. Ou plutôt, je me laisse ouvrir, je goûte l'eau de vie, ce mouvement en perpétuelle expansion. Le corps est ressenti comme une torche qui se répand en ondes infinies, comme autant de notes offertes au silence vivant.

lundi 26 avril 2021

Au-delà de la délivrance



nānāprakārasaṃsāraprakāśanaviśāradaḥ /
krīḍanvicitrairākārairjayatyeko maheśvaraḥ //
eko'pyanekarūpaiva vācyavācakabhaṅgibhiḥ /
sarvajñasya parā śaktirbhāsatāṃ pratibhāsatām //
śrīmatkalyāṇavapuṣaḥ śaṃbhorbhaktimupāsmahe /
yadekabhājanaṃ kāyo mokṣādapyatiricyate //

"Génial dans la manifestation
du samsâra aux modes variés,
jouant à travers les formes étonnantes,
le Maître des maîtres possède une gloire unique !

Bien qu'il soit un,
ses formes sont multiples,
à travers les vagues du sujet et de l'objet.
Puisse la Puissance suprême de l'Omniscient
briller et briller pour moi !

Nous adorons l'amour divin
dévoué au sublime corps de Shiva,
incarnation de la beauté,
corps seul digne d'adoration,
au-delà même de la délivrance !"

Jayadratha, Shiva, Pierre philosophale, Haracintâmani

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Ces trois versets inaugurent un vaste poème d'amour à Shiva, composé en sanskrit et au Cachemire au XIIe siècle.

La Conscience, l'Être universel, se manifeste spontanément et gratuitement à travers tout et en forme de tout et de tous. En cet être libre et sans clôture, unité et multiplicité ne sont pas incompatible. Il se manifeste librement, ainsi et autrement, dans les opposés et dans leur synthèse. Et cette liberté est la Déesse, la Puissance. 

Le poète suggère ici que le monde est théâtre et que le Maître des maîtres est à la fois metteur en scène et acteur, tous les acteurs. Il est tout, par libre manifestation de soi pour soi, sans séparation mais sans inertie non plus. La conscience n'est pas confinée en elle-même, contrairement aux choses.

"Puisse la Puissance suprême briller et briller pour moi" : jeu de mots sur pratibhâ "briller pour, en face de", et "génie, intelligence, intuition, inspiration" créatrice. La conscience est manifestation (bhâsâ) et intelligence créatrice (pratibhâ), deux mots qui font échos à prakâsha, Lumière et vimarsha, Conscience, et qui désignent Shiva et Shakti.

L'amour divin, bhakti, dépasse le soucis de la délivrance, car l'amour divin est l'intelligence divine elle-même, qui se réalise en tout et en tous, et qui réalise ainsi qu'elle est libre de tout créer, par-delà toute opposition entre aliénation et délivrance. Ce thème de l'amour au-delà de l'aspiration é se délivrer du samsâra est un thème central du Tantra. 

Pour la raison



 "Deux excès : exclure la raison, n'admettre que la raison". Cet avertissement de Pascal, nous l'avons oublié. Depuis plus d'un siècle, nous dénigrons la raison. Romantisme, Postmodernisme, Nuagisme : "Penser moins pour sentir plus", tel est le slogan  commun à ces courants, comme si "la tête et le cœur" se devaient une éternelle guerre.

Est-ce raisonnable ?

Je médite cette célèbre phrase de Descartes : "Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense en être si bien pourvu, que même ceux qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n'ont point coutume d'en désirer plus qu'ils en ont."

La raison est universelle. Sans cela, aucune relation n'est possible. Je tiens que raison et liberté sont essentielles à la conscience. Autrement dit, que l'une n'est point sans ces deux autres. Et Descartes a bien raison de se montrer ironique sur ce point. Tous demandent "à l'univers" et en toute humilité, plus d'abondance, de richesse, d'amour, de réussite, de "créativité". Mais nul ne demande à cet auguste mystère d'être plus rationnel. 

Pourtant, rares sont les actes, les paroles ou les pensées qui n'en manquent. Et pourtant encor, on entend partout gémir contre l'omniprésence de la Raison, comme si elle était quelque tyran maléfique. C'est que ces braves gens confondent le sabir du "management", en effet envahissant avec son jargon pseudo-scientifique, avec l'authentique raison, laquelle n'est autre que la naturelle et nécessaire faculté de mettre de l'ordre dans nos pensées en discernant le vrai d'avec le faux. Mais cela, nous le redoutons autant que nous en avons réellement besoin, car la raison contredit trop nos fantaisies et nos caprices. 

Dès lors, qui dit le contraire se voit "annulé" ("cancelled") dans la joie et la bonne humeur apparentes. 

Abhinavagupta, par exemple, affirme clairement que "la raison est l'auxiliaire suprême du yoga", tarkam yogângamuttamam. Et Utpaladeva glosa shakti par vimarsha, "pensée", jugement", apparenté à nos ratio et nos logos

Malgré cela, certaines gens qui se réclament du "shivaïsme du Cachemire" clament que cette tradition appelle au "percept", fut-ce le plus inepte, contre le "concept", fut-il le plus utile. Il faut ajouter, pour comprendre ces vanités, que "les gens" ne veulent pas savoir. Du moins, pas ce qui menace leurs lubies du moment. Nous sommes éduqués ainsi, ou plutôt, nous sommes gâtés par l'excès de savoir à disposition aux bouts de nos doigts. Plus c'est facile, plus semble-t-il une certaine paresse se manifeste. La pensée s'embourbe sur place, les mots tournent au charabia, place à la déconstruction "créatrice" : on craint même du baisse du cuicui. Une ironie du désesprit, une parmi d'autres : certains colporteurs de "shivaïsme du Cachemire" crachent sur tout ce qui est "moderne" au nom d'une tradition qui n'a rien à voir avec la tradition, et tout à voir avec le Nuagisme le plus ouvertement mercantile. 

On dénonce les prétendus excès de la raison, comme un temps on cracha sur les excès supposés du quiétisme et de la soi-disant "passiveté". Pourtant, je n'ai jamais rencontré personne - personne ! - qui souffrit de raisonner trop et bien, comme je n'ai jamais croisé la route d'aucun qui serait trop demeuré dans le silence intérieur et l'inaction divine. Mais les gens sont ainsi : ils se font des marottes redoutables, afin de se divertir des vrais monstres. Sans chercher à avoir raison, bien entendu.

dimanche 25 avril 2021

Souffler dans les conques


Togden Shakya Shri

 

Selon une croyance populaire, le Tantra comporte la pratique de la rétention spermatique. Le Tantra consiste à faire l'amour sans éjaculer.

Pourtant, je lis et j'étudie le Tantra depuis plus de trente ans. Je n'ai jamais lu ou entendu parler de cette pratique. Alors d'où vient-elle ? Du bouddhisme.

En effet, cette pratique a été rendue populaire à travers les textes de Hatha Yoga, dont la fameuse Lampe, Hathapradîpikâ, une compilation d'extrait de sources diverses, datant vraisemblablement du XVe siècle. Or, ce texte très lu, source des idées d'aujourd'hui sur le Hatha Yoga, est dérivé des idées bouddhistes, comme le prouve l'Amritasiddhi, un texte du bouddhisme tantrique. 

La confusion vient de ce que le tantrisme bouddhiste copie de très nombreux éléments du Tantra, du tantrisme shivaïte. Presque tout, en fait. En revanche, le propre du bouddhisme est d'aller "à contre courant", à rebrousse-poil. Dès l'origine, en effet, le "dharma" du Bouddha se veut un anti-dharma, une démarche littéralement contre nature, une tradition anti traditionnelle. Il s'agit de "déconstruire". Ou plutôt, de détruire, alors que pour le Tantra, il s'agit de retourner à la Source de la création afin de créer à nouveau, autrement, de manière plus complète, dans la participation d'amour et sans crainte. 

De fait, pour le Tantra, la question de la souffrance est secondaire, tandis que pour le bouddhisme, elle est centrale. Le but de ce dernier, selon une logique du "tout ou rien", est donc de supprimer toute expérience, puisque toute expérience est souffrance. Pour le Tantra, le but n'est pas la fin de toute souffrance, mais la liberté : participer à l'activité divine. Certes, certains traditions shivaïtes parlent aussi de "la fin de la souffrance" (duhkhânta) et de l'"extinction" (nirvâna), mais c'est une concession à l'influence bouddhiste.

Et donc, le bouddhisme, même celui du Mahâyâna qui a pourtant considérablement évolué, reste dans une perspective destructrice par déconstruction des activités vitales ; dont l'activité sexuelle. D'où des exercices bizarres pour récupérer son sperme une fois éjaculé. Des yogis s'entrainent à introduire un tuyau dans leur pénis afin de pomper, tels des Sâdhouks (sâdhakas ?), divers liquides, de plus en plus lourds et denses, jusqu'à pouvoir aspirer du mercure liquide. J'ai lu des articles, jamais publiés, sur des études de terrain faites dans les années soixante-dix au Bengal, terre bouddhiste s'il en fut. L'idée est que la substance la plus précieuse du corps (ojas) est le sperme. Le sperme est stocké dans le cerveau. Mais à cause du désir et des femmes, créatures redoutables autant que vicieuses, ennemies de la Destruction de la souffrance, l'Homme perd son sperme. Il doit donc pratiquer des méthodes forcées (=hatha-yoga) pour bloquer et inverser ce processus naturel, samsârique. Le sang féminin doit disparaître, remplacé par le sperme masculin. Le yogi devient alors immortel, ou presque. Les femmes ne sont plus un danger pour lui, il n'a plus besoin de se laver et ses cheveux blancs disparaissent. C'est une stratégie d'utilisation du féminin pour vaincre le féminin, "détruire le mal par le mal". 

On croira peut-être que ces pratiques ont disparues. Mais non. Elles sont toujours au cœur de la tradition tibétaine. Se nourrir de l'énergie féminine pour battre ces vampiresses à leur propre jeu est toujours d'actualité. Bien sûr, il n'est pas question de violenter ses partenaires, mais de les séduire, de les magnétiser, de les subjuguer (rites de vashîkarana) par des moyens magiques, en faisant appel à la puissance des Bouddhas paternels. Il faut ruser pour attirer le féminin et extraire son nectar, pour ensuite "dompter les êtres", les libérer par la séduction ou, à défaut, par la domination sexuelle ou en les tuant par des rituels magiques. 

En tous les cas, la femme n'est qu'un instrument au service de l'Homme. Sauf exception, une femme ne peut devenir un Bouddha. Elle doit attendre la mort et sa renaissance dans un corp masculin, où elle pourra atteindre l'Eveil infini. Son pénis disparaîtra alors, sauf pour violer les Déesses des Dieux de ce monde tels que Shiva ou Vishnou. De cette manière, les Bouddhas "domptent" les êtres impurs et viennent à bout du féminin.

Dans la bio légendaire d'un yogi du XIXe siècle, Togden Shâkya Shrî, on peut encore lire ceci :

Les disciples de ce yogi "étaient guidés à travers les Six Yogas de Naropa" [une sorte de collection de Hatha basée sur la maîtrise du sperme]... Ils étaient comme des Lotus Blancs... Ils pouvaient souffler dans une conque avec leur pénis indestructible et pouvaient pomper un verre d'eau entier, ainsi que du lait, à travers leur urèthre. Ensuite, ils le recrachaient par la bouche ou par le nez." (Togden Shakya Shri, The Life and Liberation of a Tibetan Yogin, p. 139).

Par la bouche ou par le nez, comme vous voudrez. Pomper ou souffler, vous avez aussi le choix. Shadoks ou mélomanes, le bouddhisme tantrique est accueillant.

Ces pratiques Hatha Yogiques anti naturelles, misogynes et franchement barrées sont donc issues du bouddhisme, entre superstitions et techniques loufoques. Nous les avons confondues par erreur et par ignorance, tout comme nous avons pris le "yoga" de Patanjali pour le yoga. Mais aujourd'hui, les choses commencent à changer et il est temps de remettre en question le prétendu "yoga" enseigné dans des milliers de studios à travers le monde. 

Bien sûr, il à a des enseignements précieux dans le bouddhisme tantrique, comme ceux de la Mahâmudrâ et le dzogchen. Shakya Shri a d'ailleurs enseigné une pratique sexuelle combinée au dzogchen qui ne manque pas d'intérêt. Cependant, le yoga tantrique, le yoga du Tantra, reste à découvrir. Quel est sa vision de la Nature ? de la femme ? du corps ? de la souffrance ? J'en ai partagé l'essentiel dans mon livre Les Quatre yogas, mais il reste encore bien des trésors à sortir de l'ombre et à partager. 

Bien évidemment, je respecte absolument ceux qui aspirent à souffler dans les conques...

Méditation gnostique


 

L'Evangile de la vérité décrit notre monde, imitation de la Plénitude, mais engendrée par une entité jalouse du vrai Père et de la Mère véritable :

"Ainsi était-on dans l'ignorance du Père, puisqu'il est celui qu'on ne pouvait pas voir". 

La Source invisible, en effet, est au-delà de l'entendement et du langage. A la faveur de cette transcendance, le faux Dieu, l'usurpateur, a pu créer son illusion, véritable prison pareille à un cauchemar :

"Parce qu'il y avait de l'angoisse, du désarroi, instabilité, indécision et division, il en résultait maintes illusions, opérantes à cause de cela, ainsi que de vaines désinformations. 

Tout comme si des gens s'éteint endormis et s'étaient retrouvés au milieu de rêves déroutants - ou il y a quelque endroit qu'ils s'efforcent en hâte d'atteindre, ou ils sont incapables de bouger, alors qu'ils sont à la poursuite de certaines personnes ; ou ils s'engagent dans une rixe ou sont-eux-mêmes roués de coups, ou ils tombent des hauteurs ou sont aspirés en l'air, sans avoir d'ailes. Parfois encore, c'est comme si certains tentaient de les assassiner, sans que qui que ce soit ne les poursuive, ou comme si eux-mêmes avaient tué leurs proches, car ils sont souillés de leur sang - jusqu'au moment où se réveillent ceux qui sont passés parmi toutes ces choses. Ils ne voient rien, ceux qui se trouvaient pris dans toutes ces affaires déconcertantes, puisqu'elles n'étaient rien. 

De même, il en est ainsi de ceux qui ont écarté d'eux-mêmes l'ignorance, tout comme on écarte le sommeil, sans lui attribuer une valeur quelconque ni non plus considérer ses réalisations comme des réalisations solides, mais ils les ont dissipées, comme on dissipe un rêve nocturne. 

Et la connaissance du père, ils l'ont estimée, puisqu'elle est la lumière. C'est comme si chacun avait agi en étant endormi, au moment où il était dans l'ignorance, et c'est comme s'il s'était réveillé, en parvenant à la connaissance."

(trad. Anne Pasquier)

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Sur la base de l'ignorance, l'illusion se manifeste - une vie qui n'en est pas une, sans épaisseur ni profondeur, comme si la conscience se faisait prisonnière de sa propre surface.

Mais d'où vient cette ignorance ?

Pour le Tantra, elle est un pouvoir de la Conscience elle-même. C'est elle-même qui s'oublie, qui s'exclut, puis qui se manifeste à elle-même en oubliant que c'est là sa propre manifestation.

Le Mal omniprésent dans l'univers est du à cet aveuglement primordial. Selon le mythe gnostique, notre monde a été créé par le faux Dieu, celui d'Abraham et de ses serviteurs esclaves. Comme il n'est qu'une piètre imitation motivée par la jalousie et l'avidité, il est plein de mort et d'ombres. Cependant, d'un autre point de vue plus vaste, même cette prison de ténèbres est enveloppée dans la Plénitude et fait partie de son économie mystérieuse. 

Le monde n'est pas parfait. La nature n'est pas parfaite. Elle est comme un vitrail sali qui déforme la lumière. Il y a certes des couleurs, des éclats et des reflets de la Lumière originelle, mais le tout est souillé par la trahison du faux Dieu, incarnation cosmique de l'ego. A cause de sa démesure, tout est beau, oui, car tout vient de la Beauté. Mais aussi, tout est souillé, à divers degrés, jusque dans les moindres détails, par sa méchanceté maladroite. 

Voilà pourquoi le spectacle de la Nature nous trouble tant : A la fois beauté ineffable, et en même temps, souffrance indicible. Comme si nous savions que quelque chose n'allait pas. 

Voilà pourquoi tout nous émerveille, et en même temps, tout nous attriste. Nous sentons l'étonnement et la tragédie tout ensemble. Nous sentons la Puissance, mais aussi une blessure, sur laquelle nous ne parvenons pas à mettre de mots. La Nature éveille en nous le souvenir d'une perfection, et pourtant nous savons que, dans la Nature, quelque chose cloche. La mort, la perversion, la domination, la souffrance sans fin. La créativité à l'œuvre dans le monde semble être une Puissance, mais une Puissance pervertie. La création est bonne en sa racine, mais elle paraît avoir dévié vers une jouissance malsaine, où l'on ne peut vivre sans tuer, de sorte de le bon et le mauvais semblent ici inséparables.

Selon certains, le mauvais est nécessaire : pas de bon sans mauvais, pas de vie sans mort. Pourtant, nous sentons au fond de nous que ces raisonnement sonnent aussi faux. Non, la souffrance de la proie n'est pas nécessaire à la vie. Bon et mauvais ne sont pas deux bras sortis de la même source.

Notre vie est alors de nous tourner vers la Lumière. La récolter, la butiner telles des abeilles, nous en nourrir en tout et partout, avant de remonter vers la Plénitude originelle. Prendre soin, dans la mesure de nos forces.

Dans le Tantra, nous retrouvons ce même message. Il y a une création première, pleine et pure, où tout existe en harmonie avec tout, sans rien de mauvais. Puis un équilibre est rompu. La mesure est dépassée, le secret d'une extraordinaire synthèse est oublié. Et un faux Créateur intervient. 

Certes, tout cela est englobé dans une économie plus vaste, celle de la Conscience universelle. Mais nous sommes dans la Mâyâ, l'oubli presque total du tout originel. Nous sommes dans le fragmenté, l'incomplet, dans la contraction. Et nous sommes, dit le Tantra traditionnel, dans la peur. Car l'ignorance engendre la peur, omniprésente. Et la peur, ajoute le Tantra ésotérique, engendre les religions et les morales imparfaites, les mœurs et coutumes, imitations grotesques de l'intelligence morale innée.

Nous nous sentons alors frappés de nostalgie. La symphonie a laissé place à la cacophonie. Nous sommes d'autant plus confus que nous goûtons toujours le bon et le beau. Mais ils sont désormais déformés, tant il est vrai que le mauvais s'insinue partout, diviseur, mauvais joueur et sournois. Il agit pour gâcher, en contrefaisant le vrai bien, la beauté réelle.

Le remède est l'intelligence innée, la foi dans le "je suis", la sensation d'être, profonde, frémissante, vivante, la Mère envoyée au cœur de la prison pour délivrer les étincelles de lumière et, peut-être, pour sauver la prison elle-même en la soignant autant qu'il est possible. Car le mauvais n'est que l'ombre du bon. Et l'ombre n'est rien en dehors de la lumière. Elle n'est jamais absolue, sans quoi elle ne serait pas même visible comme ombre. Le mauvais n'est qu'une voie dissonante, qui certes nous murmure de l'intérieur, mais qui est vouée à disparaître au Jour de la vraie clarté. Les fausses divisions s'évanouiront dans l'ultime non-dualité, où unité et dualité sont réconciliées, où identités et différences forment un seul chœur. La puissance du mauvais ne tient qu'au fil de notre obéissance. Sans notre complicité, nul asservissement n'est possible. 

Le remède est dans la sagesse confiante en la voie du "je suis je". En cette pulsation est notre salut. Pain et vin de vie, sperme et sang du Dieu et de la Déesse.

samedi 24 avril 2021

Pas de fin dans l'Infini



 Il n'y a pas de fin au progrès spirituel. En vaste largeur, en vertigineuse hauteur, en profondeur sans fond, il n'y a pas d'arrêt à l'expansion, bien que notre essence soit déjà infiniment répandue en toutes choses, elle qui est la Source de toutes choses.

Quand une pierre coule dans un océan sans fond, elle ne cesse jamais de couler. Son mouvement n'a pas de terme. 

"Comme ce qui est cherché ne comporte pas en soi de limite, ce qui a été découvert devient chaque fois pour celui qui monte le point de départ de découvertes plus hautes. Ainsi celui qui s'élève ne cesse jamais d'aller de commencement en commencement, par des commencements qui n'ont jamais de fin."

Grégoire de Nysse, VIIIe homélie sur le Cantique des cantiques

Ces "commencements" sont les plongées dans le Désir pur, la vibration cordiale, la sensation viscérale d'amour et de félicité, le "je suis" vivant.

Ainsi tout est toujours déjà donné, et pourtant tout n'est jamais vécu en son total.

"Les pays du yoga sont étonnement". Les demeures et pièces du Château sont innombrables. Quoi que nous ayons senti, goûté et connu, il reste toujours et à jamais infiniment davantage à sentir, goûter et connaître.

Il y a bien des consommations et des consumations au contact de la vive flamme. Mais le phénix ne cesse de renaître pour mieux être ravi par la douce brûlure.

vendredi 23 avril 2021

La Main de Shiva



 La tradition du Tantra transmet des initiations dites "libératrices". En gros, il y a deux initiations : l'initiation régulière qui purifie l'âme et l'initiation spéciale, dite "du fils" ou "du Nirvâna", qui libère l'âme en l'unissant à Shiva.

Dans ce rite d'initiation, l'un des moments les plus importants et les plus anciens (car ces rites ont évolués) est celui de la "Main de Shiva".

Abhinava le décrit ainsi en bref, dans son Essence des tantras (Tantrasâra, XIII) :

tataḥ svadakṣiṇahaste dīpyatayā devatācakraṃ [pūjayitvā vāmapāṇineti śeṣaḥ] pūjayitvā taṃ hastaṃ mūrdhahṛnnābhiṣu śiṣyasya pāśān dahantaṃ nikṣipet 

"Le maître doit, avec sa main gauche, adorer la roue des divinités éveillées dans sa main droite, puis il impose cette main sur la tête, le cœur et le nombril du disciple, brûlant ainsi ses liens".

Et dans la Lumière des tantras (Tantrâloka), il explique :

śivahastavidhiṃ kṛtvā tena saṃpluṣṭapāśakam |
śiṣyaṃ vidhāya viśrāntiparyantaṃ dhyānayogataḥ ||

"Le maître brûle d'abord les liens
du disciple par le le rite de la Main de Shiva
jusqu'à l'apaisement ultime,
en visualisant (le Feu de la conscience
qui consume les liens du disciple)."

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Les "liens" ainsi "consumés" par le feu de la conscience en éveil sont les trois souillures, les trois croyances qui contractent l'âme, c'est-à-dire la Conscience universelle : 

la croyance au bien et au mal, la croyance en l'existence d'une réalité extérieure à la conscience et la sensation d'être incomplet, imparfait. Cette dernière "pollution" est la plus subtile et antérieure au mental ; elle est inconsciente, en un sens. 

Comme on voit, c'est la Conscience sous la forme du "maître" qui réveille la Conscience sous la forme du "disciple". Comme l'explique ailleurs Abhinavagupta, le but de ce rite est d'anéantir la croyance en une différence entre conscience universelle et conscience contractée, car la contraction est aussi "conscience". La Tradition est l'anéantissement de la croyance en la séparation entre initié et profane.

Par conséquent, seule la Conscience peut éveiller la Conscience. Le karma, le mérite, les bonnes actions, la pureté morale, les pratiques antérieures, etc. n'entrent pas en ligne de compte. La grâce est la liberté de la Conscience divine. Tout obéit à elle, elle n'obéit à rien. Aucune règle ne la détermine, c'est elle qui détermine toutes les règles. "A quoi bon une lampe pour éclairer le soleil ?" Les pratiques, les techniques et les règles ne valent que pour celles et ceux qi y croient, selon Abhinavagupta. Pour qui n'aspire qu'à la liberté, il y a liberté.

Le rite de la Main de Shiva est l'acte par lequel la Conscience s'éveille librement de son propre jeu d'oubli. 

Après ce rite, le maître, la maîtresse et leurs disciples, hommes et femmes, boivent le vin consacré ainsi que le pain mystique (caru). 

Ces deux rites, celui de la Main et celui du Pain et du Vin sacrés, sont le cœur de l'initiation dans le Tantra ésotérique Kaula, la cérémonie qui introduit l'individu à la nature divine de toutes choses.

Comme on le voit, cet acte est assez simple. Des pratiques supplémentaires ne sont requises que si le disciple demeure insensible. En effet, dans cette tradition, la plus intime du Tantra, le disciple n'est pas censé rester passif. Quand il "voit" le Mantra, c'est-à-dire à travers ces rites de la Main, du Pain et du Vin, il doit être littéralement touché par la grâce, envahi par l'énergie divine. Autrement, il est renvoyé à des pratiques de purification. Ou bien il est, plus simplement encore, renvoyé à ses pratiques religieuses antérieures, car il est peut-être destiné à rester profane en cette vie. Tel est le jeu  de la Conscience.

jeudi 22 avril 2021

Un autre nectar



yo yaṃ bodharasasphāra ca sītkāra rasottaraḥ |

svasvatantraikacicchīla dīpti dīpitadīpanaḥ |

ekāneka kalākālā kalitotīvakaścana |

anāśritatayābhāta camatkāra rasottaraḥ |

"Cette expansion du nectar de l'éveil,

ce soupir, au-delà même de ce nectar/ ce nectar supérieur,

cette beauté de la conscience unique

libre en elle-même,

cette lumière, à la fois excitée et excitante,

une et multiple, énergie intemporelle,

ce mystère incompréhensible,

cet ineffable manifesté absolument,

cet émerveillement, est le nectar suprême."

Le Jeu de l'énergie du désir (Kâmakalâvilâsa)

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Ces paroles décrivent l'expérience de l'éveil dans le contexte du Sacrifice primordial (âdiyâga), le rituel secret Kaula. Chaque mot a un double sens : description de la conscience et description du désir. 

En effet, le grand point de la tradition Kaula est que l'absolu est conscience et désir. Conscience unique, désir unique. Conscience indifférenciée, désir indifférencié, conscience universelle, désir universel, conscience sans objet, désir sans objet, conscience une, désir...

Le "soupir" (sîtkâra, litt. "faire sssss..." ou "sh..." en inspirant) est la manifestation du désir, de l'absolu. Selon la tradition secrète, il est le Mantra suprême, le plus puissant de tous. S'absorber en lui, c'est s'absorber dans le désir primordial, en l'absolu divin, ultime, la Source universelle. Cette onomatopée désigne, dans la culture indienne (et pas seulement dans le Tantra) l'expression du plaisir, du désir, de l'excitation, de l'essence du désir (kâma-tattva) qui est l'absolu, la puissance infinie, la Conscience universelle.

mercredi 21 avril 2021

Deux défauts spirituels



"Il ne faut être ni présomptueux ni pusillanime : deux défauts qui viennent, l'un de ce que l'on compte trop sur soi-même ; l'autre de ce que l'on ne compte pas assez sur Dieu.

La pusillanimité vient d'un manque de foi ;

la présomption, de ce que l'on ne se connait pas soi-même.

Le remède à ces deux défauts est de regarder Dieu comme l'unique principe de notre force.

Comment serons-nous présomptueux si nous sommes convaincus que toute notre force nous vient d'ailleurs ?

Comment serons-nous pusillanimes si nous croyons comme nous le devons, que notre force est la force même du Tout-puissant ?"

Jean-Nicolas Grou, Manuel des âmes intérieures

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"Présumer de ses forces", c'est croire que nous sommes forts de notre force propre, naturelle. C'est s'approprier l'expérience, la vibration, la magie. Or, nous savons au fond de nous combien nous sommes faibles. S'approprier la force, c'est s'en faire le gérant et devoir en répondre, rendre possible sa perte. C'est donc se rendre anxieux, crainte qui va perdre cette expérience...

Être pusillanime, hésitant, frileux, c'est manquer de foi dans la force unique, plus vaste que toute personnalité, que tout personnage auquel nous pouvons nous identifier sur le moment. C'est manquer d'audace aussi. Ce sont là deux obstacles dans la vie intérieure. J'ai une bonne "expérience" : je m'en attribue le mérite, ou je l'attribue à un autre être limité, telle substance, tel karma ou je-ne-sais-quoi d'autre. Être pusillanime, c'est se retenir, se garder, calculer, c'est être "mercenaire", négocier son "éveil", sa pratique spirituelle. Alors qu'il faut sauter. 

Quand le vide se met à vibrer



 Rilke chante, inspiré par on ne sait quel mystère :

"Est-ce en vain qu'on raconte que jadis, dans la plainte chantée pour Linos,

une musique audacieuse, la première, traversa la rêche fixité,

et qu'alors seulement, dans l'espace effrayé, d'où soudain s'échappait

pour toujours un jeune homme quasi divin,

le vide se mit à vibrer,

de cette vibration qui maintenant nous emporte, nous console, nous aide."

Rilke, Première élégie de Duino, trad. Lefebvre

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Linos, fils de la Muse Calliope fut, dit-on, le plus grand joueur de lyre de tous les temps, tué par Apollon ou Héraclès.

L'espace, sans la Vibration (spanda), sans conscience, sans émerveillement, demeure "rêche", morne, stérile (sushka en sanskrit), aveugle et, à vrai dire, n'accède même pas à l'absence, car l'absence présuppose encore le cri muet, l'étonnement (camatkâra) "Ah, il n'y a rien !" 

Or, l'espace qui ne vibre pas, solide pour ainsi dire, se sent rien. Il peut donc bien tout accueillir, il n'en sait rien, il n'en sent rien. Il n'est pas encore - ou plus - capacité, puissance et pouvoir. Il n'est pas néant. Il est l'indicible par défaut, ce Multiple pur qu'évoque Proclus, le terme ultime des débordements de l'Un, ce dernier étant l'ineffable par excès. Certes, il échappe, mais par manque d'unité, ou plutôt par manque de sensibilité dirai-je, avec Abhinavagupta. Cet espace n'a pas de cœur, ce cœur battant qui, seul, "nous emporte, nous console, nous aide".

Espace et miroir illustrent la Conscience universelle. Mais partiellement, tant il est vrai que comparaison n'est pas identification. Le grand miroir universel, cœur de tout, possède lui-même un cœur, âme de l'âme, âme des âmes, vie de toute vie.

L'espace, n'en déplaise, est "fixe", déterminé ; non par son ouverture accueillante, mais par son défaut de conscience, de ce pouvoir de frémir qui anime les libertés, qui fait l'imprévisible et l'évolution - qui fait l'Histoire. Il n'en sait rien. Mais justement, dans le "savoir" gît le cœur, la braise précieuse entre toutes. L'espace est "fixe" : il n'est que ce qu'il est. Dès lors, l'espace reste déterminé, délimité. Sa simplicité est close, et Pascal à eu raison de célébrer la supériorité de la "pensée" sur l'espace, car l'espace dépasse certes, mais il n'en sait rien. L'espace conscient, en revanche, n'est pas seulement ce qu'il est. Il n'est pas seulement ceci ou cela, mais pouvoir inépuisable de s'épancher en un ceci, en un cela, en leur séparation, en leur réunion, puis en leur annulation simultanée. L'espace conscient, "clairière" de l'être, n'est pas clôture, le Soi n'est pas pure identité, mais bien pouvoir de se réaliser sans jamais être confiné. Il est ce qui échappe en manifestant, tout l'opposé de l'espace qui, malgré son absence de limites, demeure foncièrement limité par son inertie. 

"Quand l'espace se met à vibrer". Cette main-là, posée ici, n'est rien. Puis un je-ne-sais-quoi l'anime, avant tout mouvement visible. Là s'entrouvre la chambre nuptiale. La lyre se met à chanter, n'en déplaise à A-pollon, à cette caricature de l'Un que l'Un reste trop souvent dans nos spiritualités.

Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais déjà trouvé




"L'Ami dit à l'Aimé : "Toi qui emplis le soleil de splendeur, emplis mon cœur d'amour !" L'Aimé répondit : "Sans la plénitude de l'amour, tes yeux ne seraient pas en larmes et tu ne serais pas venu jusqu'à ce lieu pour voir ton amant."

Raymond Lulle, Livre de l'Ami et de l'Amant, vers 1280, écrit à Montpellier et traduit de l'Occitan par Patrick Gifreu, « En 1314, il s'embarqua pour une nouvelle expédition en Afrique du Nord. Mais peu après son débarquement à Bougie, il fut lapidé par les habitants et mourut en martyr, victime de ses blessures » (wipkipédia)

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Autrement dit, la douleur de la séparation est la preuve de l'existence d'une union encore plus profonde que ce sentiment de séparation. 

La conscience de l'ignorance est le signe d'une connaissance primordiale. 

L'insatisfaction, le désir, sont la manifestation d'une plénitude.

L'impression d'être distrait vient d'une présence qui ne faillit jamais.

Le sentiment d'être perdu est l'appel d'une certitude viscérale.

L'inconscience apparente est une conscience toujours déjà présente.

Le pressentiment d'être esclave est l'acte d'une liberté antérieure à tout aliénation comme à toute libération.

"Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais déjà trouvé". 

Toute séparation présuppose une union. 

La dualité est déploiement d'une unité.

lundi 19 avril 2021

L'absolu est-il néant ?


"'Je suis' est l'Illusion primordiale (mûla-mâyâ)."
Siddharâmeshvar, Amritalaya, p. 196

Selon ce philosophe, maître de Nisargadatta, l'état de conscience 'je suis' est la mère de tous les maux : le corps, le monde, etc. Il est certes félicité, il "existe toujours' (id.), mais il est le germe de toutes les souffrances. Au-delà se trouve l'absolu, sans identification au corps (sans 'ignorance') et sans 'je suis' (sans 'connaissance'). Sans rien, en fait. L'absolu est pour lui le néant, qu'il nomme parfois 'awareness', mais c'est une conscience qui n'est consciente de rien, une conscience inconsciente, vide, inerte, immobile, immuable comme l'espace. Le 'je suis' est dualité, il est une 'impulsion' féminine, une diminution de la perfection du néant.  L'absolu est absolu quand il ne connaît rien et ne se connaît pas. 
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Ce discours, que j'essaie de reconstruire en bref - car il est, il faut le dire, assez confus et basé sur un vocabulaire dont les équivalents dans la langue d'origine, le marathi, ne sont pas clairs - est peu convaincant. Il me rappelle ce sujet de philosophie : "La conscience est-elle le malheur de l'homme ?" Siddharâmeshvar et Nisargadatta répondraient certainement "oui". La conscience - le pouvoir de prendre conscience, de savoir, quelque soit ce savoir - est un mal, la racine de tous les maux. La conscience, c'est-à-dire l'expérience, toute expérience. Cette doctrine revient aux philosophies pessimistes de l'Inde ancienne, qui considèrent qu'il est impossible de transformer la vie, que toute vie est souffrance, et que la seule issue est dans le néant, l'extinction. Le Nirvâna est la négation du Samsâra. La négation de tout. Dieu est une illusion, la conscience est une illusion, toute expérience est une illusion, 'être, conscience, félicité', sat-cit-ânanda est une illusion. Il ne reste rien. La délivrance est l'exclusion totale. Ces philosophes admettent qu'il y a du plaisir, de la joie dans l'expérience. Mais comme il y a aussi de la souffrance, il faut s'en débarrasser. La conscience est le germe de toutes les souffrances. En particulier, la conscience devient le corps, source des pires souffrances et de l'impureté. Le verre n'est pas vide, mais il est à moitié vide. 
Cette doctrine ressemble à celle du bouddhisme ancien, à celle du Sâmkhya et surtout à celle du Nyâya, pour qui l'état absolu n'est pas un état de conscience heureuse, mais une totale absence de souffrance. Et, pour qu'il n'y a plus de souffrance du tout, il faut qu'il n'y ait plus d'expérience du tout. Plus de conscience du tout. Tant qu'il y a conscience, il y a souffrance, ne serait-ce que potentiellement. Pour ces philosophes, il n'y a pas d'émerveillement, les dieux et Dieu même sont des illusions. L'absolu n'est rien et ce rien est absence de souffrance et cette absence de souffrance est l'état le meilleur, même si ça n'est pas vraiment un état, puisque c'est le néant. 

Cela ne me semble pas convaincant du tout : 1) Si cet état est en dehors de toute expérience, comment peut-on en faire l'expérience ?; 2) Si nous n'en avons aucune expérience, comment peut-on ne serait-ce qu'en parler, et a fortiori, affirmer qu'on en a l'expérience ? N'est-ce pas une affirmation qui se contredit et se réfute elle-même ? ; 3) Cet 'état absolu' qui n'est rien est une pure abstraction, il ne correspond à aucune expérience ; s'il correspond à une expérience, alors cet état n'est pas au-delà de l'expérience ; 4) Surtout, cette doctrine aboutit à l'exclusion de tout, au rejet de la vie, au mépris du corps.  Sur une photo, on voit Siddharameshvar, une cigarette à la main, l'air totalement déprimé ; Nisargadatta affirmait aussi son mépris du corps ; il a gagné sa vie en vendant des cigarettes ; il fumait ; il est mort d'un cancer de la gorge ; quand on lui demandait pourquoi il n'arrêtait pas de fumer, il disait que le corps n'est rien, un tas d'immondices. 

En plus d'être contradictoire et abstraite, je trouve que cette vision est froide et sans amour. Cet aspect est quelque peu caché par les affirmations positives sur le 'je suis', la Conscience universelle, que l'on trouve souvent dans ces écrits. Le 'je suis' est la porte vers l'absolu, s'y plonger, c'est faire l'expérience de l'amour. Mais, selon ces philosophes, il faut passer cette porte et la refermer. Donc, finalement, il n'y a plus d'amour, plus de joie, de vérité, plus rien. D'où le célèbre verset sanskrit que je citais il y a peu : 
varaṃ vṛndāvane ramye śṛgālatvaṃ vrajāmyaham /
na ca vaiśeṣikīṃ muktiṃ prārthayāmi kadācit //
"Je préfère me retrouver chacal
dans la charmante forêt de Vrindâvana (où vécut Krishna),
mais jamais je n'aspirerai à la délivrance
des adeptes du (Nyâya) Vaisheshika !"
Gadâdhara, Muktivâda

Que signifie "être conscient" ?



 Aujourd'hui, "en conscience" est devenu une expression du langage courant.

Mais que signifie "être conscient" ?

Selon la philosophie du Tantra, la philosophie de la Reconnaissance (pratyabhijnâ), être conscient, c'est s'émerveiller. Abhinavagupta explique la stance I, 5, 13 d'Utpaladeva, dans son Commentaire au Poème pour reconnaître le Seigneur en soi (Pratyabhijnâvimarshinî) :

svātmacamatkāralakṣaṇaḥ - aham iti svaviṣayāsvādarūpaḥ | ātmā iti padaṃ vyācaṣṭe svabhāva iti | etena pratyavamarśa ātmā yasyāḥ ... | ... na camatkriyate - aham
svātmā na parāmṛśyate, na svātmani tena prakāśyate, na aparicchinnatayā
bhāsyate, tato na cetyata iti ucyate | caitreṇa tu svātmani ahamiti
saṃrambhodyogollāsavibhūtiyogāt camatkriyate, svātmā parāmṛśyate,
svātmanyeva prakāśyate.

"La conscience est émerveillement de soi-même/en soi-même. Elle est délectation en de son domaine propre par l'acte de dire "je". Le mot "Soi" désigne la nature propre de la conscience. Elle est donc ce qui a pour "Soi" la conscience de soi... L'objet, au contraire, ne s'émerveille pas, il ne prend pas conscience de soi par l'acte de dire "je", il ne se manifeste donc pas à lui-même, il ne se manifeste pas sans limites, et on dit par conséquent qu'il n'est pas 'conscient'. Paul, en revanche, s'émerveille de soi-même par l'acte de dire 'je', parce qu'il est doué du pouvoir de se manifester, de s'élancer, de commencer un mouvement. Il prend donc conscience de soi, il est manifeste à lui-même."
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Qu'est-ce qui distingue un être conscient, d'un être qui ne l'est pas ?

La capacité de s'émerveiller, de savourer, d'apprécier, de pouvoir se dire "ah, je sens cela, c'est ainsi", etc. est le propre - le "Soi" - d'être conscient.

Or, ce pouvoir d'émerveillement, cette sensibilité qui est le cœur du fait d'être conscient, est ici définit en outre comme "pouvoir" (vibhûti) de commencer (samrambha), de mettre en mouvement, de s'élancer (udyoga) et de se manifester (ullâsa). Les choses, les objets, n'ont pas ce pouvoir. En fait, les choses n'ont aucun pouvoir propre, et c'est justement ce qui les définit comme choses. Moi, je ne suis pas une chose, car je suis cet émerveillement sans limites spatio-temporelles, ce pouvoir de se manifester, de manifester, et de mettre en mouvement. Je peux "commencer" absolument, sans que ce commencement soit lui-même inséré dans une chaîne de causes et d'effets. Je suis cause absolue, commencement absolu. Je puis en faire l'expérience en posant ma main à plat sur la table, par exemple, et en la soulevant doucement. Que se passe-t-il ? Je goût à cet instant ce pouvoir de commencer absolument, pouvoir qui est le propre de la conscience, du fait d'être conscient.

C'est pourquoi la voie vers l'éveil spirituel a deux faces : une face cognitive et une face affective ou conative. D'un côté, le pouvoir de connaître, de sentir, d'agir, de savourer. De l'autre, le pouvoir d'agir, de mettre en mouvement, de commencer un mouvement, d'initier une série de phénomènes, de créer directement une chose, de me créer comme telle ou telle chose. Voie de la présence silencieuse qui se goûte comme lumière en laquelle tout advient. Et voie du désir, frémissement subtil à l'orée de tout mouvement, de toute émotion.

Ces deux aspects se rejoignent dans l'acte de dire "je", voie royale d'éveil.

samedi 17 avril 2021

Réconciliation


Ne vivre que la dualité, ne voir partout que des différences, c'est la condition ordinaire, pleine de souffrance.

Mais ne voir que l'unité, ou aspirer à ne vivre que l'unité, c'est aussi une condition incomplète et une sorte de souffrance, la souffrance d'être amputé de sa totalité.

La cause de tous les maux est bien l'ignorance. Mais qu'est-ce que l'ignorance ? L'ignorance ne consiste pas à projeter des différences là où il n'y a qu'identité. L'ignorance consiste en un état de conscience contracté, incomplet, limité. Par exemple, la conscience des différences, sans aucune conscience de l'identité de tout, est ignorance, parce qu'il lui manque cette conscience de l'identité.

Cependant, la conscience de l'identité seule, sans aucune conscience des différences, est aussi incomplète. A ce titre, la "réalisation de l'un", d'une conscience identique qui exclue toute différence, est aussi un aspect de l'ignorance. Celle-ci, au fond, consiste à réduire le Tout à l'une de ses parties.

La connaissance vraie est donc la connaissance complète. Celle-ci est la conscience de l'identité et de la différence réconciliées. C'est une non-dualité intégrale, et non une simple exclusion de la dualité. 

La vie intérieure n'est donc pas un simple mouvement du Multiple vers l'Un, ni de l'extérieur vers l'intérieur, mais un double mouvement : d'abord découverte de l'Un, puis découverte du Multiple qui émane de l'Un sans quitter l'Un ni diviser l'Un. Conscience de l'identité et conscience des différences sont donc compatibles, comme dans l'expérience quotidienne : Quand je passe l'aspirateur, j'ai conscience d'une multiplicité de différences, de détails fins, je vois les changements ; mais pour autant, ma conscience demeure identique, tout cela, "passer l'aspirateur" demeure une seule action, identique à elle-même, comme des perles enfilées sur un seul et même élan qui est une seule et même conscience, à savoir le désir de réaliser cette action de passer l'aspirateur et de rendre cette pièce-là plus propre qu'avant. 

La vie spirituelle ne consiste pas à passer de la différence (=de la dualité) à l'identité, puis à oublier les différences. La vie spirituelle consiste à passer de la conscience des différences sans presque aucune identité (ou avec une identité minimale et non reconnue, comme quand je passe l'aspirateur), à une conscience de l'identité qui semble d'abord exclure celle des différences, pour enfin revenir aux différences, mais reconnues comme une manifestation de la conscience. 

Il n'y a donc qu'une seule conscience, libre de se manifester comme identique à elle-même, comme différente, comme une ou multiple, comme unifiée ou fragmentée, comme immuable ou changeante. Mais le but de la vie consciente est la réconciliation de ces opposés. Comment ? Par synthèse : l'identité transcende les différences, mais en les incluant. Les différences manifestent l'identité, mais en l'incluant.

Les différences sont donc inclues dans la vie spirituelle, et non pas exclues. Le monde, le corps, la pensée, l'individualité et les autres formes relatives d'identité sont donc inclues. L'exclusion elle-même n'est pas exclue. Elle est l'un des pouvoirs de la Conscience, l'un de ses aspects.

La connaissance est donc bien la cause unique de la réalisation spirituelle. Mais cette connaissance, à première vue conscience de l'unité, ne s'oppose pas absolument, mais seulement provisoirement, à la conscience de la dualité. L'émergence de la conscience de la dualité est l'action. L'action est une transformation de la connaissance. La connaissance s'oppose à l'ignorance, mais elle ne s'oppose pas à l'action, car l'action est le prolongement extérieur de la connaissance. L'action est l'état de conscience où les différences se...différencient, comme une graine qui se déploie. Et ce qui se différencie ainsi, c'est l'unité. La dualité est une manifestation à l'extérieur de la conscience de l'unité. L'unité est la dualité, mais indifférenciée. Tous ces couples d'opposés forment un jeu qui nous aide à comprendre le sens et le but de la vie spirituelle. 

Il ne s'agit pas de détruire, mais de réintégrer en réconciliant. Et cette réconciliation est amour et félicité.

vendredi 16 avril 2021

Aveugles à la Lumière


 

Syméon le Nouveau théologien évoque l'illumination divine, "lumière qui éclaire tout homme" :

"Quel est ce redoutable mystère qui s'accomplit en moi ?
La parole ne peut l'exprimer, ni ma main l'écrire, la misérable, 
pour louer et glorifier Celui qui dépasse toute louange,
qui dépasse toute parole.
...
Ici, ma langue n'a point de paroles
et ce qui s'accomplit, mon intelligence le voit,
mais ne l'explique pas.
Elle contemple, elle désire le dire et elle ne trouve pas de mot.
Ce qu'elle voit est invisible,
entièrement dépourvu de forme,
simple, sans aucune composition, infini en grandeur.
En effet elle ne voit pas de commencement,
ne découvre jamais de fin
et ignore toute espèce de milieu :
comment donc dirait-elle ce qu'elle voit ?
C'est l'ensemble, récapitulé, 
à mon avis qu'on voit,
non certes par essence, mais par participation.
En effet, tu allumes un feu à un feu,
c'est le feu tout entier que tu prends,
et pourtant le feu reste, non partagé,
sans avoir rien perdu.
...
Il se lève en moi, au-dedans de mon pauvre coeur,
tel le soleil, ou tel le disque solaire
il se montre sphérique, lumineux, oui, tel une flamme."

________________________

L'inspiration platonicienne est frappante, de part en part. C'est ici le soleil de Platon qui brille, l'Intellect Paternel de Proclus, la conscience pure, solaire, sphère parfaite. La sagesse grecque continue de résonner. Pour se protéger, Syméon se disait "illettré". Mais il est manifeste qu'il avait lu les platoniciens. Il chante comme un pseudo-Denys, en véritable adepte des mystères du Soleil invaincu, dans la langue des diadoques et avec leurs expressions. 

Cette lumière, elle est déjà en nous mais nous ne la voyons pas, aveugles. Elle est toujours déjà présente. Mais, comme elle est infinie, nul n'en atteindra jamais la fin :

"...comment atteindraient-ils la fin de ce qui n'a pas de fin, dis-moi ?"

Les humains sont aveugles :

"De même en effet que les aveugles, 
alors que le soleil brille,
bien que tout entiers baignés de sa clarté,
passent leur vie hors de la lumière 
dont ils sont séparés par les sens et la vue,
de même dns le Tout (lui) la divine lumière de la Trinité,
et au milieu de cette lumière les pécheurs enfermés dans les ténèbres
sans voir, sans aucun sens divin,
mais brûlés dans leur conscience
et condamnés, connaîtront l'indicible affliction
et la douleur sans nom, pour l'éternité."

(Hymne I, trad. Paramelle)

________________________________

Ici, Syméon part bien de Jean, le plus grec des Evangiles : la lumière brille déjà. Mais il affirme que nous sommes séparés de cette lumière par les sens, alors que le Tantra pointe la lumière jusque dans les "ténèbres" des cinq sens. Nous ne sommes pas aveugles parce qu'un sens nous manque, celui de la vue, mais parce que nous ne reconnaissons pas la "Lumière divine" dans la lumière présente de la perception, de la conscience.

De là, le myste glisse vers l'Enfer. Cet hymne, le premier de son recueil, n'en finit pas d'évoquer les damnés, condamnés aux ténèbres pour l'éternité, une "douleur sans nom". Rappelons que tous les Chrétiens n'ont pas adhéré et n'adhèrent pas à ce dogme. Selon certains, tous seront "sauvés" dans la Lumière. En effet, si la Lumière est éternelle, on voit mal comment l'Enfer pourrait l'être.  

Pourtant, le corps peut être transformé en lumière :

"Je me suis uni, je le sais, également à ta divinité
et suis devenu ton corps très pur,
membre brillant, membre réellement saint,
membre resplendissant, transparent, lumineux.
Je vois la beauté, je considère l'éclat,
je reflète la lumière de ta grâce ;
et je contemple avec stupeur cette splendeur indicible,
je suis hors de moi en pensant à moi-même :
ce que j'étais, ce que je suis devenu - ô merveille !
Je prends garde, je ressens devant moi-même un respect,
une révérence, une peur, comme devant toi-même,
et je ne sais que faire, devenu tout timide,
où m'asseoir, de qui m'approcher
et où poser ces membres qui sont les tiens,
à quelles œuvres, à quelles actions, ces membres
je pourrais bien les employer, redoutables
qu'ils sont et divins.
Donne-moi de parler, et aussi de faire ce que je dis,
ô mon Artisan, mon Créateur, mon Dieu !" (II)

_____________________________________

Malgré tout cela, une vision négative du corps et de l'humanité l'emporte. Le corps est impur et les pécheurs finiront dans l'Enfer pour l'éternité. On peut se demander si Syméon n'était pas, comme le pseudo-Denys, un platonicien qui s'est fait passer pour un Chrétien afin de survivre et de transmettre. Toutefois, la vision négative du corps est platonicienne aussi.

En réalité, la Lumière éclaire tout ce qui advient, tout ce qui fleurit et se fane. Elle est  absente jusque dans sa présence et présente jusque dans son absence.

mercredi 14 avril 2021

Vie spirituelle et vie devant les écrans


 Nous passons de plus en plus de temps devant les écrans. 

D'où une sensation d'indigestion des informations et de perte de temps. En outre, nos yeux pleurent et nous avons mal à la tête.

Les civilisations humaines donnent trop d'importance au sens de la vue. Je peux donc commencer par écouter davantage et regarder moins. Remplacer les réseaux sociaux par de l'écoute. Sur Youtube, on peut écouter, autant que regarder. Substituer l'ouïe à la vue reposera les yeux et l'attention. Il existe plusieurs chaînes Youtube qui collectionnent les anciennes émissions de radio. Il y a aussi des gens qui lisent des textes, des livres, souvent des chefs-d'œuvre.

On peut aussi utiliser des applis qui "lisent" ce qui est écrit sur l'écran. En voici plusieurs. Certains sont agréables à écouter.

La connaissance des mécanismes d'addiction aux réseaux sociaux et aux vidéos peut être utile :


Pour ce qui est de la sensation d'indigestion et de vide, la question est plus complexe. Si nous avons cette sensation de "trop plein", c'est parce que nous ne trouvons pas de sens aux informations que nous recevons. Le sens, c'est l'ordre. L'ordre, c'est hiérarchie. Donc priorités. Qu'est-ce qui est le plus important ? Si je peux répondre à cette question, la sensation d'indigestion disparaîtra.

Enfin, le plus important : rester en contact avec la vibration cordiale. La vibration du cœur, cette sensation d'être qui frémit au centre de chacun, mais que nous prenons rarement le temps de savourer. C'est elle, le remède le plus important à tous nos maux, la panacée. Revenir, régulièrement, souvent, en toutes circonstances. C'est toujours possible.

Cette sensation, que j'appelle le "je suis", n'est pas une abstraction (l'idée d'être), mais un ressenti. C'est celui que l'on ressens quand on dit ou pense "je", quand on prend quelqu'un dans ses bras, quand on est sur le point d'éternuer, quand on n'arrive pas à se souvenir d'un mot... C'est comme un courant d'amour et de félicité, la Source et le Centre. C'est cet être qui, en nous, est toujours "connecté". C'est le Soi, le plus intime et le meilleur. Mais s'y plonger est une école d'humilité : en douceur. La vibration est parfois, très souvent, infiniment subtile. Privilégier l'abandon du corps et de l'esprit. Comme entrer sous une douche chaude. Pas de gestes brusques. Et garder conscience que cette école, cette pratique, n'en finira jamais. Inutile de se comparer à des idéaux hypothétiques. Soyons humbles. Mais audacieux. Plonger, souvent, partout. Devant l'écran, aussi. 

Et si je dois vraiment regarder cet écran, je vois qu'il apparaît en moi, dans le champ visuel. Mon attention se détend alors, s'élargit. Elle s'ouvre au-delà de l'écran. Ma posture se redresse, une légère aspiration par le sommet de la tête. Comme une pastille fraîcheur, un réveil, une sortie d'hypnose. Un allègement. L'écran n'est pas le monde. Le champs visuel s'étend au-delà. Et au-delà du champ visuel, le mystère de la conscience, lumière simple et libre.

Cependant, la vibration du cœur reste le plus important. "Je suis je", ressentir cette délectation intime. Ou encore, explorer le début de n'importe quel mouvement, la potentialisation du mouvement, parole ou pensée.

En bref :

- Privilégier l'écoute sur la vue.

- Trouver ce qui est le plus important, la priorité.

- Voir que l'écran apparaît limité dans le champ visuel, qui lui-même baigne dans l'infini de la présence.

- Plonger dans la vibration du cœur, pas longtemps, mais souvent.

mardi 13 avril 2021

Le Principe


 

"Le Principe (Tao), c'est ce qui remplit notre forme corporelle.

Mais les gens ne sont pas capables de le maintenir fermement.

Il part sans revenir,

il vient sans demeurer.

Comme il est silencieux ! Imperceptible à l'ouïe !

Combien impromptu, soudain présent à l'esprit !

Opaque, obscur ! Nul ne saurait le voir !

Abondant, débordant ! Lui et moi grandissons côté à côte !

Nul n'en voit la figure,

nul n'en perçoit un son,

mais il imprime un ordre à ce qu'il accomplit :

voilà ce qu'on appelle le Principe."

Maître Guan, Les Quatre traités des arts de l'esprit, L'œuvre intérieure

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"L'Esprit souffle où il veut, on ne sait d'où il vient ni où il va."

Mais : se laisser envahir, plutôt que "maintenir".

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